Partie I. La définition incertaine et le statut ambigü des « soi-disant
Chapitre 1. Une législation spécifique visant les Bohémiens
A. La loi et la jurisprudence contre les Bohémiens
1. La législation royale
L’action législative à l’encontre des Bohémiens emprunte deux canaux et se traduit par une série de textes visant expressément et à titre principal les Bohémiens d’une part, ainsi que par des textes réprimant des comportements et un mode de vie qu’ils ont fait leur, d’autre part. Un rappel des principaux textes est nécessaire afin de préciser les mesures initiales prises à l’encontre de la collectivité bohémienne (tableau 2).
144 ASSÉO (Henriette), « Marginalité et exclusion. Le traitement administratif des Bohémiens dans la société française du XVIIe siècle », op. cit.
56 Tableau 2 : Les principaux textes législatifs et réglementaires concernant les Bohémiens avant 1682
Particularité du texte
Législation Centrale de la France
Mesures prévues cas de contravention Peines prévues en Bohémiens mentionnés explicitement Bohémiens concernés implicitement
Catégorie spécifique Catégorie confondue Catégorie connexe Lettre missive
de Louis XII du 27 juillet 1504
Mesure locale (au bailli de Rouen) prise contre
les Bohémiens
Les intrus vagabonds qui se disent ou se nomment
Égyptiens
Recherches dirigées contre eux afin de les
chasser Arrêt du grand conseil du 28 juillet 1510 Réglementation dissuasive prise contre les Bohémiens
Les soi-disant Égyptiens et
Égyptiennes Interdiction de rester dans le royaume Sous peine d'être pendu Édit de François Ier du 25 janvier 1536 Compétence de la maréchaussée
Les gens de guerre et autres vagabonds et domiciliés relèvent de la maréchaussée Édit de François Ier du 24 juin 1539 Première mesure dissuasive de nature législative de portée générale.
Réponse du roi aux plaintes populaires
Les personnages inconnus qui se font appeler
Bohémiens
Interdiction d’entrer dans le royaume, et expresses injonctions à
ceux qui y sont d’en sortir Sous peine de punitions corporelles Ordonnance générale de Charles IX du mois de janvier 1560 Régit le clergé, la justice, la police, et les
universités. Rendue sur les plaintes
des États d’Orléans.
Prévoit l'envoi aux galères
Les Bohémiens ou Égyptiens, leurs femmes,
enfans et autres de leur suite
Sureté publique, police quitter le royaume dans Commandement de les deux mois
Sous peine de galères et de punitions corporelles Arrêt du conseil d’Henri IV du 22 août 1606
Rendu sur les plaintes faites au roi.
Dispersion des grandes compagnies
Les compagnies bohémiennes
Interdiction de s'attrouper à plus de 4 personnes. Dispersion des compagnies dans un
délai de 3 jours Sous peine de punitions corporelles Édit du roi du 2 décembre 1647 Modération de la peine de mort à celle des
galères pour les vagabonds et déserteurs
Les vagabonds, sans aveu, et déserteurs Ordonnance Louis XIV du 18 décembre 1660 Sureté publique, et réglementation du port d’armes
Les Bohémiens, étrangers, vagabonds, soldats, voleurs et forains
Sureté publique quitter le royaume dans Commandement de le délai d'un mois
Sous peine des galères et de punitions corporelles Édit de Louis XIV du mois de décembre 1666 Réglementation de la police. Mesure expéditive
appliquée par ceux en charge de poursuivre les
vagabonds et du maintien de l'ordre
public
Les nommés vulgairement Bohémiens ou Égyptiens et autres de leur bande
Police Arrestation
Et envoi aux galères pour les hommes, et fouet, marque, bannissement pour les femmes Ordonnance criminelle de 1670
Contrôle des catégories mouvantes et donne la compétence aux prévôts
des maréchaux sur les délinquants récidivistes
Les soldats, déserteurs, vagabonds,
récidivistes, chemineaux, vol sur
grand chemin, cambriolage, fausse monnaie Édit du mois d’août 1671
Répression des abus qui se commettent durant les
pèlerinages
Égyptiens et autres de leur Les Bohémiens ou bande Pèlerinage Arrêt du conseil du roi du 4 août 1673 Préfigure la déclaration royale de 1682 Associe les Bohémiens
aux voleurs Confond les Bohémiens
et vagabonds
La circulation des vagabonds dits Bohémiens et gens sans aveu « sans autre
profession que de voler »
Commandement de quitter le royaume dans
un délai d'un mois
Sous peine des galères pour les hommes (pas de précisions pour les
femmes) Arrêt
du conseil d’État du 17 juin 1682
Gentilshommes offrant une retraite aux Bohémiens
Interdiction aux gentilshommes d’offrir
une retraite aux Bohémiens Déclaration de Louis XIV du 11 juillet 1682 Tranquillité publique. Commande le renouvellement des anciennes ordonnances contre les Bohémiens et de nouvelles mesures contre leurs femmes, et
ceux qui se rendent complices de leurs crimes en leur accordant
leur protection
Les Bohémiens (dispersion et séparation
définitive des familles)
Gentilshommes, seigneurs hauts-justiciers et de
fiefs hébergeant les Bohémiens ou Egyptiens et leur
troupe
Mobilisation des baillis, sénéchaux, et leurs lieutenants, ainsi que
des prévôts des maréchaux, vice-baillis
et vice-sénéchaux. Arrestation immédiate
des Bohémiens.
