• Aucun résultat trouvé

Partie I. La définition incertaine et le statut ambigü des « soi-disant

Chapitre 2. Entre justice et police : l’interception des groupes bohémiens

A. Une présence dans les villes : l’exemple des galères et du bagne

2. Les ports méditerranéens de Marseille et Toulon

Loin de la Bretagne, Marseille est sous l’Ancien Régime « la ville de France qui compt[e] la plus forte population tsigane »337 constituant même pour certains d’entre eux un point de fixation amené à devenir à son tour un lieu d’origine.

En effet, François de Vaux de Foletier rapporte que « déjà au milieu du XVIe siècle, quelques Bohémiens s’étaient installés de leur propre autorité dans une maison appartenant au couvent de la Trinité. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, les Bohémiens log[ent] dans la paroisse des Accoules, au quartier de la Roche des Moulins, et surtout, en ce quartier, dans la rue de la Panoucherie qu’on appellera plus tard rue de la Fontaine des Bohémiennes. Les femmes fil[ent], blanchiss[ent] le linge des soldats, se répand[ent] en ville pour dire la bonne aventure ; elles chass[ent] le chat pour en faire un plat à leur façon. Les hommes [sont] professeurs d’escrime ou maîtres de danse. Ou bien, ils s’engag[ent] comme soldats ou tambours dans les troupes des galères. Parfois, après un certain nombre d’années de vie fixée, les Tsiganes repren[nent] la route ; on en rencontr[e] dans la vallée du Rhône, comme en Bretagne, qui dis[ent] avoir habité à Marseille, " sur les Moulins " ou aux Accoules »338. Des déclarations similaires sont d’ailleurs formulées par certains Bohémiens arrêtés en Lorraine.

Dans son étude de l’hôpital de la charité de Marseille, Monique Etchepare met en évidence – très vraisemblablement sur le fondement de la législation contre la mendicité et plus précisément la déclaration de 1724 – l’entrée de Bohémiennes, lorraines pour certaines d’entre elles, dans cet hôpital à la fin de l’année 1724 et au début de 1725. Sur les onze femmes bohémiennes amenées le 31 décembre 1724, huit sont mariées à des soldats des galères. Deux semaines plus tard, le 14 janvier 1725, sept femmes sont conduites à l’hôpital de la Charité puis relâchées le 6 mars suivant339. Enfin, le 21 mai de cette année, vingt-et-un Bohémiens, tant femmes – dont six en état de récidive – qu’enfants, sont condamnés pour fait de mendicité à deux mois d’hôpital ; ils seront remis en liberté le 24 juillet340. Un peu plus

337 VAUX de FOLETIER (François de), Les Tsiganes dans l’ancienne France, Connaissance du monde, Paris, 1961, cité par BOUTERA (David Dawoud), « La question de la désignation et de l’identification des Bohémiens dans les archives judiciaires bretonnes du XVIIIe siècle », Études Tsiganes, n° 23-24, 2005, p. 199.

338 VAUX DE FOLETIER (François de), Les Tsiganes dans l’ancienne France, Connaissance du monde, Paris, 1961, p. 195-196. Il s’appuie sur l’Almanach historique de Marseille… pour l’année bissextile 1788, Marseille, 1788 ; FABRE (Augustin), Notice historique sur les anciennes rues de Marseille, démolies en 1862, Marseille, 1862 ; AD Ille-et-Vilaine, B (maréchaussée), année 1758 ; et AD Rhône, B (maréchaussée), année 1739.

339 Certaines ont été envoyées à l’Hôtel-Dieu pour y recevoir des soins et s’en sont évadées.

340 ETCHEPARE (Monique) L’Hôpital de la Charité de Marseille et la répression de la mendicité et du

vagabondage (1641-1750), La Pensée Universitaire, Aix-en-Provence, 1962. Un chapitre est consacré aux

Bohémiennes, p. 114-122. Monique Etchepare utilise notamment AD Bouches-du-Rhône, Fonds de la Charité, Série VII, registre G3.

121 d’un an plus tard, les échevins de la ville de Marseille dressent une liste de dix-neuf Bohémiennes – dont certaines avaient déjà été admises à l’hôpital de la Charité – qui doivent sortir de la ville dans un délai de trois jours341.

