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Partie I. La définition incertaine et le statut ambigü des « soi-disant

Chapitre 1. Une législation spécifique visant les Bohémiens

B. La loi comme catalyseur des ambiguïtés des représentations

2. Le mythe originel : Égypte et pénitence

Le mythe originel présenté à l’envi par les premiers cortèges bohémiens retiendra notre attention ici car il sera repris par les juristes bien au-delà des siècles suivant immédiatement l’arrivée des Bohémiens ou Égyptiens en Europe occidentale173.

Lorsque les Bohémiens arrivent à Paris au mois d’août 1427, en pleine guerre de Cent Ans, le journal d’un bourgeois de Paris témoigne de la curiosité qu’ils suscitent. L’avant-garde de la bande est formée de douze pénitents à cheval, qui arrivent le 17 août. Il s’agit d’un duc, d’un comte et dix hommes qui se disent très bons chrétiens et qui racontent d’extraordinaires aventures ; leur peuple vient de Basse-Égypte, où il avait un roi et une reine. Ayant accepté le baptême par crainte d’être massacrés par les Chrétiens, ils ont cédé ensuite à la pression des Sarrasins malgré la promesse qu’ils avaient fait de garder la loi de Jésus-Christ. Ils sont finalement battus par les monarques chrétiens comme l’empereur d’Allemagne et le roi de Pologne, qui les dépossèdent et décident qu’ils ne recouvriront leurs terres qu’avec le consentement du Pape.

L’origine égyptienne qui leur est attribuée provient de la dénomination de « petite Égypte », qui est donnée à plusieurs régions notamment en Grèce. Les documents qu’ils se procurent et qu’ils produisent les désignent sous l’appellation de comtes et ducs de Petite Égypte174.

Au début de leur exode, ces errants se sont rendus en pèlerinage à Rome. Là, « quant

le Pappe ot ouye leur confession, par grant délibération de Conseil, leur donna en penance d’aller VII ans ensuivant parmy le monde, sans coucher en lict, et pour avoir aucun confort en leur despence, il ordonna, comme on disoit, que tout évesque ou abbé portant crosse leur donroit pour une foys dix livres tournois, et leur bailla lettres faisant mention de ce aux prélats d’église, et leur donna sa bénéission, puis se départirent. Et furent avant cinq ans par le monde qu’ils venissent à Paris […] »175. Le reste de la troupe – soit cent à cent-vingt personnes, hommes, femmes et enfants – les rejoint le 29 août. Ils ne sont pas autorisés à

173 Des thèses de droit du début du XXe siècle, consacrées à la loi du 16 juillet 1912 relative à la circulation des « nomades », font encore référence à ce mythe sans aucune lecture critique. Cf. CHALLIER (Félix), La nouvelle

loi sur la circulation des nomades : loi du 16 juillet 1912, thèse de doctorat, Librairie de jurisprudence ancienne

et moderne, Paris, 1913 ; GIRARD de COËHORN (Pierre de), Les nomades et la loi pénale, thèse de doctorat, Firmin et Montane, Montpellier, 1914.

174 L’équivoque existant à propos de cette origine « égyptienne » est telle qu’au XVIIIe siècle encore, les Bohémiens sont rattachées au culte d’Isis. Voltaire en fait des descendants des prêtres et prêtresses des dieux égyptiens Isis et Osiris dans son Essai sur les mœurs et l’esprit des nations publié pour la première fois en intégralité en 1756.

175 TUETEY (Alexandre) (éd.), Journal d’un bourgeois de Paris (1405-1449) publié d’après les manuscrits de

67 entrer dans Paris et sont logés par décision de justice à la Chapelle Saint-Denis. Ils affirment être partis dix fois plus nombreux de leur pays, mais la plupart auraient succombé au cours du voyage, dont leur roi et leur reine.

Les cinq ans d’errance avant leur arrivée à Paris renvoient à l’année 1422. Au cours de l’été de cette année, une bande commandée par le duc André entre en Italie et s’installe pour deux semaines à Bologne le 18 juillet. Ludovico Muratori en fait la relation dans ses Cronica

di Bologna. Alors que des plaintes de vols dans les maisons se font entendre, les Égyptiens

prétendent que le roi de Hongrie leur a permis de voler partout où ils seraient pendant les sept ans de leur pèlerinage. Les Bolonais se donnent alors en retour le droit de voler leurs visiteurs, ce qui pousse les Bohémiens à rendre des objets qui avaient disparus de maisons pour récupérer un de leurs chevaux176.