Et envoi aux galères à perpétuité pour les hommes, punitions corporelles pour les
femmes et enfermement dans
les hôpitaux des enfants.
Interdiction aux seigneurs haut-justiciers
de donner retraite aux Bohémiens
Sous peine de privation de leur
justice et confiscation de leurs fiefs pour les
57 Première mesure de nature législative de portée générale menaçant expressément l’existence des Bohémiens, l’édit de François Ier du 24 juin 1539, enregistré au Parlement de Paris le 4 août, défend l’entrée du royaume aux Bohémiens, et enjoint à ceux qui y sont d’en sortir. Les « personnages incognus qui se font appeler Boesmiens »145, et qui se rassemblent en se réclamant « d’une simulée religion ou de certaine pénitence », sont entrés dans le royaume de France et ont l’habitude « d’aller, venir, séjourner et traverser d’ung lieu à
l’autre, ainsi que bon leur semble, faisant et commettant par les lieux et endroits où ils passent plusieurs et infinis abus et tromperies »146.
Cette disposition est une réponse du roi aux plaintes populaires qui attestent d’une présence des Bohémiens. L’édit mentionne le fait qu’ils sont « accoutumé[s] » à circuler dans le royaume ; de fait, ils sont dans le royaume depuis déjà un siècle environ.
Le roi ordonne « que d’oresnavant aucunes desdites compaignies et assemblées des
dessudits Boesmiens, puissent aucunement entrer, venir ni séjourner en nostredit royaume
[…] ». « Si aucuns de leur qualité se ingéroient de y venir et entrer cy après qu’il leur soit
par nos juges et officiers des lieux où ils arriveront, fait expresses injonctions, sur peines de punitions corporelles, qu’ils ayent à vuider hors nostredit royaume, et eux retirer d’icelui le plus tôt que faire se pourra ». En cas de non-respect de cette injonction et interdiction, il sera
« procédé contre eux, comme infracteurs et transgresseurs de nos ordonnances et défenses » par les juges et officiers royaux dans leurs détroits et juridictions. Ce dispositif a une double fonction, exprimée dans le texte, qui est à la fois exemplaire et dissuasive : l’interdiction de séjour des compagnies bohémiennes est préventive et vise à empêcher le sentiment d’insécurité généré par les « abus et tromperies » qu’elles ont pu commettre.
Au même moment en Lorraine, le duc Antoine ordonne par deux édits en dates des 4 novembre 1534 et 9 décembre 1541, de « dépouiller les Egiptiens, & d’arrêter ceux qui
seroient soupçonnés de crimes »147.
L’ordonnance générale de Charles IX du mois de janvier 1560, rendue sur les plaintes, doléances et remontrances des États d’Orléans, régit trois matières principales : le clergé, la justice et la police, et enfin les universités et leurs privilèges. En ce qui concerne les Bohémiens, ils relèvent de la justice et de la police : les baillis et sénéchaux et leurs
145 « Édit défendant l’entrée du royaume aux bohémiens, et enjoignant à ceux qui y sont d’en sortir » du 24 juin 1539, dans ISAMBERT (François-André), JOURDAN (Athanase-Jean-Léger), et al., Recueil général des
anciennes lois françaises. Depuis l’an 420 jusqu’à la révolution de 1789, tome 12, Belin-Leprieur, Paris, 1828,
p. 566s.
146 Ce texte répond à des plaintes et doléances qui sont parvenues au roi, de même que l’ordonnance de 1560 est rendue sur les plaintes et doléances des États réunis à Orléans.
