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Partie I. La définition incertaine et le statut ambigü des « soi-disant

Chapitre 2. Entre justice et police : l’interception des groupes bohémiens

B. Le domaine des compétences de police de la maréchaussée

2. Les moyens de contrôle du territoire : chevauchées et tournées

Les chevauchées et tournées font l’objet d’une attention souvent renouvelée du pouvoir central. En la matière, l’ordonnance de 1720 introduit un changement important en substituant aux grandes chevauchées un système de tournées. Jusqu’au XVIIIe siècle, les chevauchées consistaient en des expéditions militaires et judiciaires menées par les prévôts des maréchaux, les baillis, les vice-baillis, les vice-sénéchaux ou leurs lieutenants, ou par les lieutenants criminels de robe courte. Tous les trois mois, ces officiers montent à cheval à la tête de leurs archers et accompagnés de l’assesseur et du procureur du siège de la maréchaussée, afin de battre la campagne dans leur circonscription pour prévenir les désordres et chasser les vagabonds et brigands du pays. Puis, à partir de la réforme de 1720, les tournées sont menées par chaque chef de brigade, tenu de se déplacer un jour sur deux en compagnie de ses quatre cavaliers dans toutes les paroisses de sa circonscription. Mais dans certains cas, deux hommes seulement effectuent les tournées.

L’ordonnance du 19 avril 1760 vise à remédier aux insuffisances de la maréchaussée en y réglementant la discipline404. La tournée journalière de deux hommes sur les grands chemins et chemins de traverse est définitivement adoptée, et le chef de brigade – exempt, brigadier ou sous-brigadier – commande le détachement plusieurs fois par semaine et aussi souvent que nécessaire405. Les itinéraires doivent varier et les tournées doivent être plus fréquentes sur les routes dangereuses, telles celles aux abords des forêts, montagnes ou vallons406. Et des tournées doivent avoir lieu notamment sur les foires et marchés407.

404 Un mémoire du lieutenant de maréchaussée en résidence à Perpignan, rédigé en 1747, dénonce le désordre régnant dans sa compagnie, l’attribuant au prévôt général. Selon l’officier auteur du mémoire, il est rare que les deux cavaliers – jamais davantage – fassent leur tournée l’après-midi. Ils bâclent les recherches au point que celles-ci ont « plutôt l’air d’une promenade » et ce travail « est si mal fait qu’il vaudrait mieux qu’on se

reposât ». AD Pyrénées Orientales, C 695, cité par LARRIEU (Louis), Histoire de la maréchaussée et de la gendarmerie. Des origines à la quatrième République, Phénix éditions, Villiers-sur-Marne, 2002, p. 276 et 277.

405 Titre 3, article 1er.

141 En outre, l’ordonnance prévoit un contrôle du service effectué au moyen de la tenue d’un journal dans lequel les chefs de brigade doivent consigner les tournées ordinaires et les courses extraordinaires. Le chef de brigade doit remettre le journal au lieutenant à la fin de chaque mois, et celui-ci le fait à son tour parvenir au prévôt général. En définitive, les prévôts généraux doivent, tous les deux mois, adresser au secrétaire d’État à la guerre les états des brigades où sont mentionnés les tournées journalières ainsi que le service effectué par ces brigades. Les prévôts informent le secrétaire d’État de toute information intéressante408. C’est ce qu’il semble se passer dans un procès instruit par le prévôt de la maréchaussée de Metz en 1721, expliquant le délai particulièrement long – environ sept mois – entre la capture des Bohémiens concernés et l’instruction. Le prévôt des maréchaux a pris ses instructions auprès du ministre d’Aguesseau409.

L’ordonnance du 27 décembre 1769 réglemente, non seulement l’administration de la maréchaussée, mais aussi son service. Les tournées journalières doivent être exactes dans les paroisses, grands chemins et routes de traverse, et les cavaliers sont tenus de s’informer de tout ce qui peut intéresser le bon ordre et la tranquillité publique. L’article 36 du texte prévoit que les brigades doivent entretenir une correspondance permanente et se rencontrer au moins une fois par semaine à des endroits fixés à l’avance par les prévôts généraux afin de se communiquer divers renseignements intéressant le service410.

