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Les secrétariats « nouveaux » acteurs internationaux

La Convention des Carpates

5.1 Les secrétariats « nouveaux » acteurs internationaux

Dans le cas du processus d’éco-régionalisation des Carpates, c’est le secrétariat par intérim de la Convention des Carpates qui agit comme le

‹porte-parole› de la région, pour reprendre la proposition de Jonathan Metzger et Peter Schmitt (2012). Mais le rôle du secrétariat ne se limite pas à être le porte-parole de la région. Dans le cadre de cet ouvrage j’entends particulièrement m’intéresser aux pratiques matérielles et discursives du secrétariat par intérim de la Convention des Carpates dans le processus d’éco-régionalisation. Cette partie de mon analyse sera particulièrement ethnographique et résultera de mes observations de ces pratiques sur le terrain. Il me semble néanmoins nécessaire de regarder comment ces institutions ont été analysées dans la littérature.

J’ai déjà suggéré l’opportunité de concevoir le secrétariat comme une organisation frontière, et d’étudier ses pratiques à l’interface entre science et politique, en élargissant le concept également aux pratiques scalaires des différents acteurs du processus régional. Le rôle premier du secrétariat reste cependant d’assurer le fonctionnement institutionnel du traité: le secrétariat convoque les réunions des groupes de travail et des Conférences des Parties et assure le rôle de médiateur; il prépare des rapports et les points à discuter à l’agenda; il tisse des liens institutionnels avec d’autres traités et institutions et étend ainsi le réseau de la Convention; il coordonne la mise en œuvre de la Convention et développe des projets; enfin il assure l’interface entre la production de connaissances scientifiques à l’échelle régionale et le processus politique de construction régionale. Il est à ce titre un acteur essentiel du processus d’éco-régionalisation des Carpates.

La littérature scientifique sur les pratiques des secrétariats est cepen-dant rare, spécifiquement dans le contexte de l’analyse de processus d’éco-régionalisation. Ainsi, seul Stacy VanDeveer (2011) mentionne dans une analyse des réseaux de coopération environnementale autour de la mer Baltique, le rôle qu’a joué l’organe institutionnel de la Convention pour la protection du milieu marin dans la zone de la Mer Baltique (Con vention d’Helsinki), HELCOM, dans la structuration d’un réseau d’acteurs poli-tiques et scientifiques, contribuant à la diffusion de normes et de principes et à la consolidation de la région.

Les travaux les plus aboutis sur le rôle des secrétariats sur la gou-vernance environnementale au sens large se trouvent dans le champ des relations internationales (voir par exemple Bauer 2006, Bauer et Andresen 2010 ou Biermann et Siebenhüner 2009). Ces récentes études sont en partie basées sur les travaux de Michael Barnett et Martha Finnemore (2004) qui ont montré que les secrétariats devaient être considérés comme des acteurs politiques à part entière dans le champ des relations inter nationales. Ces recherches s’interrogent généralement sur les per-formances des secrétariats et sur leur influence dans l’élaboration des poli tiques publiques. Les travaux de Rosemary Sandford (1994, 1996) sont certainement ceux qui ont été le plus poussés sur ce sujet et qui ont le plus détaillé le rôle des secrétariats dans la gouvernance environnementale.

Rosemary Sandford souligne notamment le maintien de larges réseaux à l’intérieur et à l’extérieur du traité comme un facteur déterminant de l’influence que peut avoir le secrétariat et de sa capacité à lever des fonds et monter des projets (Sandford, 1996, p. 9).

Intéressés par l’influence des secrétariats de traités internationaux (qu’ils appellent bureaucratie internationale environnementale) sur l’éla-bo ra tion des politiques environnementales globales, Franck Bier mann et Bernd Siebenhüner (2009) ont récemment proposé un état de la littérature sur le sujet et mis en évidence trois sources d’influence des secrétariats: une influence cognitive, en premier lieu: par la compilation, la synthétisation et la distribution de connaissances scientifiques et techniques (rapports, bases de données, publications scientifiques, déclarations de presse), les secrétariats contribueraient à la modification des systèmes de croyance (Biermann et al., 2009, p. 47), au cadrage et à la mise à l’agenda des problèmes. Cette fonction serait grandement dépendante de la crédibilité

et de la neutralité apparente de l’institution (Bauer 2006, Depledge 2007, Sandford 1996).