Au début du mois d’août, ils quittent Bologne et arrivent à Forli au nombre de plus de deux cents. Ils restent deux jours et affirment – comme à Bologne – que le but de leur voyage est Rome. Mais de l’étape de Rome et de l’accueil que leur aurait fait le pape Martin V, on ne saura rien d’autre que ce qu’ils raconteront par la suite. S’ils produisent des témoignages écrits de la protection accordée par le pape, et ce pendant plus d’un siècle, aucune trace de ces témoignages ne subsiste dans les archives vaticanes qui présentent certes des lacunes pour cette époque. L’authenticité des lettres papales délivrées à des pèlerins d’Égypte a évidemment été mise en doute. Le duc André s’est-il adressé à quelque faussaire ? La controverse semble éteinte au regard de travaux assez récents qui lèvent le doute sur l’authenticité de ces documents177.

Quoi qu’il en soit, les autorités laïques comme celles ecclésiastiques ont ajouté foi à ce document pontifical ou à ses copies pour attribuer des sauf-conduits aux Bohémiens. Une copie de la traduction d’une de ces bulles papales, datée de 1423, a été retrouvée (annexe 2) ; Martin V y demande à toutes les autorités ecclésiastiques et civiles de laisser circuler le duc André « avec ses compaignons, familiers, chevalz, vallises, ses choses et ses biens » en toute

176 VAUX DE FOLETIER (François de), Les Tsiganes dans l’ancienne France, Connaissance du monde, Paris, 1961.

177 SZÀSZDI LEÓN-BORJA (IstvÀn), « Las Cartas de Seguro a favor de los egipcianos e peregrinación a Santiago de Compostela », Iacobus, la revista de estudios jacobeos y medievales, n° 11-12, 2001, p. 71-94 ; et SZÀSZDI LEÓN-BORJA (IstvÀn), « Consideraciones sobre las cartas de seguro hungaro et hispanas a favor de los egipcianos », En la España mediéval, n° 28, 2005, p. 213-227, cités dans ASSÉO (Henriette), « “ Bohesmiens du Royaume ”. L’insediamento dinastico dei “ capitaines égyptiens ” nella Francia di antico regime (1550-1660) », Quaderni Storici, n° 146/2, 2014, p. 439-470.

68 sécurité et sans contrainte partout dans le monde, « a chevalz et a piedz tant par meire comme

par terre », et ce en étant exonérés de toute taxe ou tout droit de passage178.

Ainsi, au XVe siècle, le mythe – voué à devenir une mythologie – est établie. Il est très probable, et François de Vaux de Foletier le note, que « les chefs tsiganes qui se montraient depuis quelques années, au sud et au nord, sur les confins de l’Empire et du royaume de France, comprirent-ils que s’ils voulaient continuer à circuler librement et plus à l’ouest, dans le monde chrétien, il leur faudrait justifier d’une protection de caractère universel. Après celle de l’Empereur, celle du Pape. Ainsi fut décidé le voyage de Rome, où Martin V occupait le siège de saint Pierre »179. D’ailleurs, « il n’est pas invraisemblable que ces pèlerins misérables, ingénieux et tenaces, aient su émouvoir jusqu’à la cour vaticane ».

Le bourgeois de Paris les décrit comme fort laids, de teint sombre, les cheveux noirs et les costumes misérables. La description de leur accoutrement correspond à celles d’autres témoins de la même époque, à Arras ou en Italie par exemple : « presque tous avoient les

deux oreilles percées, et en chascune oreille ung anel d’argent ou deux en chascune, et disoient que ce estoit gentillesse en leur païs ». Et « les hommes estoient tres noirs, les cheveulx crespez, les plus laides femmes que on peust veoir et les plus noires ; toutes avoient le visage deplaié, chevelx noirs comme la queue d’un cheval, pour toutes robbes une vieille flaussoie tres grosse d’un lien de drap ou de corde liée sur l’espaulle, et dessoubz ung povre roquet ou chemise pour tous paremens. Brief, ce estoient les plus povres creatures que on vit oncques venir en France de aage de homme. Et neantmoins leur povreté, en la compaignie avoit sorcieres qui regardoient es mains des gens et disoient ce que advenu leur estoit ou à advenir […] »180.

