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Chapitre 3 – La commission Courtney: entre répétition et nouveauté

3.4. La réception du rapport

Le rapport, en version orginale, est déposé à la Chambre des communes le 26 mars 1908, à quinze heures73. Le ministre la Marine et des Pêcheries, Louis-Philippe Brodeur (Rouville), se lance immédiatement dans une diatribe le condamnant (ce qui n’est guère étonnant vu les propos qu’y tiennent les commissaires sur son ministère). Le ministre Brodeur accuse les commissaires Fyshe et Bazin d’avoir faussement dénoncé la corruption de certains fonctionnaires de son ministère74. Il leur reproche de s’être gravement éloignés de leur mandat: «I suppose it may be stated that it was hardly the scope of this commission, or any of the commissioners, to state that the increased cost of living was the logical result of the wasting, impoverishing and demoralizing system of protection»75. Il poursuit en citant des passages du rapport faisant état de pratiques de favoritisme au sein du ministère des Pêcheries, puis s’emploie à les dénigrer. Brodeur termine son intervention vitriolique en exhortant la Chambre à enquêter immédiatement sur la véracité de ce qu’il perçoit comme des calomnies76.

En réponse aux déclarations du ministre Brodeur, le chef de l’opposition officielle, Robert Borden, ironise: «it is a novel spectacle in the history of parliamentary government that an administration within a few minutes after laying upon the table the report of a commission appointed by themselves should put up one of its members to attack not only the commissioners’ report but the commissioners

73 Dominion of Canada, Official Report of the Debates of the House of Commons of the Dominion of

Canada, 26 mars 1908, p. 5620. Afin d’éviter des délais supplémentaires, seule une portion du rapport

déposé est dactylographiée, l’autre étant manuscrite.

74 «In general but unmistakable terms they charge officials of the department with dishonesty but give no official by name; neither do they make any clear or specific charge upon which the minister could take action. The report cites a couple of cases apparently intended to support the conclusion of the commissioners, but both these cases in the report convey impressions completely at variance with the facts», ibid., p. 5620-5621. Notons que le commissaire Courtney n’a pas signé la portion du rapport portant sur le ministère de la Marine et des Pêcheries.

75 Ibid., p. 5621.

76 «The accusation of the commissioners, while general and indefinite, is of such a character as to reflect on the integrity of the officials generally. For the protection of the public interest and in fairness to the officials, it is necessary that further inquiry should be made into the accusation and I propose to take, without any further delay, the necessary steps to that end», ibid., p. 5622.

themselves»77. De plus, comme le fait remarquer son collègue de la circonscription d’East Simcoe, William H. Benett, la situation est plutôt curieuse dans la mesure où le ministre critique le rapport alors que la Chambre n’en a pas encore pris connaissance.

À défaut d’avoir le rapport en main, les députés se lancent dans des débats désordonnés78 Les Libéraux défendent leur ministre alors que les Conservateurs spéculent sur le contenu du document tout en tentant d’en deviner la teneur. Voyant une impasse dans l’immédiat, la Chambre convient de suspendre les débats entourant le dépôt du rapport et de les reprendre lorsque tous les députés auront pris connaissance de son contenu.

Les discussions reprennent pourtant le 30 mars malgré le fait qu’aucune copie du rapport n’a encore été distribuée. Les échanges tournent de nouveau autour des déclarations du ministre Brodeur, mais portent aussi sur la création d’une éventuelle commission d’enquête, cette fois sur les allégations de corruption touchant le ministère de la Marine et des Pêcheries. L’attention est détournée par ce que certains quotidiens appellent le «scandale du ministère de la Marine». On ne s’intéresse dès lors au rapport qu’en lien avec ce scandale. Ce n’est qu’après la création de la commission Cassels (du nom de son juge-président), chargée de faire la lumière sur les allégations en question, que le rapport Courtney commence à être débattu en chambre, le 30 avril 1908, plus d’un mois après son dépôt.

