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L’objectivation des Carpates

4.1 Cadrage et politiques scalaires

Les récentes études sur les politiques d’échelles offrent des perspectives intéressantes pour appréhender la façon dont les acteurs interagissent pour institutionnaliser des propositions de régions de projet. Il ne s’agit cependant pas de revenir à une analyse multi-échelle ou multi-niveaux que les approches relationnelles et le concept d’agencement nous invitent justement à dépasser. Les récents travaux sur les concepts d’échelle et de cadrage offrent des perspectives nettement plus prometteuses.

Le concept d’échelle est central en géographie. Cependant, c’est égale ment un des concepts les plus difficilement définissables, tant il a été utilisé de différentes manières, parfois contradictoires. En carto-graphie, le concept d’échelle réfère au symbole placé généralement en bas de carte et qui établit le rapport entre la distance sur la carte et la distance de l’espace géographique qu’elle figure. Plus l’étendue de la surface représentée par la carte est grande, plus l’échelle cartographique est petite. En langage commun, au contraire, le concept d’échelle réfère généralement à l’étendue spatiale d’un phénomène. On dira, par exemple, qu’il s’agit d’une catastrophe à grande échelle pour signifier que l’étendue spatiale de la catastrophe est vaste. En géographie le concept d’échelle a également souvent été associé à celui de niveau, pour désigner des échelons hiérarchiques souvent administratifs (par exemple, communes – villes – cantons) et appréhendé comme «une hiérarchie spatiale imaginée verticalement emboitée» (Marston et al., 2005, p. 420). Entendu de cette façon, le concept d’échelle renvoie alors à un niveau de structuration spatiale fixe, ce que de nombreux auteurs ont jugés problématique (Howitt, 1998; Marston, 2000; Sayre, 2005). Cette confusion a incité certains au-teurs à questionner la pertinence même de l’utilité du concept en géogra-phie et de proposer «une géographie humaine sans échelle» (Marston et al., 2005) ou d’utiliser le concept d’agencement à la place (Del Biaggio, 2013).

La raison de cette confusion est à chercher, selon Adam Moore (2008), dans le fait que la plupart des chercheurs qui conçoivent le concept d’échelle comme contingent et socialement construit, l’utilisent de fait comme une catégorie existante et fixe. Pourtant, comme le souligne Adam Moore «il

n’est pas nécessaire de maintenir un engagement vis-à-vis de l’existence des échelles pour analyser les politiques scalaires» (Moore, 2008, p. 213).

Analyser les politiques d’échelles requiert d’adopter une démarche qui n’appréhende pas les échelles comme une catégorie analytique existante a priori, mais plutôt comme une catégorie de pratiques et à se concentrer sur

«les pratiques scalaires des acteurs sociaux» (Moore, 2008, p. 213), «plutôt que sur les pratiques se produisant à différentes échelles» (Mansfield, 2005, p. 468). Les géographes n’auraient-ils pas appliqué le tournant pratique des sciences sociales à l’étude des échelles? Danny MacKinnon propose ainsi de parler de politiques scalaires plutôt que de politiques d’échelles étant donné que «ce n’est pas souvent l’échelle en soi qui est le premier objet de contentieux mais plutôt des processus spécifiques et des pratiques institutionnalisées qui sont elles-mêmes différemment échelonnées» (MacKinnon, 2011, p. 21).

Considérer le concept d’échelle comme une catégorie de pratiques revient alors à se poser la question de savoir comment des acteurs engagés dans des «politiques scalaires» tentent d’imposer leur représentation du monde en construisant et mobilisant des échelles spécifiques pour façonner leurs connaissances et leurs actions, et à chercher «dans quelles narrations scalaires, les classifications et les schémas cognitifs contraignent ou permettent certaines manières de voir, de penser et d’agir» (Moore, 2008, p. 214). L’analyse en termes de politiques scalaires combinent donc à la fois production de connaissance, car les acteurs «cadrent et définissent et dès lors constituent et organisent la vie sociale» (Moore, 2008, p. 218) et perspectives (ou intentions) d’actions, car ils «cristallisent certains arran-gements socio-spatiaux dans les consciences et les pratiques dans le but de poursuivre des objectifs sociaux, politiques ou culturels» (Moore, 2008, p.

