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Partie I. La définition incertaine et le statut ambigü des « soi-disant

Chapitre 1. Une législation spécifique visant les Bohémiens

A. Les enjeux du dispositif répressif

L’application de ce texte, qui prévoit la répression des Bohémiens et de ceux qui pourraient les héberger et les protéger (1), ne se fait pas sans réaction de la part des seigneurs dont les fidélités des Bohémiens servent les intérêts (2).

1. La lettre de la déclaration

Le texte256 trouve ses motifs dans les efforts infructueux des rois précédents pour chasser cette population du royaume, et le maintien de la présence bohémienne atteste de l’échec des mesures royales. Ces « voleurs » essaiment encore, encouragés par le refuge qu’ils trouvent auprès des gentilshommes et seigneurs justiciers de la plupart des provinces qui bravent la législation royale en leur donnant asile. La désignation des Bohémiens sous le terme de voleurs révèle clairement la criminalité ordinairement associée à cette population. Le point important à tirer au clair ultérieurement sera la détermination de la réalité – ou non – de cette criminalité et surtout son ampleur. En outre, s’ils sont assimilés à des voleurs, pourquoi ne pas les punir sur ce simple fondement ?

Quant au dispositif lui-même, la tranquillité publique commande d’une part que les anciennes ordonnances à l’égard des Bohèmes soient renouvelées, et d’autre part que de nouvelles mesures soient prises.

L’exécution des anciennes ordonnances doit d’abord se manifester par l’arrestation des « Bohêmes » ou « Égyptiens » – hommes, femmes et enfants – au moyen de la mobilisation de tous les officiers de justice, à savoir les baillis, sénéchaux, leurs lieutenants, ainsi que des prévôts des maréchaux, vice-baillis et vice-sénéchaux. Les Bohémiens de sexe masculin seront envoyés aux galères à perpétuité257.

Dans un souci d’appuyer la répression, l’ordonnance emporte de surcroît la séparation et la dispersion définitive des familles. Les femmes et filles « trouvées menant la vie

bohémienne » auront la tête rasée, et les enfants trop jeunes pour servir aux galères seront

envoyés dans les hôpitaux les plus proches pour y être nourris et élevés. Pour les femmes récidivistes, c’est-à-dire continuant « de vaguer et de vivre en bohémiennes », il est prévu

256 Cf. annexe 1.

257 Cf. supra, section 1, § 1. L’ordonnance de janvier 1560 prévoyait déjà la peine des galères pour les Bohémiens réfractaires au commandement de quitter le royaume dans le délai imparti de deux mois.

90 qu’elles soient fustigées et bannies du royaume sans autre forme de procès. Nul doute, au regard de ces mesures, que le législateur ait compris le caractère fondamental du lien familial des groupes bohémiens. Près d’un siècle plus tard, des ordonnances des souverains du Saint Empire romain germanique viseront également – mais par d’autres moyens et dans une autre optique – de saper les liens familiaux des Bohémiens258.

L’analyse de la déclaration du 11 juillet 1682, dans ses dispositions visant les Bohémiens, révèle que la volonté de séparer les familles ne laisse aucun doute sur le caractère définitif du texte.

Enfin, la déclaration interdit aux « gentilshommes, seigneurs hauts justiciers et de

fiefs » d’héberger les Bohémiens et leur troupe, sous peine de se voir confisquer leurs justices

et leurs fiefs rattachés au royaume. Ils pourront par ailleurs faire l’objet de poursuites et de peines plus sévères le cas échéant259.

C’est ce dernier aspect de la déclaration qui va maintenant retenir notre attention. En effet, il semble bien que l’axe principal du texte – et en cela la déclaration apparaît novatrice – soit dirigé vers la noblesse en dépit de ce qu’une première lecture suggère. Cela révèle en filigrane une répression plus globale visant à rompre les liens que la noblesse entretient avec les Bohémiens.