Le bourgeois de Paris fait état de leur pratique de la bonne aventure, voire de pratiques magiques afin de s’enrichir, tout en précisant immédiatement que lors de ses contacts avec ces Égyptiens, il ne les a personnellement jamais vus lire les lignes de la main, même s’ils sont réputés le faire. Les Égyptiens, « en parlant aux creatures, par art magicque, ou autrement,

ou par ennemy d’enfer, ou par entregent d’abilité faisoient vuyder les bources aux gens et le mettoient en leur bource comme on dit. Et vrayment, je y fu III ou IIII fois pour parler à eulx, mais oncques ne m’aperceu d’un denier de perte, ne ne les vy regarder en main, mais ainsi le disoit le peuple partout, tant que la nouvelle en vint à l’evesque de Paris […] ». À l’issue

178 VAUX de FOLETIER (François de), « Le pèlerinage romain des Tsiganes en 1422 et les lettres du pape Martin V », Études Tsiganes, n° 4, 1965, cité par LIÉGEOIS (Jean-Pierre), Roms et Tsiganes, La Découverte, Paris, 2009, p. 24.

179 VAUX DE FOLETIER (François de), op. cit.

180 TUETEY (Alexandre) (éd.), Journal d’un bourgeois de Paris (1405-1449) publié d’après les manuscrits de

69 d’une prédication commandée par l’évêque et « excommuniant tous ceulx et celles qui ce

faisoient et qui avoient creu et monstré leurs mains », les Égyptiens quittent Paris pour gagner

Pontoise le 8 septembre.

Deux remarques en guise d’éclairage sur leur implantation en France. En premier lieu, les Égyptiens ou Bohémiens entretiennent des liens avec le clergé et fréquentent des églises paroissiales dès leur arrivée181. Ce détail a son importance, comme le confirmera le recours aux parrainages seigneuriaux par le baptême des enfants bohémiens, l’état civil ressortissant en effet de la compétence du clergé.

En second lieu, ils jouent d’une aura légendaire qui leur confère non seulement un statut particulier, mais aussi des protections de la part des autorités. Et lors de leur entrée en France, les lettres papales constituent un fondement irréfutable à leurs origines incertaines. On assiste en fait à la construction d’un mythe, « prétexte à toute mystification de la part des intéressés » comme en attestent les nombreuses variantes. Ils ont réussi pendant un temps à accréditer cette légende.

Outre cette aura légendaire, les Bohémiens bénéficient de soutiens matériels plus prosaïques.

§ 2. Les appuis des compagnies bohémiennes

Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, sous l’impulsion de Louis XIV et de Jean-Baptiste Colbert, l’État développe une nouvelle fonction de coercition qui est d’assigner à résidence la masse migrante des vagabonds et gens sans aveu. Dans cette perspective, le pouvoir central bannit les Bohémiens afin d’assurer son emprise judiciaire sur cet espace géographique nouveau qu’est l’espace national ; la lutte contre la mobilité des Bohémiens est un moyen de penser la limite interne et symbolique de cet espace. La notion même d’ordre public s’exerce sur cet espace national qui ressort directement de l’autorité royale182.

Dans ce contexte de réformation de l’État et de ses prérogatives, les Bohémiens se présentent en pèlerins pénitents suite à leur abjuration de la foi chrétienne, causée par les conquêtes ottomanes dans les pays balkaniques. Ce qui apparaît aux yeux des autorités comme une mystification fait naitre une nouvelle image, celle de l’errant criminel.

181 VAUX DE FOLETIER (François de), op. cit., p. 121.

182 ASSÉO (Henriette), « « Le « métier de Bohesme », mobilité et stratégie de survie des Tsiganes dans la société française du XVe au XVIIe siècle, Les Révoltes Logiques n° 14-15, 1981, p. 4-20.

70 Néanmoins, une partie du mythe persiste. Le choix politique de considérer les Bohémiens comme des vagabonds en fait des criminels doublement mystificateurs, des soi-disant Bohémiens ou Égyptiens (A). Pourtant, s’ils tombent sous le coup de la répression et provoquent la méfiance de l’opinion publique, les bohémiens entretiennent fidèlement des liens avec les classes nobles de la société, notamment avec les seigneurs, mais aussi avec l’Église (B).

A. Un changement de valeurs sanctionné par la monarchie : du statut