218). Politiques scalaires et politique de connaissance sont ainsi intime-ment liés (Neumann, 2009).

Dans cette perspective, le concept d’échelle offre des possibilités d’utilisation intéressantes lorsqu’il est associé à celui de cadrage pour souligner le rôle des processus cognitifs et discursifs. Le concept de ca-drage30, largement utilisé dans les disciplines de la science politique, de

30 Inspiré des travaux du sociologue Erving Goffman (1974).

la sociologie et de la géographie désigne le processus par lequel des indi-vidus, des groupes sociaux et des organisations évaluent une situation, identifient les problèmes et mobilisent des ressources pour les résoudre, notamment dans le cadre de la mise en place de politiques publiques (Snow et Benford, 1988)31. Marc Mormont définit le cadrage d’un pro-blème comme «l’ensemble des opérations par lesquelles se définissent les paramètres de sa définition, le temps et l’espace pertinents, mais aussi la place des acteurs, les intérêts en jeu» (Mormont, 2006, p. 306). De ce point de vue, une région de projet ou un système scalaire particulier peut être identifié comme le résultat de processus de cadrage. Les échelles ne sont ainsi pas «une réalité extérieure attendant d’être découverte, mais une manière de cadrer des conceptions de la réalité» (Delaney et Leitner, 1997, p. 94). Chaque proposition d’échelle trouve ainsi sa source dans un cadrage de référence construit et mobilisé par ailleurs, qu’il est important d’identifier et d’analyser. Cadrages et politiques scalaires sont ainsi des processus intrinsèquement liés, ce qui a amené certains auteurs à parler de «cadre d’échelle» ou «cadrage d’échelle»32 pour analyser les processus par lesquels des acteurs définissent l’étendue spatiale d’un problème et de ses solutions possibles (Kurtz, 2003; Larsen, 2008; Mansfield et Haas, 2006).

Cette manière de voir a ainsi amené certains à analyser les régions et les échelles comme le résultat de pratiques discursives. Dans son étude sur les pratiques scalaires d’activistes de justice environnementale, Hilda Kurtz définit ainsi le cadrage d’échelle comme «les pratiques discursives

31 Certains auteurs, principalement en sciences politique utilisent le concept de référentiel comme outil analytique pour souligner la dimension cognitive de la construction de politiques publiques et des systèmes de valeurs dont elles sont porteuses (Jobert et Muller, 1987 notamment). L’approche par référentiel met ainsi l’accent sur les discours des acteurs et les systèmes de références qui les sous-tendent, conçus comme un ensemble limité de représentations (Chevallier, 2008, p. 8). Je lui préfère le concept de cadrage dans ce présent travail, qui me semble plus dynamique et plus à même de souligner les pratiques des acteurs sans les figer dans des cadres cognitifs rigides préexistants. Selon la perspective développée notamment par Marc Mormont (2006, p. 216), les cadrages des acteurs ne sont ainsi pas donnés au départ, mais se construisent dans l’action. Il s’agit véritablement d’une co-construction des acteurs et des objets de l’action.

32 «scale-frame» ou «scale framing» dans la littérature anglophone.

qui construisent des liaisons sensées (et actionnables) entre l’échelle à laquelle le problème social est expérimenté et l’/les échelle/s à laquelle/

lesquelles il peut être adressé ou résolu politiquement» (Kurtz, 2003, p. 894). Henrik Larsen utilise le concept de manière similaire dans son étude sur la construction d’une région environnementale autour de la mer Baltique quand il note que «les préoccupations environnementales sont à bien des égards cadrées et recadrées comme des objets spatiaux pour la mise en place de politiques au travers de processus de configuration scalaire» (Larsen, 2008, p. 2000). Le processus de cadrage peut être spécifique à certains acteurs, mais des acteurs aux cadrages différents peuvent aussi éventuellement converger autour d’un projet au travers d’une proposition commune. Les différents cadrages peuvent également être contestés lorsque différents porteurs de projet rivalisent sur la raison d’être de la proposition de région ou du système scalaire envisagé. De ce point de vue,

«les politiques d’échelles peuvent souvent prendre la forme de cadrages rivaux» (Delaney et Leitner, 1997, p. 95). Dès lors, la construction et la mobilisation de cadrages d’échelles et «les contestations sur les cadres d’échelles sont des objets d’enquête importants dans les dynamiques des politiques scalaires» (Moore, 2008, p. 218).