Une influence normative ensuite, qui est en partie liée à la capacité de production et de diffusion de connaissances, mais pas seulement. Lors des négociations internationales, le secrétariat fournit des conseils techniques, identifie des options, veille à la bonne organisation et à la logistique de l’événement et par là-même participe à la construction de normes sur une thématique spécifique, que cela soit lors de la mise à l’agenda du problème et au début des négociations et dans un deuxième temps dans la phase de mise en œuvre. Le secrétariat participe également à la priorisation des thèmes (Sandford, 1996). La rédaction des brouillons, souvent repris avec peu de modifications, est identifiée comme une influence normative majeure des secrétariats pendant les négociations et conférences internationales (Depledge, 2007). Le rôle du président de séance sur la tenue des négociations est également mis en avant par Johanna Depledge (2007) et surtout par Jonas Tallberg (2010) qui souligne l’accès privilégié aux ressources fournies par les membres du secrétariat qui permet au président de séance de diriger et d’influencer les négociations.

Une influence d’exécution enfin, qui relève d’un mandat plus opéra-tionnel, d’une assistance à la mise en œuvre du traité, soit par la coopération avec d’autres entités actives sur le terrain, soit par la diffusion d’information et de connaissance lors de campagnes de sensibilisation ou d’ateliers, soit par des programmes de renforcement des capacités administratives ou légales des Etats ou collectivités locales ou régionales afin de faciliter la mise en œuvre des règles de droit internationales, soit enfin par une assistance technique et informationnelle sur les meilleures pratiques ou par un transfert de technologie (Biermann et al., 2009, p. 48-49).

Ces quelques travaux montrent la variété de rôles et de pratiques du secrétariat dans le fonctionnement institutionnel de la Convention qui s’étendent bien au-delà de sa fonction de ‹porte-parole› de l’entité régionale.

Ils mettent également en lumière l’influence qu’il peut jouer dans la conduite du traité et de ses orientations stratégiques, faisant de lui un acteur central du processus d’éco-régionalisation. Ces différents travaux constituent ainsi des pistes intéressantes de recherche qui ont servi de base à mon observation des pratiques matérielle et discursives par lesquelles le secrétariat de la Convention des Carpates performe la région au quotidien.

Hypothèses:

– La stabilité de la région de projet dépend en grande partie dans son fonctionnement institutionnel, de sa capacité à déployer ses effets et de sa faculté à intégrer les propositions de région parfois concurrentes sous un même cadrage. La région est performée par une variété de pratiques matérielles et discursives. Ce processus vise à consolider et à enrichir le cadre de coopération régional nouvellement créé et à stabiliser l’agencement des Carpates dans l’espace et dans le temps.

– Elle implique des formes de performance socio-matérielle va-riées – relationnelles (réseaux denses de relations entre acteurs, consti tutions de réseaux de scientifiques), opérationnelles (pro-jets), institutionnelles (protocoles, création de nouvelles insti-tutions ré gionales) et matérielles (cartes, publications, bases de données) – toutes ensemble étant susceptibles d’institutionna-liser la région de projet. Plus ce processus continue: se poursuit, plus la région est performée et se distingue des autres régions. On peut ainsi dire que la région prend de ‹l’épaisseur›.

– La mise en place de ces formes de performance est effectuée dans le contexte des Carpates principalement par l’organe institution-nel de la Convention, le secrétariat par intérim administré par le PNUE qui joue dès lors un rôle essentiel dans le processus d’ins-titutionnalisation. Ce processus de stabilisation est un proces-sus complexe impliquant une multitude de pratiques d’acteurs, provenant de mondes différents, agissant suivant des systèmes scalaires variés et poursuivant des objectifs parfois concurrents.

Le travail du secrétariat peut ainsi s’apparenter à celui d’une or-ganisation frontière agissant à l’interface entre science et poli-tique et tentant de réconcilier les différentes demandes. L’action du secrétariat dans le processus d’institutionnalisation ne peut donc pas être entièrement planifiée, elle est par essence située et s’apparente plutôt à un bricolage constant, fait de tâtonnements et d’essais et d’erreurs. Elle poursuit cependant un double objec-tif: consolider à la fois la région et l’institution qui mène ce pro-cessus.