Dans un premier temps, le rapport suscite une réaction mitigée chez les politiciens. Personne n’est totalement pour ni entièrement contre: plusieurs reconnaissent la nécessité d’une réforme en profondeur, mais il demeure une résistance à se défaire du système de favoritisme. Les Conservateurs se servent surtout du rapport de la commission pour critiquer le gouvernement Laurier, afin de le discréditer aux yeux de l’électorat, mais militent tout de même en faveur de sa mise en œuvre. Celle-ci surviendra dans les conditions que nous examinerons plus loin.

77 Ibid., p. 5623.

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De manière générale, le rapport est bien reçu par les quotidiens. Dans son éditorial du 27 mars 1908, le journal La Patrie (Montréal) félicite les commissaires de leur travail impartial et exhorte le gouvernement à entériner leurs recommandations79. C’est également ce que prône The Globe (Toronto) dans son éditorial du 1er avril:

[…] the outstanding fact at the moment is that the Government of the day, after ten years’ experience of the system, were dissatisfied enough with it to appoint a commission to inquire into its operation, and that the judgement of that commission, one whose members is a civil servant of unrivalled experience, is heavily against it. And any candid examination of the undoubted evils of a civil service dominated by political expediency will extort that these are so much greater and so much more ineradicable than any appertaining to a non-political system that a radical change would be in the interest of the service and of the public.80

En guise d’éditorial, The Montreal Daily Star (Montréal) publie une pléthore d’extraits d’autres journaux, dont on prend soin de préciser l’orientation politique, pour ainsi faire du rapport une revue «impartiale». Ces extraits convergent et sont dans l’ensemble favorables aux recommandations des commissaires.

Même s’ils reconnaissent le besoin pressant de réformer la fonction publique afin d’éliminer complètement ce «mal profond»81 qu’est le favoritisme, The Globe et La Patrie ne sont pas pour autant prêts à imputer au gouvernement libéral la responsabilité de la situation, qui reviendrait plutôt au précédent gouvernement conservateur82. C’est en effet sous le régime de ce dernier (1878-1896) que le système de favoritisme a été instauré, affirment-ils83. Aucun lien n’est fait entre l’administration libérale et le favoritisme.

Seule voix discordante, La Presse (Montréal) fustige le rapport de la commission. Dans un éditorial du 30 mars 1908, le quotidien s’en prend d’abord aux

79 La Patrie, 27 mars 1908. 80 The Globe, 1er avril 1908. 81 La Patrie, 27 mars 1908. 82 Ibid., 2 avril 1908. 83 The Globe, 27 mars 1908.

commissaires et les accuse d’incompétence84, allant même jusqu’à écrire que si leur choix (qui s’est fait en l’absence de Laurier et Brodeur) avait été différent, le rapport aurait été nettement supérieur. On estime que les recommandations sont généralement ridicules, surtout en ce qui a trait à la question du favoritisme. Le journal prétend bien être en faveur de certaines des recommandations du rapport mais n’en cite aucune. Il semble cependant que la réaction négative de La Presse tienne avant tout au fait que le quotidien n’a pas apprécié les remarques des commissaires à propos du ministère de la Marine et des Pêcheries, comme en témoigne la véhémence avec laquelle le journal défend le ministre Brodeur.

On note tout de même que The Globe, The Montreal Daily Star et La Patrie émettent eux aussi des réserves quant à l’implication du ministre Brodeur dans le scandale du ministère de la Marine. Tous défendent le ministre et estiment que la commission Cassels est une bonne chose, qui permettra de faire toute la lumière sur la situation. C’est d’ailleurs la couverture de la commission Cassels qui va surtout retenir l’attention médiatique. Les journaux vont rapporter tous les détails entourant le scandale, publier les témoignages d’anciens fonctionnaires du ministère et spéculer longuement sur le dénouement de l’affaire. La clameur publique est considérable et met en relief de manière éclatante le bien-fondé du rapport de la commission Courtney.

