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Les réformes territoriales et institutionnelles des règnes des derniers ducs de Lorraine

Partie I. La définition incertaine et le statut ambigü des « soi-disant

Chapitre 2. Entre justice et police : l’interception des groupes bohémiens

B. Le cadre institutionnel des poursuites contre les Bohémiens

1. Les réformes territoriales et institutionnelles des règnes des derniers ducs de Lorraine

Concernant la démographie tout d’abord, Léopold encourage l’immigration afin de repeupler ses États qui avaient subi de lourdes pertes au cours du XVIIe siècle. L’ancien bailliage d’Allemagne, qui avait perdu une très grande majorité de sa population, fait l’objet des premières mesures dès le début de son règne. Une ordonnance du 10 octobre 1698 octroie le droit aux étrangers de s’installer sur des terres abandonnées. En cas de manifestation des propriétaires, ces derniers peuvent récupérer leur terre moyennant le versement d’une indemnité aux nouveaux occupants. Dans les cas où les propriétaires ne se sont pas manifestés, les nouveaux occupants étaient naturalisés et exemptés d’impôts durant six ans, voire dix s’ils construisaient une habitation. Ce bailliage germanophone a alors vu beaucoup d’Allemands s’y installer et il est probable que des Bohémiens aient profité de ce mouvement pour venir fréquenter le bailliage d’Allemagne sans pour autant se fixer sur des terres.

Les réformes territoriales

L’aménagement territorial est également lié à la question des Bohémiens qui préoccupe les ducs de Lorraine et les princes voisins. Dès le début du règne de Léopold Ier, la Cour souveraine de Lorraine et Barrois rend un arrêt contre les « Egyptiens » le 5 juillet 1698. Elle s’appuie sur les remontrances du substitut du procureur général à la Cour dans lesquelles il précise qu’il a été avisé « que plusieurs inconnus, gens vagabonds et sans aveu, et se disant

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endroits, où ils commettent des désordres considérables, ces personnes n’ayant autre profession que de voler »458.

En conséquence, « et comme il est important de les obliger de sortir, ainsi qu’il est

observé dans les pays voisins », il est interdit à ces « vagabonds et gens sans aveu, se disant Egyptiens, de passer, fréquenter et séjourner dans les Etats et Pays de Souveraineté et Obéissance » du duc Léopold. En outre, ceux qui y sont présents doivent les quitter dans un

délai de quinze jours à compter de la publication du texte. À l’issue de ce délai, « les

lieutenants généraux et autres officiers des bailliages et prévôtez, mayeurs et autres juges et communautez » devront arrêter ceux qu’ils trouveront, les emprisonner, être informés des vols

qu’ils auront faits, et les punir de manière exemplaire.

Cette articulation entre sûreté publique, aménagement du territoire et Bohémiens se révèle pleinement quelques mois plus tard, le 1er février 1699, quand le duc ordonne, étant donné « que la quantité de hayes buissons et rapailles qui se trouvent dans les chemins de nos

Etats, donnaient lieu à plusieurs vagabonds et gens sans aveu de s’y cacher et empêchaient les voyageurs d’y passer avec sûreté », que ces haies soient coupées sur une profondeur de

« trente toises »459. Et il renouvelle cet ordre par une ordonnance du mois de mars 1699 quant à « la sûreté des chemins et des voyageurs » : les maires, échevins et habitants des villes, bourgs et villages doivent faire couper les haies qui se trouvent à trente toises de part et d’autre des grands chemins afin d’éviter que les voleurs, vagabonds et gens sans aveu – dont nous venons de voir que les Bohémiens sont visés comme en faisant partie – ne s’y puissent cacher et empêcher les voyageurs d’y passer avec sûreté et interrompre la liberté du commerce460.

Le duc Léopold prévoit en outre de remédier au mauvais état des chemins en instituant le 15 janvier 1715, par lettres patentes, un surintendant des chemins, ponts et chaussées. L’ordonnance du 29 mars 1724, observée dans toute la province, lance la construction de nouvelles chaussées et la réparation des anciennes461. D’autres ordonnances sur le même sujet

458 « Arrest de la Cour contre les Egyptiens » du 5 juillet 1698, dans CUSSON (Jeanne) (éd.), Recueil des édits,

ordonnances, déclarations traitez et concordats du règne de Léopold Ier, tome 1, veuve Cusson, Nancy, 1733, p. 29s.