Dans cet ouvrage et suivant la proposition de Bernard Debarbieux, Jörg Balsiger et Martin Price (2013), je propose d’utiliser le concept d’échelle33 entendu comme un système de référence spécifique, «une fa-çon de connaître le monde» (Jones, 1998, p. 28), qui réfère «à un assem-blage de niveaux et aux relations qu’ils entretiennent à l’intérieur d’un type d’échelle spécifique» (Debarbieux et al., 2013, p. 5), et à l’analyser au travers des pratiques des acteurs engagés dans des politiques sca-laires. Richard Howitt (1998) utilise la métaphore musicale de l’échelle de musique qui renvoie à un jeu de note dont la valeur dépend du système de relation entre les notes pour définir dans une perspective similaire le concept d’échelle comme un système de relations. Le processus de confi-guration scalaire peut ainsi être défini comme un processus par lequel

33 Pour des raisons de simplification je n’utiliserais pas la terminologie cadrage d’échelle (scale-framing), même s’il est entendu dans ce travail que les pratiques scalaires des acteurs seront analysées au travers de leur manière de cadrer un problème et ses solutions et inversement.

les acteurs organisent leur connaissance de la réalité en termes spatiaux, leur recherche de légitimité et leurs actions selon leurs cadrages respectifs de cette même réalité. Le concept de reconfiguration scalaire34 renvoie alors moins à un changement de niveau des politiques spatiales qu’à un changement de cadrage de ces politiques (Debarbieux et al., 2013), chaque cadrage ayant sa propre logique spatiale.

Concevoir les échelles de cette façon ne s’oppose pas à une analyse relationnelle de la construction régionale, comme le souligne Harriet Bulkeley dans un article sur la géographie de la gouvernance environne-mentale: «les lectures scalaires et en réseau de la spatialité ne sont pas nécessairement opposées, mais peuvent être mutuellement constitutives (Bulkeley, 2005, p. 898). Ainsi, d’une part «ce qui constitue le régional, l’urbain ou le local n’est pas contenu à l’intérieur d’un territoire physique particulier mais plutôt socialement et politiquement construit comme tel, à l’intérieur et entre des réseaux d’acteurs configurés de manières variées, mais d’autre part également le processus même d’enrôler des acteurs et des réseaux particuliers dans des constructions scalaires fait partie des politiques de configuration scalaire» (Bulkeley, 2005, p. 884). Pour para-phraser Adam Moore, le problème n’est pas tant d’analyser en termes de politiques scalaires les pratiques de réseaux d’acteurs mais de considérer les échelles comme des catégories analytiques existant a priori (voir éga-lement Latham, 2002; Legg, 2009 pour des discussions plus détaillées de l’analyse relationnelle des politiques scalaires).

La théorie de l’acteur-réseau s’insère donc parfaitement dans une approche relationnelle des échelles. L’échelle selon une approche topolo-gique de la théorie de l’acteur-réseau n’existe plus en soi, elle n’a de sens que si elle est reliée aux acteurs qui la pratique et la construise. Cette conception rejoint les propositions d’Adam Moore que j’ai explicitées plus haut. Comme le souligne Bruno Latour, le changement d’échelle ne constitue pas le déplacement d’un niveau à un autre qui se situerait au-dessus, il consiste à changer les associations que des sites peuvent avoir entre eux. Ainsi, «déterminer à l’avance l’échelle reviendrait à s’en tenir à une mesure unique et à un cadre de référence absolu; mais ce que nous voulons mesurer, c’est le travail de mesure lui-même; ce que nous voulons