147 ROGÉVILLE (Pierre Dominique Guillaume de), Dictionnaire historique des ordonnances et des tribunaux
58 lieutenants et officiers doivent leur commander de « vuider dedans deux mois, nos royaumes
et païs de nostre obéïssance, à peine des galères et punition corporelle »148. Ces dispositions visent « ceux qui s’appellent bohémiens ou égyptiens » et leurs « femmes, enfans et autres de
leur suite »149. Il est prévu qu’à l’issue du délai imparti, les juges pourront d’une part, « sur
l’heure sans autre forme de procès » faire raser les cheveux et barbe des hommes, et les
cheveux des femmes et enfants qui seraient trouvés sur les terres du roi – soit qu’ils soient restés, soit qu’ils soient venus après l’entrée en vigueur de l’ordonnance –, et d’autre part envoyer les hommes servir sur les galères pour trois ans.
Sous le règne de Louis XIV, l’édit du mois de décembre 1666 portant règlement général de la police de Paris prévoit que « les nommés vulgairement Bohémiens ou Egyptiens
et autres de leur bande et suite »150 doivent être arrêtés et constitués prisonniers, attachés à la chaîne et conduits aux galères pour y servir comme forçats sans autre forme ni figure de procès. L’édit vise également les vagabonds et gens sans aveu. En fait, la confusion – ou plutôt l’association – entre Bohémiens et vagabonds s’opère dès la fin de la première moitié du XVIIe siècle151. La peine des galères, commune aux vagabonds et aux Bohémiens dès son institution en 1560, devient la peine de principe pour ces catégories d’individus. La monarchie agit contre le vagabondage collectif par des décisions générales fondées sur des délits commis à l’échelle locale.
En plus de ces textes concernant les Bohémiens en tant que groupe social encore assez mal défini, la forme militaire de leur organisation les fait entrer dans le champ de la législation réglementant la soldatesque. Les Bohémiens mènent en effet une activité guerrière et les compagnies armées offrent leurs services notamment aux troupes royales. Appréciés en temps de guerre, ils sont considérés comme des brigands en temps de paix152.
En ce qui concerne la législation, les édits de bannissement ne se ramènent pas seulement aux vagabonds ou errants, et les compagnies bohémiennes sont révoquées comme compagnies militaires en fonction des arbitrages politiques.
148 « Ordonnance générale rendue sur les plaintes, doléances et remontrances des états assemblés à Orléans » de janvier 1560, enregistrée au Parlement de Paris le 13 septembre 1561, dans ISAMBERT (François-André), JOURDAN (Athanase-Jean-Léger), et al., Recueil général des anciennes lois françaises. Depuis l’an 420
jusqu’à la révolution de 1789, tome 14, Belin-Leprieur, Paris, 1829, p. 63s.
149 Ibid.
150 DELAMARE (Nicolas), Traité de la Police, Tome Ier, Jean et Pierre Cot, Paris, 1705, p. 128s.
151 Jusque-là, le statut juridique des Bohémiens n’est pas nettement défini, et la nature des peines qu’ils encourent est par conséquent encore incertaine. Par ailleurs, cette association entre Bohémiens et vagabonds n’est probablement pas étrangère au fait qu’on cesse de les considérer comme des pèlerins. Cf. infra, B.
59 De 1539 à 1724, la législation contre les Bohémiens ou Égyptiens est assez répétitive et poursuit un but simple : les chasser du royaume. Les mesures de refoulement prises simultanément dans les provinces sur ce fondement, ont pu engendrer des mouvements au travers des frontières juridictionnelles sans toutefois impliquer un refus de la présence égyptienne dans les armées. Elles mettent en évidence les difficultés inhérentes au système militaire de l’époque de contenir les mouvements des troupes licenciées. Les noms et qualités de soldats lors de la montre du ban et de l’arrière-ban du bailliage de Sens le 15 juillet 1545 illustrent bien la présence de Bohémiens : on trouve un « Sébastien Lambert, egiptien,
harquebusier » et un « Anthoine Michel, fiffre du pais d’Egipte demourant à Sens »153.
Les mouvements incessants des troupes de Bohémiens et d’autres gens d’armes sur la frontière nord du royaume s’expliquent aussi par les aléas de la fortune militaire. En 1560, les États de Péronne dénoncent les ravages commis « par les Bohémiens ou Egyptiens passant de
trois moys en trois moys au grand nombre et soubz umbre desquelz se joignent en leur troppe plusieurs gens cherchans oisiveté vaccabons et vivans de pilleries et larcins »154. Or, c’est au même moment que les États de Blois obtiennent la rédaction d’une ordonnance contre les Bohémiens. Un autre élément : suite à sa défaite au siège de La Rochelle en 1573, l’armée royale est dissoute, et on sait qu’elle était alors majoritairement composée d’étrangers155.
L’étude succincte des premières mesures de la monarchie et du contexte de la présence des Bohémiens sur le territoire permet de mieux cerner les prémices de la législation dirigée contre eux.