L’occupation des maris de ces Bohémiennes varie et ils sont mentionnés, lorsqu’ils servent aux galères, comme « forçat des galères », mais aussi « soldat des galères », ou « tambour des galères » ; il semble dans ces deux derniers cas, que l’on ait affaire à des volontaires342. La différence est nettement marquée, car le registre portant l’entrée à l’hôpital de la Charité de Marguerite Martin, bohémienne âgée de trente ans – apparaissant sous le numéro matricule 148 – signale qu’elle est mariée « non avec un soldat ni avec un tambour

mais avec un forçat des galères détaché de la chaîne »343. Tous les Bohémiens qui sont dans les arsenaux des galères ne sont donc pas nécessairement des forçats arrivés là en vertu d’une condamnation judiciaire. Certains sont engagés volontaires, donnant une image inattendue car rarement évoquée, opérant une inversion des valeurs traditionnellement rencontrées, un peu à l’image de certains Bohémiens qui exercent des fonctions d’agents de police au service d’une autorité locale344.

À la fin de l’année 1724, toute une série de Bohémiennes originaires de Lorraine allemande, d’Alsace ou d’Allemagne transite à l’hôpital de la Charité de Marseille. Le 23 décembre est admise Marie La Croix, « allemande, âgée de 20 ans, taille de 4 pieds neufs

pouces, cheveux et sourcils foncés, les yeux de même couleur et pleins de feu, mariée à un tambour de Monsieur le Marquis de Peines, ayant un enfant de 18 mois, amenée par les valets de police »345. Elle se verra attribuer le numéro matricule 24. La nommée Marie Charles, Bohémienne de vingt-six ans originaire de Strasbourg, mariée à un soldat des galères, a été amenée par les archers quelques semaines avant Marie La Croix et sortira de l’hôpital peu de temps après « sous le cautionnement » du sergent de la galère du marquis des Peines346.

341 AM Marseille, FF 261, uitilisé par ETCHEPARE (Monique), op. cit., p. 115.

342 Sur la composition de la chiourme, se reporter à ZYSBERG (André), « Marseille, cité des galères à l’âge classique », Revue municipale de Marseille, n° 122, 1980, p. 71-91, qui retient trois catégories : les volontaires, les esclaves en provenance d’Afrique du nord, de Grèce et d’Asie mineure, et les condamnés de droit commun.

343 AD Bouches-du-Rhône, Fonds de la Charité, Série VII, registre G3, utilisé par ETCHEPARE (Monique), op.

cit. Nous adressons également ici nos remerciements à Henriette Asséo, qui a eu l’extrême obligeance de mettre

à notre disposition ses notes de dépouillements des registres d’entrée de l’hôpital de la charité.

344 Un exemple peut être trouvé dans ADM, B 8111, procédure contre François Laviolette et autres errants, vagabonds et sans aveu, 1739. Le nommé François Laviolette a été « chasse-coquin » durant sept ans au château de Falckenstein. Pour plus de précisions, se reporter à la seconde partie.

345 ETCHEPARE (Monique), op. cit., p. 116.

122 Beaucoup de ces femmes sont qualifiées d’« allemandes », et il ne fait pratiquement aucun doute qu’elles viennent en fait de Lorraine allemande ou des régions germaniques voisines347. Les registres de signalements des forçats aux galères, puis au bagne, donnent notamment à voir des cas de Bohémiens arrêtés et condamnés en Lorraine, et que l’on retrouve dans les villes portuaires du sud de la France, à l’arsenal de Marseille, ou au bagne de Toulon. En attestent les mentions « mort à Toulon », « mort à Marseille », etc. en marge de ces registres348. Une accusée dans un procès instruit en 1739 à Nancy, nommée Rose La Croix, se présente comme une Bohémienne de naissance, native de Marseille349. Il est probable qu’elle soit la fille d’un Bohémien lorrain ayant été condamné aux galères. Jeanne Marie Collot, mise en cause dans la même affaire, avoue avoir été capturée débitant du tabac de contrebande et du faux sel à Marseille, en réparation de quoi elle a été condamnée au fouet et à la marque par les juges de Marseille. Elle estime que la sentence a été exécutée environ quatre ans plus tôt350.

