• Aucun résultat trouvé

Partie I. La définition incertaine et le statut ambigü des « soi-disant

Chapitre 1. Une législation spécifique visant les Bohémiens

B. Les effets à l’égard des Bohémiens

Logiquement, l’application de la déclaration de Louis XIV a deux séries d’effets : d’une part à l’égard des Bohémiens, et d’autre part à l’égard des seigneurs. Elle engendre des changements de comportements de la part de ces deux catégories sociales dont les liens étaient jusque-là forts et légitimés par certaines pratiques.

Cela se traduit, en ce qui concerne les Bohémiens eux-mêmes, par la dispersion de leurs grandes compagnies en petits groupes (1). La déclaration influe en outre sur la pratique judicaire, car les juges doivent s’atteler, pour pouvoir appliquer les prescriptions du texte, à la tâche d’identifier les nouvelles formes des groupes de Bohémiens (2).

1. La dispersion des compagnies

Le roi a été contraint, du fait de l’insoumission des Bohémiens aux ordonnances antérieures, de prendre de nouvelles mesures visant à mettre fin au cercle de la mobilité entretenue par le bannissement collectif et cherche les moyens de renforcer la peine des galères pour les hommes en cas de récidive. L’objectif est de provoquer la dissolution définitive des compagnies qui couraient encore le pays malgré les défenses faites par les Cours263. Rappelons qu’avant 1682, la lutte contre les compagnies bohémiennes s’inscrivait dans le cadre plus large de la révocation des compagnies militaires et se traduisait par des mesures de refoulement des provinces où elles se trouvaient.

Si le but de cette déclaration est de mettre fin au patronage des Bohémiens par les seigneurs, ses conséquences quant à la présence bohémienne dans le royaume sont notables. En ce qui concerne les Bohémiens, la déclaration a pour principal effet la dispersion des grandes compagnies. Le changement dans la morphologie des groupes bohémiens est sensible

262 BAUDRY (Frédéric) (éd.), Mémoires de Nicolas-Joseph Foucault, imprimerie impériale, Paris, 1862, utilisé dansASSÉO (Henriette), « Marginalité et exclusion. Le traitement administratif des Bohémiens dans la société française du XVIIe siècle », Problèmes socioculturels en France au XVIIe siècle, Klincksieck, Paris, 1974, p.

9-87.

93 dans les archives judiciaires et les procès impliquant des Bohémiens feront désormais, et partout en France, état de groupements de quelques dizaines de personnes tout au plus.

Les conduites collectives des Bohémiens changent donc après la déclaration de 1682 sous l’influence de deux facteurs : l’amélioration de la répression – l’adéquation entre les textes de loi et la procédure expéditive – d’une part, et le désaveu royal et l’indifférence nouvelle des châteaux d’autre part. La conséquence en est que « les Bohémiens [sont] contraints de répondre par la dispersion aux menaces de condamnations de plus en plus lourdes qui [pèsent] désormais sur les " Bohémiens attroupés ". Les compagnies [croient] prévenir le danger en se fractionnant en unités familiales discrètes qui, à leur tour, [sont] la matrice de la permanence bohémienne et de son enracinement rural »264. En Lorraine, au XVIIIe siècle, les procès que nous avons retenus pour notre étude comptent en moyenne huit individus arrêtés265.

Un autre effet que nous étudierons plus loin est que la menace de la peine des galères pour les hommes récidivistes, conditionnant la dispersion, opère une mise en valeur de la présence féminine au sein de petits groupes, en amenant les bohémiennes « sur le devant de la scène campagnarde pour une sollicitation plus furtive »266. Les circonstances des captures ne montrent que trop bien ce caractère furtif de la présence et de l’activité des Bohémiennes, allant souvent par deux mendier ou dire la bonne aventure dans les villages267.

2. Les conséquences sur la pratique judiciaire

Désormais, c’est le repérage des activités des bohémiennes qui entraîne l’arrestation de la troupe entière. On peut à cet égard donner comme exemple le procès instruit par la maréchaussée de Troyes en 1739 contre Jacques Godefroy, Marie Agnès sa femme, Étienne De la Tour, Marie Barbe Thomas et Marie Barbe Joseph « accuses de faire le métier de

bohemes et de bohemiennes »268. Marie Barbe Joseph, née à Madrid, déclare qu’elle « a

264 ASSÉO (Henriette), « Mesnages d’Égyptiens en campagne. L’enracinement des Tsiganes dans la France Moderne », dans GAMBIN (Felice) (dir.), Alle radici dell’Europa. Mori, giudei e zingari nei paesi del

Mediterraneo occidentale. Volume I (secoli XV-XVII), SEID, Florence, 2008, p. 29-44.

265 Cf. annexe 26.

266 Il est utile de se reporter à ASSÉO (Henriette), « Visibilité et identité flottante : les " Bohémiens " ou " Égyptiens " (Tsiganes) dans la France de l’Ancien Régime », Historein, vol. 2, Athènes, 2000, p. 109-122.

267 Cf. infra, chapitre 2 de la seconde partie.

268 AD Aube, I B 2923, maréchaussée de Troyes, 1739, utilisé par ASSÉO (Henriette), « Mesnages d’Égyptiens en campagne. L’enracinement des Tsiganes dans la France Moderne », dans GAMBIN (Felice) (dir.), Alle radici

94

toujours été bohème » et que « c’est toute sa famille » qui a été arrêtée avec elle. Elle n’a dit

la bonne aventure que pour obtenir des aumônes.