Enfin, l’ordonnance du 28 avril 1778 opère une distinction entre les fonctions des officiers et celles de la troupe. Les premiers, du sous-lieutenant à l’inspecteur général, sont tenus à un service d’inspection des brigades. Et le service de la seconde consiste à faire une tournée quotidienne sur les grands chemins et chemins de traverse, ainsi que dans les bourgs, villages, hameaux, châteaux et lieux suspects du district de la brigade. Pour ce qui est des effectifs, deux divisions de deux hommes effectuent les tournées à tour de rôle411. Une lettre ministérielle précise que le chef de brigade doit diriger les tournées « sur les chemins et lieux

les plus exposés aux entreprises des malfaiteurs [et doit] néanmoins les varier de manière que chaque ville, bourg, village et hameau de son district [puisse] éprouver successivement le

407 « Ordonnance sur la discipline, subordination et service des maréchaussées » du 19 avril 1760, dans ISAMBERT (François-André), JOURDAN (Athanase-Jean-Léger), et al., Recueil général des anciennes lois

françaises. Depuis l’an 420 jusqu’à la révolution de 1789, tome 22, Belin-Leprieur, Paris, 1830, p. 299s.

408 Titre Ier, articles 24, 25 et 26.

409 ADM, B 10452, procédure contre des Bohémiens, 1721.

410 Cf. LARRIEU (Louis), op. cit.

411 « Règlement concernant la maréchaussée, en quatorze titres » du 28 avril 1778, dansISAMBERT (François-André), JOURDAN (Athanase-Jean-Léger), et al., Recueil général des anciennes lois françaises. Depuis l’an

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secours et la confiance que le roi [a eu] l’intention de procurer à tous ses sujets et particulièrement à ceux des campagnes »412.

Une correspondance entre brigades doit être suivie : une fois par semaine, chaque brigade doit communiquer à celles comprises dans un périmètre de cinq lieues les avis qu’elle a pu recevoir en ce qui concerne la sûreté publique et de concerter les opérations relatives à la recherche des malfaiteurs connus. Tous les objets de service sont portés au jour le jour sur un journal de service ordinaire : les cavaliers emportent des feuillets au cours de leurs tournées – ils sont munis d’un portefeuille à cet effet –, et le chef de brigade consigne chaque jour dans un cahier le service porté aux feuillets. Le cahier reste à la brigade alors que les feuillets sont envoyés tous les mois au sous-lieutenant, au lieutenant et au prévôt général et sont ensuite adressés à l’intendant.

L’identité de l’institution prévôtale, en tant que magistrature armée et principale force de police à même de garantir dans les provinces la sûreté et l’ordre – en un mot le bien public – en fait un instrument de contrôle et de répression.

Le cadre juridique et institutionnel de la répression étant posé de manière générale, il nous faut à présent envisager la situation de la Lorraine, tant du point de vue de la géographie que des institutions. Ceci afin de comprendre ce qui fait la richesse de cette région relativement à l’étude des Bohémiens en termes d’histoire, d’histoire du droit et d’anthropologie.

412 AD Pyrénées Orientales, C 698, cité par LARRIEU (Louis), Histoire de la maréchaussée et de la

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Section 2. La présence bohémienne dans le duché de Lorraine,

terre frontalière : un particularisme provincial

Les Bohémiens qui sillonnent la Lorraine au XVIIIe siècle n’en sont bien évidemment pas tous originaires, tant s’en faut. Toutefois, des éléments tels que la langue qu’ils parlent ou les lieux de baptême, de mariage, etc. permettent de déterminer qu’ils ont pour la plupart essentiellement des points d’ancrage, outre en Lorraine, dans les régions et pays voisins tels que l’Allemagne, le Luxembourg, la Belgique et les Pays-Bas.

Par conséquent, l’étude de la présence bohémienne en Lorraine implique nécessairement une compréhension de la situation de cette province mais aussi de l’analyse de ses ressources.

Plusieurs sources rendent compte de l’état du duché de Lorraine et Barrois aux XVIIe

et XVIIIe siècles, au premier plan desquelles le mémoire de 1697, rédigé par Jean-Baptiste Desmarets de Vaubourg, et concernant les États du duché de Lorraine413. Il est voué à l’instruction de Louis de France, alors duc de Bourgogne, et petit-fils de Louis XIV, destiné à devenir le futur roi de France414. Ensuite, les mémoires de Nicolas Durival consacrés à la Lorraine et au Barrois, imprimés à Nancy dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, s’avèrent riches en données relatives aux institutions et surtout en renseignements d’ordre topographique415.

En ce qui est les références bibliographiques utilisées dans cette section, l’ouvrage d’Henry Bogdan sur la Lorraine des ducs nous aide largement à comprendre l’histoire institutionnelle et politique de la Lorraine ducale416. Divers articles parus dans des revues locales, de la main d’historiens comme Henri Hiegel417, Louis Gilbert418, Paul-Etienne

413 LAPERCHE-FOURNEL (Marie-José) (éd.), L’intendance de Lorraine et Barrois à la fin du XVIIe siècle. Édition critique du mémoire « pour l’instruction du Duc de Bourgogne », Éditions du Comité des Travaux

Historiques et Scientifiques, Paris, 2006.