459 « Ordre de couper les hayes, buissons & rapailles, à trente toises de part & d’autres des chemins » du 1er

février 1699, dans CUSSON (Jeanne) (éd.), op. cit., p. 135s.

460 « Ordonnance pour la sûreté des chemins & des voyageurs » du 12 mars 1699, dans CUSSON (Jeanne) (éd.),

op. cit., p. 140s.

461 « Ordonnance, portant reglement pour la réparation des chemins, ponts & chaussées des Etats » du 29 mars 1724, dans CUSSON (Jeanne) (éd.), Recueil des édits, ordonnances, déclarations traitez et concordats du règne

162 suivent en 1725 et 1727. Et le 1er avril 1730, le duc François III rend une ordonnance sur les chemins de communication entre les villes et les villages462.

Pour l’année 1730, le réseau des routes lorraines ne tient pas compte des frontières politiques. Les principaux axes sont alors : Nancy-Bar-le-Duc via Toul et Ligny-en-Barrois ; Nancy-Neufchâteau ; Nancy-Mirecourt ; Nancy-Saint-Dié via Lunéville ; Nancy-Remiremont via Lunéville, Charmes et Épinal ; Nancy-Sarreguemines ; Nancy-Sarrelouis via Metz, avec une branche partant vers Longuyon ; et Nancy-Verdun via Saint-Mihiel.

Stanislas intervient également dès l’année de son avènement dans cette matière en faisant rendre en son Conseil des Finances un arrêt de règlement concernant les chemins, ponts et chaussées. Trois ans plus tard, le 9 janvier 1740, un autre arrêt du Conseil des Finances ordonne le défrichement des forêts traversées par les grandes routes : de chaque côté de celles-ci, doivent être défrichées vingt-cinq toises depuis la crête des fossés. L’éclaircissement des bordures des routes vise à garantir davantage de sécurité publique463.

Enfin, une ordonnance du 17 avril 1748 reprend la plupart des dispositions des règlements antérieurs en la matière464. Stanislas nomme le 17 juin 1750 un ingénieur et cinq sous-ingénieurs répartis en autant de départements, avec chacun un inspecteur. Ainsi, pour la Lorraine propre, les Vosges, la Lorraine allemande, le Barrois et Voivre, et le Barrois et Bassigny, on trouve trois cent soixante lieues de chaussées entretenues, sans compter les prolongements de ces voies dans les enclaves des Évêchés, de la Champagne, et des terres d’Empire. La Lorraine est alors divisée en quatre par deux routes principales se croisant à Nancy : la première, orientée nord-sud passe par Thionville, Metz, Nancy, Mirecourt, Bain et Saint-Loup, et la seconde, orientée ouest-est relie la Champagne à l’Alsace en passant par Saint-Dizier, Bar-le-Duc, Toul, Nancy, Blâmont, Phalsbourg465. En 1789, la Lorraine est la province qui compte le plus de routes relativement à sa superficie. Couvrant six cent vingt et une lieues, elles la traversent dans tous ses cantons et relient la France aux contrées voisines466 (figure 7).

462 Cf. DURIVAL (Nicolas), Mémoire sur la Lorraine et le Barrois suivi de la table alphabétique et

topographique des lieux, Henry Thomas, Nancy, 1753.

463 « Arrêt du Conseil royal des Finances qui ordonne des Défrichemens dans les Forêts & Bois où passent les

Routes qui sont ou seront ci-après sur l’état des Ponts & Chaussées », dans ANTOINE (Pierre) (éd.), Recueil des ordonnances et règlements de Lorraine, depuis le règne du duc Léopold Ier, jusqu’à celui de Sa Majesté le roi de Pologne, duc de Lorraine et de Bar, tome 6, Pierre Antoine, Nancy, 1748.

464 Cf. DURIVAL (Nicolas), op. cit.

465 DURIVAL (Nicolas), op. cit. Le détail des routes par arrondissement ou département est donné. Il concerne les arrondissements de la Lorraine propre, des Vosges, de la Lorraine allemande et du Barrois et Bassigny

466 MATHIEU (François-Désiré), L’Ancien Régime en Lorraine et Barrois d’après des documents inédits,

1698-1789, 3ème édition revue et augmentée d’un épisode de la Révolution en Lorraine, Honoré Champion, Paris, 1907.

