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Partie I. La définition incertaine et le statut ambigü des « soi-disant

Chapitre 1. Une législation spécifique visant les Bohémiens

B. L’importance des contextes dans l’élaboration de la législation du

2. Les Lumières et leur influence sur le droit pénal et la police

Au-delà de l’effort d’encadrement de la mobilité – et donc de la lutte contre la mobilité illégale – comme enjeu croissant de contrôle du territoire, d’autres questions y étant relatives occupent le champ juridique et politique.

Sur la toile de fond de l’histoire des différentes théories savantes au XVIIIe siècle, une étape importante se détache et l’année 1764 apparaît cruciale dans ce domaine. Autour de cette année, de grands bouleversements ont lieu du point de vue des sciences politique et juridique dans l’Europe occidentale. Deux ans plus tôt, Jean-Jacques Rousseau fait publier son Contrat social, qui rénove d’une certaine façon les idées et qui va connaître un grand succès. En 1764, Cesare Beccaria, juriste italien éclairé, fait publier son traité Des délits et des

peines, qui est traduit en français dès l’année suivante, et dans lequel il pose les principes de

109 cours en France. Des mémoires des sociétés d’agricultures déplorant le fléau du vagabondage, de la mendicité, en bref de toute une classe d’individus, s’en prennent aux franges de la population qui menacent l’ordre public par leur mode de vie et leur existence même.

Il est difficile de déterminer dans quelle mesure toutes ces remises en cause – sur le plan théorique – influencent la législation ; mais on peut toutefois remarquer que ce contexte intellectuel bouillonnant a joué son rôle dans l’élaboration de textes comme la déclaration du 3 août 1764, largement empreinte des idées physiocratiques. La physiocratie, doctrine à préséance économique, naît et se propage en France au siècle des Lumières et de nombreux ministres mettent en œuvre ces idées : citons Étienne-François de Choiseul, principal ministre de Louis XV de 1758 à 1770, Clément-Charles-François de L’Averdy, contrôleur général des Finances de 1760 à 1768, ou encore Anne-Jacques-Robert Turgot, ministre des Finances de Louis XVI de 1774 à 1776. Selon les physiocrates, la terre est source de toutes les richesses, que l’agriculture multiplie ; on comprend dès lors l’enjeu que constitue la lutte contre les vagabonds dans les campagnes.

Par ailleurs, de nombreux traités de droit criminel – littérature certes déjà existante avant le XVIIIe siècle – consistent en des commentaires, dans une optique plus ou moins réformatrice, de la législation pénale. Les grands noms de la doctrine juridique sont alors Daniel Jousse, Pierre-Louis de Lacretelle, Pierre-François Muyart de Vouglans, Boucher d’Argis, etc. Une véritable volonté pédagogique est à l’œuvre, à l’égard du public « &

sur-tout à ceux qui veulent se livrer à l’étude de ces Loix »301. L’ambition d’un Muyart de Vouglans par exemple consiste en l’actualisation de la matière et la rationalisation dans la manière de présenter les lois. Le champ de son étude porte donc sur les lois en vigueur, alors que celles abrogées ou tombées en désuétude en sont écartées.

Tout un courant de juristes s’emploie donc, à un degré variable, à prôner une réforme de la matière pénale et la littérature, assez abondante sur le sujet, laisse voir à la fois des contempteurs de pans entiers de la législation et des juristes intarissables d’éloges sur les lois elles-mêmes, mais appelant de leurs vœux leur meilleure application, suggérant que la bonne application de textes existants vaut mieux que la publication de nouveaux.

Une dernière précision s’impose quant à l’apport des Lumières à la pratique pénale : l’usage de ne pas rendre publique la motivation des jugements dans l’ancien droit, qui permet

301 MUYART DE VOUGLANS (Pierre-François), Les loix criminelles de France, dans leur ordre naturel, Morin, Paris, 1780, p. IX.

110 aux juges d’appliquer assez souplement un texte, permet une inflexion de la législation, par la jurisprudence, vers une certaine tempérance302.

Si l’on considère plus précisément l’étude des Bohémiens et des groupes associés, il faut signaler l’émergence, dans le cadre de la science criminelle et de la police à l’échelle allemande, des Kriminalisten. Ces agents, exerçant des charges de police, s’attachent, au cours du XVIIIe siècle, à améliorer le repérage des délinquants303. Georg Jakob Schäffer, que nous retrouverons plus loin, en est un représentant intéressant directement notre sujet.

Du point de vue de l’étude scientifique des Bohémiens, la théorie de leur origine indienne, fruit de recherches linguistiques, confirme une origine extra-européenne jusque-là supposée. En fait, dès la fin du XVIIIe siècle, deux Allemands, Johannes Rüdiger et Heinrich Moritz Gottlieb Grellmann304, et un anglais, Jacob Bryant, exposent cette théorie305. Une traduction partielle en français de l’ouvrage de Grellmann paraît à Metz en 1788, agrémentée d’un vocabulaire comparatif des langues indienne et bohémienne. Des travaux ultérieurs confirment cette théorie au XIXe siècle. L’historiographie des Tsiganes présente habituellement, à partir du XVIIIe siècle, cette origine indienne pour ainsi dire sur le même plan que la discipline linguistique.

En fait, les Lumières constituent indéniablement une période de renouveau scientifique à tous points de vue, mais qui n’empêche pas les approximations ou les fourvoiements. Bien plus, elles cristallisent les antagonismes apparents – et somme toute assez théoriques – entre les valeurs civilisationnelles de l’Europe en cours de refondation et celles d’autres « peuples », dont les Bohémiens306.

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La déclaration royale de 1682, en plus de prolonger l’action législative spéciale à l’encontre des Bohémiens, contraint les seigneurs à abandonner leurs liens avec les Bohémiens. Il dénie dès lors la possibilité d’un enracinement des Bohémiens dans la société au moyen de tels liens. En outre, la législation ultérieure, qui élargit la répression des

302 DAUCHY (Serge), DEMARS-SION (Véronique), « La non-motivation des décisions judiciaires dans l’ancien droit : principe ou usage ? », Revue Historique de Droit français et étranger, n° 82, 2004, p. 171-188. Cf. infra, partie II, chapitre 1, section 2, § 1.

303 LUCASSEN (Leo), « " Harmful tramps ". Police professionalization and gypsies in Germany, 1700-1945 »,

Crime, History & Societies, n° 1/1 1997, p. 29-50.

304 Voir annexe 31.

305 Il est ici utile de se reporter à PIASERE (Leonardo), « De origine cinganorum », Études et documents

balkaniques et méditerranéens, n° 14, recueil V, 1988, p. 105-126.

111 Bohémiens en assimilant leur mode de vie au vagabondage, contribue à fabriquer une vision uniforme issue d’un amalgame entre oisiveté, errance, et criminalité.

Cette nouvelle représentation s'impose dans le contexte idéologique effervescent des Lumières, dont la déclaration du 3 août 1764 constitue une étape marquante pour la France. La domestication de la noblesse par l’État monarchique classique et la criminalisation des Bohémiens ont donc nécessairement une répercussion sur les relations entre les Bohémiens et les populations locales, ainsi que les magistrats.

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Chapitre 2. Entre justice et police : l’interception des