3.5. Conclusion

En résumé, les principales recommandations du rapport de la commission Courtney sont 1) la mise sur pied d’un organisme indépendant chargé de superviser la fonction publique, 2) l’introduction du principe de mérite dans le processus d’embauche et de promotion, 3) l’ajustement des salaires au coût de la vie et la réinstauration du système de pensions et 4) la dépolitisation de la fonction publique.

84 On évoque l’âge avancé de John Mortimer Courtney (70 ans) et le manque connaissance de la fonction publique des deux autres commissaires pour raison de leur incompétence. La Presse, 30 mars 1908.

94 Le Parlement donnera suite aux recommandations du rapport Courtney avec l’adoption d’une nouvelle loi sur la fonction publique. Celle-ci apportera d’importants changements à l’appareil étatique canadien et jettera les bases d’une fonction publique indépendante du politique et fondée sur le principe du mérite. Le rapport est présenté le 26 mars 1908 et, quatre mois plus tard à peine, une nouvelle loi, d’une portée substantielle, reçoit la sanction royale, le 20 juillet 1908. Il est cependant difficile d’expliquer pourquoi des politiciens pourtant réticents vont procéder à une telle réforme.

Comme nous l’avons vu, la mise sur pied de la commission suscite peu d’intérêt et plusieurs l’accueillent avec scepticisme. Il est loin d’être certain que le gouvernement libéral a formé cette commission avec l’objectif de réformer véritablement la fonction publique. D’une part, s’il avait eu cette intention, il n’avait pas besoin d’une commission pour lui indiquer quoi faire: des commissions antérieures s’étaient exprimées sur le sujet. En outre, le gouvernement Laurier, au moment où il reçoit le rapport, est au pouvoir depuis dix ans et il connaît certainement l’état de l’administration. D’autre part, le rapport de la commission Courtney n’est pas tendre envers le système de favoritisme qui règne alors et dont les politiciens semblent pourtant se satisfaire. On aurait donc pu penser qu’ils auraient été réfractaires à le mettre en œuvre, sauf peut-être sur des points mineurs.

Plusieurs éléments conjoncturels expliquent néanmoins que le gouvernement ait agi malgré ses réserves. Tout d’abord, la nature publique de la commission – et de son rapport – force le gouvernement Laurier à réagir, d’autant plus que le document comporte plusieurs passages controversés qui le placent dans une position délicate. Les rapports antérieurs, eux aussi publics, sont moins brutaux dans leurs constats, alors que celui de la commission Courtney ne mâche pas ses mots. Les considérations politiques prennent donc le dessus et l’immobilisme ne semble pas être la meilleure des stratégies. L’intervention intempestive du ministre Brodeur, au moment du dépôt du rapport, ne paraît pas, en rétrospective, très opportune: en critiquant le rapport de façon en quelque sorte préventive et en exigeant la tenue d’une commission d’enquête sur la commission d’enquête, il ne fait qu’attirer l’attention sur les

allégations de malversation faites à l’endroit de son ministère, générant ainsi une vaste polémique.

Avec le jeu de l’opposition, qui n’hésite pas à instrumentaliser la question afin de déstabiliser le gouvernement, et la réaction médiatique au scandale du ministère de la Marine et des Pêcheries, le gouvernement se trouve contraint d’agir en deux temps. D’abord, il doit limiter les dommages politiques découlant des allégations de corruption, puis annoncer l’introduction d’un projet de loi portant réforme de la fonction publique dans l’espoir de réduire la controverse à néant.

En d’autres mots, il était loin d’être certain que, par la seule force des constats et recommandations faites dans le rapport, la commission Courtney ait pu convaincre le gouvernement d’aller de l’avant. Cependant, vu la tournure des événements, et principalement pour des raisons de survie politique, le gouvernement Laurier est poussé à agir. Évidemment, on sait que l’introduction d’un projet de loi (ou même l’adoption d’une loi) ne signifie pas nécessairement une réforme véritable (les expériences antérieures ayant montré qu’on peut «réformer sans réformer»). Mais les circonstances incitent ici et, même, forcent le gouvernement à déposer un projet qui s’inspire des constats et recommandations de la commission, projet qui engendrera un débat menant finalement à une réforme sérieuse.