163 Figure 7 : Carte du réseau routier de la généralité de Metz d’après l’atlas de Trudaine (Cartographie : Stéphane Blond467)

On note également des mesures plus locales comme l’aménagement de massifs forestiers : par exemple la forêt de la Reine d’une contenance d’environ 1300 hectares, située au pied des côtes de Meuse et au nord de Toul. Elle s’inscrit dans le grand massif de la Reine qui recouvre 5000 hectares et qui compte de nombreux étangs. Sur le fondement de l’ordonnance du duc Léopold du 10 janvier 1700, la déclaration des biens communaux sur le massif de la Reine a eu lieu de 1700 à 1738, et, à l’issue du processus, la périphérie du massif a été divisée en dix-sept bois communautaires468.

Toutes ces mesures d’aménagement du territoire ont des répercussions sur les itinéraires et les étapes des Bohémiens d’abord dans la mesure où ils sont tout de même assez mobiles. En outre, les lieux de leurs arrestations apparaissent souvent comme des endroits

467 BLOND (Stéphane), « La représentation des espaces boisés sur les cartes routières de l’atlas de Trudaine pour la généralité de Metz », Revue de géographie historique, n°3, La forêt et ses marges.

Autour de la biogéographie historique : outils, résultats, enjeux, 2013 [En ligne],

http://rgh.univ-lorraine.fr/articles/view/40/La_representation_des_espaces_boises_sur_les_cartes_routieres_de_l_atlas_de_Trua ine_pour_la_generalite_de_Metz, consulté le 2 octobre 2015.

468 DEGRON (Robin), « La forêt domaniale de la Reine », Revue Forestière Française, XLVIII 3, ENGREF, 1996.

164 qu’ils ont choisis pour stationner tels que les forêts, même si des captures ont lieu dans des villages où les femmes mendient. D’ailleurs, il n’est pas rare que les magistrats posent aux prévenus Bohémiens des questions quant au choix du lieu où ils se sont établis. C’est le cas par exemple dans la procédure instruite au mois d’octobre 1721 à l’encontre de Bohémiens arrêtés à Rittersmühle. Un groupe de treize Bohémiens, sur les vingt-cinq individus qui composent la bande, est arrêté. Joseph de Clemery, conseiller du roi au bailliage d’Allemagne conduit les interrogatoires préparatoires. Il demande à l’un des accusés, Adam Rosenberg, pourquoi il construit des baraques et campe dans les bois à proximité des grands chemins, si ce n’est pour voler les passants et peut-être les assassiner. L’accusé s’en défend.

Jean Rosenberg, fils du précédent, se voit demander pour sa part pourquoi ils construisent des baraques près des grands chemins et vont camper en retrait, sur d’autres chemins. Il répond qu’ils s’arrêtent « lorsqu’ils trouvoient un bell arbre qui leur donne de

lombre et les mette a l’abri de la pluie ils sy arrestoient et ou la nuit les prenoit et qu’ils estoient souvent fois esloigné d’un coup de fusil des grands chemins ». Il nie avoir volé sur les

grands chemins et aidé à dépouiller le berger d’« Illing »469, ajoutant qu’il préférerait être brûlé que de commettre un tel acte470.

Malgré des remarques parfois maladroites de la part des accusés, il apparaît évident que le choix des lieux de bivouac est dans la grande majorité des cas déterminé par des considérations autres que purement criminelles et qui tiennent davantage à la qualité de l’emplacement lui-même pour servir d’abri, ou à la proximité de certains lieux.

Les réformes institutionnelles

Au tournant du XVIIIe siècle, Léopold entreprend plus globalement une réforme de l’État et établit un nouveau système de gouvernement très proche de celui qui existe en France. Ainsi, quatre secrétaires d’État se voient chargés d’une partie des duchés et se voient attribuer des fonctions spécifiques : les affaires religieuses, les affaires étrangères, les ponts et chaussées, et le commerce et les manufactures. Un conseiller maître des requêtes est adjoint à chaque secrétaire d’État et l’ensemble forme le Conseil d’État. Les duchés de Lorraine et de Bar sont divisés en dix-sept bailliages, divisés eux-mêmes en cinquante-huit prévôtés471.