Une ordonnance de police du 25 février 1728, avant de préconiser l’application des mesures prévues par la déclaration du 11 juillet 1682, dresse le constat d’une présence importante de Bohémiennes à Marseille : « il s’est esté ramassé en cette ville, un sy grand

nombre attirées par les liaisons qu’elles ont avec les forçats des galères, où se trouvent plusieurs bohémiens ; qu’elles se sont emparées de tout le quartier des moulins et de celui de la porte Notre Dame du Mont ; […] quoy qu’on ait fait pour les chasser et les éloigner, elles ont été toujours si obstinées à rester qu’elles sont revenues en plus grand nombre que jamais ; […] on les a plusieurs fois emprisonnées et même enfermées dans l’Hôpital de la Charité, mais […] leur nombre étant excessif on a été obligé de les laisser ressortir faute de fonds et de logement suffisant pour les y pouvoir nourrir et contenir »351. Empêchées de mendier publiquement depuis le 18 juillet 1724, ces Bohémiennes subsistent « de vols et de

rapines qu’elles font et des crimes que leur libertinage leur fait commettre », provoquant des

plaintes quant au « dessordres qu’elles commettent tant dans la ville que dans le terroir »352. Enfin, le risque est grand que les Bohémiennes aident les condamnés aux galères à s’évader.

347 Les patronymes de ces femmes sont identiques à ceux des accusées en Lorraine.

348 AN, MAR D/5 4 à D/5 8, signalements de forçats.

349 ADMM, 11 B 1867, procédure contre les Bohémiens arrêtés dans le bois de la Reine et des particuliers de Sanzey, 1739.

350 Elle dit résider ordinairement à proximité de Lyon. Elle a quitté cette région en compagnie de son mari afin de se rendre à Hespérange pour voir un de ses cousins.

351 AM Marseille, FF 261, ordonnance de police du 25 février 1728, utilisé dans ETCHEPARE (Monique), op.

cit., p. 117.

123 Concernant précisément la situation à Marseille, outre du fait d’une répression accrue suite à la déclaration de 1724, il est probable que la ville ait cessé d’attirer les Bohémiens dans les dernières années de l’Ancien Régime, en raison de l’abandon des galères. Ce n’est alors que ceux qui restent se seraient établis dans la rue de la Panoucherie, dite « de la fontaine des Bohémiennes »353.

Les archives lorraines que nous avons étudiées ne montrent plus aucune condamnation aux galères après 1741. Notre hypothèse354 est que leur présence est moins remarquée par le pouvoir, du fait que la peine des galères est moins prononcée contre eux, au point que l’intendant de Provence signale à l’occasion d’un procès contre des Bohémiens, dans une lettre du 2 mai 1760, ressortissant d’une correspondance avec le Chancelier, qu’« on ne voit

plus […], dans tout le Royaume, et surtout dans cette province des bohémiens proprement dit : ceux qui en prennent le nom sont des gens du pays qui mènent à la faveur de cette imitation une vie errante et libertine, et l’on doit, par conséquent, les traiter comme des vagabonds »355.

Outre un déni manifeste de leur présence dans la province, on voit ici à l’œuvre une disqualification des Bohémiens opérée sur le fondement d’une imposture356 permettant de les renvoyer dans le cadre de la catégorie des vagabonds. À un autre niveau de lecture, cette lettre trahit également l’équivoque portant sur la représentation policière et judiciaire des Bohémiens : ne les concevoir que comme soi-disant Bohémiens, c’est-à-dire comme des provençaux se faisant passer pour Bohémiens, revient à occulter l’implantation locale d’individus dont la réalité anthropologique en fait des Bohémiens de Provence.

353 Cf. notes 337 et 338.

354 Hypothèse que l’étude de la situation lorraine, dans la section suivante, confirmera.

355 AD Bouches-du-Rhône, C 3.573, Fonds de l’Intendance, cité par ETCHEPARE (Monique), op. cit., p. 116.

356 Déjà des chroniqueurs du XVIe siècle comme l’alsacien Daniel Specklin pouvaient tenir ce discours. Cf.

124

B. Une fréquentation occasionnelle des villes : le quotidien des