34 «Rescaling» dans la littérature anglophone.

suivre à la trace, c’est le travail de déplacement d’un cadre de référence à un autre» (Latour, 2006, p. 271, emphases originales), travail effectué par les acteurs eux-mêmes. Les échelles ne sont pas prédéfinies en amont mais construites par les connexions que les acteurs établissent: «l’échelle est ce à quoi parviennent les acteurs en s’échelonnant, en s’espaçant et en se contextualisant mutuellement grâce au transport incessant de traces spécifiques par des véhicules spécifiques» (Latour, 2006, p. 268, emphases originales).

La gouvernance environnementale offre de ce point de vue un champ d’investigation particulièrement intéressant à analyser en termes de politiques scalaires, en raison notamment de la diversité des acteurs en jeu et de la nature des entités à analyser (Balsiger et VanDeveer, 2010). Il existe une récente, mais déjà riche littérature sur le sujet. Certains auteurs ont ainsi analysé en termes scalaires l’identification et la délimitation de ces nouveaux espaces de régulation basés sur des entités naturelles comme des bassins versants (Lebel et al., 2005; Molle, 2009; Sneddon et Fox, 2006), des bassins hydrologiques (Cohen et Harris, 2014; Cohen et Bakker, 2014), des mers entières (Bialasiewicz et al., 2013; Ciuta, 2008; Larsen, 2008), des espaces protégés transfrontaliers (Fall, 2005) ou des régions de montagnes (Debarbieux, 2009, Debarbieux et Rudaz, 2010, Debarbieux et al., 2013); certains ont à l’inverse mis en avant la construction du local comme «une stratégie des acteurs de la mondialisation qui cherchent à territorialiser leurs politiques» (Rodary, 2003, p. 109) pour justifier et légitimer des politiques de conservation de la biodiversité; enfin, d’autres ont souligné combien la production d’échelles et la production de nature sont deux processus inséparables de la gouvernance environnementale (McCarthy, 2005) et combien la nature et les transformations environnementales sont parties intégrantes des politiques scalaires (Neumann, 2009; Swyngedouw, 2002). Dans tous les cas, ces auteurs ont généralement appelé à dépasser les approches conventionnelles pour analyser comment les acteurs étatiques et non étatiques interagissent entre eux et avec l’entité naturelle pour construire ces régions de projet environnementale au travers de pratiques discursives et institutionnelles.

Hypothèses

– La région de projet environnemental des Carpates n’est pas une entité naturelle existant à priori mais une construction sociale, matérielle et discursive, le résultat d’un processus dynamique d’institutionnalisa-tion.

– Ce processus d’éco-régionalisation est le résultat d’une con ver-gence (partielle) d’acteurs hétérogènes, basés en différents lieux, et agissant selon des stratégies et des spatialités différentes. Ce processus de construction implique ainsi une grande diversité d’acteurs qui ne sont pas tous intentionnellement concernés par la construction régionale et qui peuvent dépasser le cadre de la région elle-même.

– Ces régions de projet peuvent parfois être pensées en amont, par exemple sur la base de critères naturalistes (écorégions), mais le plus souvent il s’agit d’un processus d’identification et de construction fait de tâtonnements, d’essais et d’erreurs, sans mé tho dologie précise et/ou prédéfinie, et souvent en fonction des op portunités.

– Ce processus de convergence et de tâtonnements peut aboutir à la création de régions de projet sous un cadre institutionnel et juridique intergouvernemental dur, mais avec des cadrages spa-tiaux et argumentatifs souvent encore très approximatifs et un fonctionnement restant encore à inventer.

– La science et l’expertise scientifique sont considérées comme in-dispensables par les acteurs pour justifier et légitimer leur propo-sition de région. L’expertise scientifique est notamment mobili-sée pour justifier le cadrage de la proposition de région, mettre en avant la spécificité des défis partagés et le besoin de coordonner les politiques à l’échelle de la région.

4.2 Premières mobilisations environnementales