2. L’insoumission de certains seigneurs, révélatrice de l’enjeu réel de la déclaration

Dans les années qui suivent la publication de la déclaration, on trouve encore la trace du lien entre Bohémiens et noblesse et François de Vaux de Foletier rapporte même quelques cas de seigneurs récalcitrants. Par exemple, une information est ouverte contre des habitants de Génolhac dans le Languedoc en 1696, au sujet de leurs relations avec des Bohémiens. Le curé et le prieur des Dominicains se plaignent de conduites scandaleuses et font état du bruit

258 Il s’agit des ordonnances de la fin du XVIIIe siècle de Marie-Thérèse et son fils et successeur Joseph II. Cf.

infra, partie II, chapitre 3.

259 Déclaration du Roy contre les Bohemiens ou Egyptiens, Versailles, dans ISAMBERT (François-André),

Recueil général des anciennes lois françaises depuis l’an 420 jusqu’à la Révolution de 1789, 29 tomes,

Belin-Leprieur, Paris, 1821-1833. Nous avons aussi consulté PEUCHET (Jacques), Collection des lois, ordonnances et

règlements de police depuis le 13e siècle jusqu’à 1818, Seconde série, Police moderne, de 1667 à 1789, Premier

91 public qui rapporte que les Bohémiennes dansent la nuit dans les maisons, et qu’à ces occasions, il pourrait se commettre « quelque chose de pire »260.

Pierre de Leyris, conseiller du roi et maire et juge de la baronnie de Génolhac pour l’évêque et comte d’Uzès, est chargé de faire respecter la déclaration du 1682, prend connaissance de l’affaire en arrivant en ville le 20 janvier 1696. Ayant rencontré les autorités locales, il est informé par le premier consul notaire qui lui confie ne pas avoir chassé les Bohémiens car ils bénéficient de protections.

Tout d’abord, Jean-Baptiste de Narbonne, seigneur de Florensac, aurait introduit les Bohémiens dans la ville, leur aurait trouvé un logis et fait danser les femmes chez lui. Là, le juge de Génolhac fait la rencontre de plusieurs Bohémiennes et d’un homme qui lui déclare être bohémien et au service du marquis de Morangiès261. Une fois ces déclarations confirmées, le juge enjoint aux Bohémiennes de quitter immédiatement la ville, sans oser arrêter le soldat. Sur ces entrefaites, le seigneur de Florensac s’interpose et s’emporte. Dans sa colère, il soufflette le juge, jette son chapeau au sol et lui arrache sa perruque. Allant ensuite chercher son épée, il ameute ses amis. Le juge et les représentants de l’ordre cherchent en vain de l’assistance auprès de différentes personnes présentes, à savoir un apothicaire et son associé, des artisans, le lieutenant de la bourgeoisie, ainsi que les sieurs de Vernissac et de Fontgival. Antoine-Hercule de Lévis, sieur de Fontgival, s’oppose d’ailleurs également à l’expulsion des Bohémiennes, en traitant le juge de malhonnête homme et le menaçant. Le juge subit encore des menaces similaires de la part de Charles de Narbonne – frère du sieur de Florensac – du sieur de Montlebourg et de l’apothicaire. Le juge se réfugie alors dans la maison commune de Génolhac pour y dresser son procès-verbal et y passer la nuit. Deux jours plus tard, les Dominicains sont la cible d’insulte et leur jardin est pillé dans la nuit. On ne saura pas la conclusion judiciaire de cet épisode.

De manière générale, les intendants poursuivent les seigneurs qui accordent retraite aux Bohémiens dès l’année 1682, mais des hébergements complices existent encore au XVIIIe

siècle. En 1706, Nicolas Foucault, intendant à Caen, fait part au chancelier de Pontchartrain dans une lettre de la « vie scandaleuse » de M. de Montgomery qui abrite des Bohémiens sur ses terres. Ceux-ci, arrêtés et jugés par le présidial de Poitiers, dénoncent au cours de leur

260 AD Héraut, C 175, utilisé par VAUX DE FOLETIER (François de), Les Tsiganes dans l’ancienne France, Connaissance du monde, Paris, 1961.

261 Charles de Molette, marquis de Morangiès devient colonel d’un régiment d’infanterie qui porte son nom par une lettre de commission du 16 avril 1695.

92 procès leur hôte comme étant le receleur du produit de leurs vols – des chevaux et des meubles – et il est embastillé262.