469 Illingen dans la Sarre, communauté éloignée d’environ une dizaine de kilomètres de Rittersmühle.

470 ADM, B 8115, procédure contre des Bohémiens, 1721.

471 « Édit portant suppression des Offices des Bailliages, Prévôtez, Gruries, Recettes, Salines, &c. & Création de

nouveaux » du 31 août 1698, dans CUSSON (Jeanne) (éd.), Recueil des édits, ordonnances, déclarations traitez et concordats du règne de Léopold Ier, tome 1, veuve Cusson, Nancy, 1733, p. 40s.

165 Léopold Ier axe sa politique autour des principes de centralisation, du renforcement du pouvoir ducal et de recherche de l’efficacité, principes très largement inspirés du modèle français. Sur le plan du droit et de la justice, les jurisconsultes de Léopold Ier lui appliquent l’adage français : toute justice émane du souverain. Tous ses sujets sont donc soumis à l’autorité de ses magistrats. En pratique cependant, les justices seigneuriales s’étendent encore toutefois à la fin du XVIIIe siècle sur plus de la moitié de la province.

Par ailleurs, le Code Léopold de 1701 montre que le duc, en matière judiciaire, emprunte également à l’esprit des Lumières, ce dont il tirera un grand prestige dans les milieux éclairés de son temps472.

L’année 1751 voit une importante réforme de la justice : la réorganisation du système judiciaire par Stanislas Leszczynski permet une importante entrée d’argent dans les caisses du Trésor ducal du fait de la vénalité des charges. Selon Nicolas Durival, le principal changement dans les duchés de Lorraine et Barrois depuis l’avènement du roi Stanislas consiste en la suppression des bailliages et prévôtés en vertu d’un édit du 30 juin 1751 et l’établissement d’autres tribunaux « très-différens de ceux des anciens sièges [et qui] sont une

nouvelle division politique des deux Provinces, en trente-cinq Bailliages roïaux, à chacun desquels il y a un Bailli-d’Epée, par commission »473.

Dès lors, les bailliages de Nancy, Lunéville, Saint-Dié, Vézelise, Commercy, Neufchâteau, Mirecourt, Épinal, Bruyères, Sarreguemines, Dieuze, Boulay, Bouzonville, Bar, Saint-Mihiel, Pont-à-Mousson, Étain, Briey sont composés d’un lieutenant général, lieutenant particulier, assesseur, six conseillers, un avocat du roi et un procureur du roi. Ceux de Rosières-aux-Salines, Château-Salins, Nomeny, Blâmont, Charmes, Châtel, Remiremont, Darney, Bitche, Lixheim, Schambourg, Fénétrange, La Marche, Bourmont, Thiaucourt, Longuyon et Villers-la-Montagne se composent d’un lieutenant général, d’un lieutenant particulier-assesseur, deux conseillers, et un avocat-procureur du roi.

Sept prévôtés sont également créées par l’édit de 1751 : à Badonviller, dans le bailliage de Lunéville, à Sainte-Marie-aux-Mines et Saint-Hippolyte, dans le bailliage de Saint-Dié, à Dompaire, dans le bailliage de Darney, à Sarralbe et Bouquenom, dans le bailliage de Sarreguemines, et à Ligny, dans le bailliage de Bar. Les ressorts de ces prévôtés

472 Cf. BOGDAN (Henry), La Lorraine des ducs. Sept siècles d’histoire, Perrin, Paris, 2007 ; et TAVENEAUX (René), « La " nation lorraine " en conflit avec Rome. L’affaire du code Léopold (1701-1713) », Les fondations

nationales dans la Rome pontificale, Publications de l’école française de Rome, Rome, 1981, p. 749-766.

473 DURIVAL (Nicolas), Mémoire sur la Lorraine et le Barrois suivi de la table alphabétique et topographique

166 ne s’étendent pas au-delà des lieux où elles sont établies et leurs appels sont portés devant leurs bailliages respectifs.

Dans le cadre de l’étude sommaire des institutions judiciaires lorraines, la maréchaussée, en tant qu’arme de contrôle et de répression, dotée d’attribution à l’égard des Bohémiens, doit maintenant faire l’objet de quelques développements.