Le premier homme interrogé, Jacques Godefroy, originaire du pays de Liège, avoue spontanément qu’il est bohémien comme son père, mais qu’il n’est pas repris de justice, alors que sa qualité de bohémien en emporte le soupçon. Il produit « un porte feuille rempli

d’extrait baptistaire et plusieurs certificats de vie et mœurs ». Étienne De la Tour affirme

quant à lui ne rien avoir à faire avec la troupe de Bohémiens – constituée de cinq hommes, quatre femmes, deux enfants, trois chevaux et une charrette – qui l’ont rejoint dans une ferme.

Le jugement prévôtal du 14 août 1739, qui se réfère à la déclaration de 1682, y est conforme : les hommes, dont Étienne De la Tour qui avait nié son état bohémien, sont condamnés aux galères et les femmes à des punitions corporelles et à se retirer chez elles. Les enfants âgés de moins de seize ans sont envoyés à l’hôpital.

Du fait de la situation géopolitique de la Lorraine, nous y reviendrons plus précisément au chapitre suivant, cette déclaration y est très peu visée par les tribunaux ; lorsqu’elle l’est, c’est dans des procès instruits par la maréchaussée de Metz269. Cela s’explique notamment par le fait qu’une ordonnance du duc Léopold Ier postérieure de quelques années au texte de 1682 – elle date du 14 février 1700 – « défend aux roturiers de

porter épée et armes à feu ; et [vise] les vagabonds, Egyptiens, Bohémiens et mandians »270. C’est entre autres ce texte de 1700 qui fait autorité en Lorraine. Comparativement à la déclaration de 1682, la législation du duc de Lorraine préfère la peine du bannissement aux galères ; cela accrédite la thèse de recrutement de forçats, en France, au moyen des textes visant les Bohémiens et les vagabonds271.

Le déroulement de la procédure menant à la condamnation selon les ordonnances – non seulement celle de 1682 mais encore celles précédentes qui sont « renouvelées » et qui restent en vigueur – passe d’abord par l’établissement de l’appartenance à un groupe de façon informelle. Puis il faut constater le délit en flagrance, ou bien le prouver par l’aveu des accusés au moyen des interrogatoires, et c’est sur cette base qu’un jugement de compétence dell’Europa. Mori, giudei e zingari nei paesi del Mediterraneo occidentale. Volume I (secoli XV-XVII), SEID,

Florence, 2008, p. 29-44.

269 Metz est l’un des Trois-Évêchés sous administration française. Cf. annexe 4.

270 Recueil des édits, ordonnances, déclarations traitez et concordats du règne de Léopold Ier de glorieuse mémoire, duc de Lorraine et de Bar, tome I, veuve Cusson, Nancy, 1733, p. 227.

271 Cf. notamment ASSÉO (Henriette), « Marginalité et exclusion. Le traitement administratif des Bohémiens dans la société française du XVIIe siècle », Problèmes socioculturels en France au XVIIe siècle, Publications de

l’Université de Paris X-Nanterre, n° 21, Klincksieck, 1974, p. 9-87 ; et LUCASSEN (Leo), WILLEMS (Wim), « The Weakness of Well-Ordered Societies : Gypsies in Western Europe, the Ottoman empire, and India, 1400-1914 », Review (Fernand Braudel Center), vol. 26, n° 3, 2003, p. 283-313. Cf. infra, chapitre 2.

95 est rendu. La poursuite des Bohémiens relève en effet à la fois d’une justice régulière – baillis, sénéchaux – et d’une procédure expéditive relevant de la justice prévôtale. Les interrogatoires attestent souvent de l’embarras des magistrats quant à la façon d’instruire le procès, même s’ils avertissent systématiquement les Bohémiens prévenus du caractère prévôtal de la procédure, excluant toute possibilité d’appel.

En définitive, la circulation des Bohémiens sous la forme qu’elle emprunte après la déclaration de 1682, à défaut de favoriser l’enracinement de groupes familiaux, ne l’a du moins pas empêché au cours du XVIIIe siècle. Le jeu de la reconstitution généalogique permet d’ailleurs de faire remonter à ces groupes les principales familles tsiganes de France.

§ 2. L’élargissement du champ de la répression des Bohémiens après

1682

Depuis les premières mesures prises par la royauté au XVIe siècle pour les chasser du territoire, les Bohémiens du royaume font donc l’objet d’une répression fondée sur des textes mobilisant la qualification de « Bohémiens ». Mais progressivement, et sous l’influence de plusieurs facteurs, un rapprochement s’opère entre cette catégorie et d’autres catégories marginales. La déclaration de 1682 est ainsi, pour la France, le dernier texte législatif à viser uniquement et spécifiquement les Bohémiens dans une tentative de leur assigner un statut juridique propre (A).

C’est au cours du XVIIIe siècle qu’a lieu la dissolution progressive des Bohémiens dans le rejet plus général des mendiants et vagabonds. Dès lors, « la diffuse nation bohémienne n’est pas composée d’étrangers à part entière, elle se confond peu à peu dans la commune réprobation avec les vagabonds et gens sans aveu »272 (B).

272 ASSÉO (Henriette), « " Le métier de bohesme ", mobilité et stratégie de survie des Tsiganes dans la société française du XVe au XVIIe siècle, Les révoltes logiques, n° 14-15, 1981, p. 4-20.

96