414 Louis de France succombera à la rougeole en 1712. C’est son plus jeune fils qui deviendra Louis XV en succédant à Louis XIV, son bisaïeul, en 1715.

415 DURIVAL (Nicolas), Mémoire sur la Lorraine et le Barrois suivi de la table alphabétique et topographique

des lieux, Henry Thomas, Nancy, 1753 ; et DURIVAL (Nicolas), Description de la Lorraine et du Barrois, 3

tomes, Veuve Leclerc, Nancy, 1778-1779

416 BOGDAN (Henry), La Lorraine des ducs. Sept siècles d’histoire, Perrin, Paris, 2005.

417 HIEGEL (Henri), « Les Tsiganes mosellans », Le Pays Lorrain, 41e année, n° 4, 1960, p. 143-150.

144 Glath419 apportent un éclairage local non négligeable, à l’échelle d’un ressort territorial particulier.

Il importe de saisir les caractères – notamment géographique, linguistique, institutionnel etc. – de la Lorraine (§ 1) avant d’y étudier la présence bohémienne proprement dite (§ 2).

§ 1. La situation du duché de Lorraine entre 1698 et 1789

De l’accession au pouvoir de Léopold Ier en 1697 à 1766 – date à laquelle le duché de Lorraine revient à la France – trois ducs se succèdent à la tête des États de Lorraine et du Barrois : Léopold Ier (1697-1729), François III (1729-1737) et Stanislas Ier Leszczynski (1737-1766). Les caractéristiques générales de ces règnes permettent de donner une idée de l’esprit du gouvernement des derniers souverains lorrains et des impulsions qu’ils ont donné à la région avant qu’elle ne revienne à la couronne de France.

La Lorraine retrouve son indépendance avec Léopold-Joseph, qui régnera sur les duchés sous le nom de Léopold Ier. Il va s’attacher à reconstruire ses États, meurtris par la guerre de Trente Ans et les occupations successives dont ils ont fait l’objet. C’est par le traité de Ryswick du 30 octobre 1697, qui rétablit l’indépendance de la Lorraine, que Léopold Ier

récupère ses États – à savoir le duché de Lorraine et le duché de Bar – sous réserve d’hommage à Louis XIV pour le Barrois mouvant.

Cette indépendance n’est toutefois pas totale, dans la mesure où le nouveau duc doit détruire les fortifications de Nancy, de Bitche et de Hombourg et laisser au roi de France les prévôtés de Longwy et de Sarrelouis. Cependant, Léopold Ier acquerra par la suite les comtés de Ligny et Falkenstein, les baronnies d’Ancerville et de Fénétrange et la principauté de Commercy ; et la France lui restituera Rambervillers dans les Vosges et Saint-Hippolyte en Alsace.

En outre, la souveraineté du duc trouve une autre limite prévue par le traité de Ryswick : les troupes françaises des Trois-Evêchés se rendant en Alsace ont le droit de traverser librement les possessions ducales. D’ailleurs, le mémoire de Jean-Baptiste Desmarets de Vaubourg signale d’emblée dans son premier chapitre que « les Etats de

419 GLATH (Paul-Edouard), « Les Bohémiens au Baerenthal », Bulletin de la Société Niederbronnoise

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Lorraine et Barrois sont si fort mêlés avec les évêchés de Metz, Toul, Verdun, qu’il est presque impossible de parler de l’un sans parler de l’autre »420.

François-Étienne de Lorraine, fils de Léopold, lui succède le 27 mars 1729. Il renonce au duché de Lorraine en 1737 suite à son mariage avec Marie-Thérèse, l’appelant à devenir empereur des Romains, fondant ainsi la maison des Habsbourg-Lorraine.

Dans le cadre de cette renonciation du duc François III, et relativement aussi à la succession de Pologne, des accords préliminaires sont signés entre la France et l’Autriche. Le roi Stanislas renonce au trône de Pologne et recevra à titre viager les duchés de Lorraine et de Bar auxquels François III doit renoncer ; en effet, la France n’a consenti au mariage entre François et Marie-Thérèse d’Autriche qu’à cette condition421. À la mort de Stanislas, les duchés seront annexés par la France comme dot de Marie Leszczynska au roi de France Louis XV.

Il convient à présent d’envisager plus précisément les conditions avec lesquelles les Bohémiens qui sillonnent la province ont à composer, d’abord essentiellement géographiques et topographiques (A). Puis le traitement de la maréchaussée et de ses agents chargés de poursuivre les Bohémiens donnera un aperçu des forces en présence (B).