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Chapitre 3 – La commission Courtney: entre répétition et nouveauté

3.1. La fonction publique à la veille de la commission Courtney (1907)

Entre 1892 et 1907, les effectifs de la fonction publique canadienne passent de 33001 à presque 50002 employés. Nous sommes bien loin des 2643 fonctionnaires que l’on compte au lendemain de l’avènement de la Confédération, en 1867. Cette importante augmentation résulte de l’accroissement de l’activité gouvernementale, accroissement engendré par la montée en flèche du secteur manufacturier et de l’immigration à partir de 1896. Le Canada entre dès lors dans une période d’essor démographique et économique et s’attelle à moderniser son appareil étatique et ses pratiques administratives afin d’encadrer son développement national. On pense à l’expansion de certains services, telle la division de l’immigration au sein du ministère de l’Agriculture, ou encore à la création de nouvelles entités comme le ministère de l’Industrie et du Commerce, en 1898, ou le ministère du Travail, en

1 Dominion of Canada, Royal Commission Appointed to Enquire into Certain Matters Relating to the

Civil Service of Canada, Sessional Papers, vol. 25, no 16c (1892), p. xv.

2 Rasmussen, Ken, «Administrative Reform and the Quest for Bureaucratic Autonomy: 1867-1918»,

Journal of Canadian Studies, 29, 3 (automne, 1994), p. 5.

68 19004. Cependant, si les ministères se voient confier de nouvelles responsabilités et si leurs structures sont modifiées afin de répondre aux nouveaux besoins administratifs, l’organisation même de la fonction publique et les lois la régissant restent inchangées. En effet, bien qu’il ait été modifié à quelques reprises, le système administratif est encore essentiellement réglementé par la loi sur la fonction publique de 18855, qui elle-même constitue une version diluée de la loi de 1882. Ainsi, l’alinéa c de l’article 37 de la loi de 1885 pose que tout candidat devant normalement passer un examen obligatoire afin de pourvoir un poste vacant peut en être exempté s’il en va de l’intérêt public6. Grâce à cette disposition, le parti au pouvoir garde la mainmise sur le processus de nomination, maintenant de surcroît le système de favoritisme. Cela s’avère problématique puisqu’en plus de ne pas favoriser un encadrement efficace de la fonction publique, la loi est mal adaptée aux nouvelles réalités auxquelles est confronté l’appareil administratif à partir de la seconde moitié de la décennie 1890.

L’expansion de l’État canadien exige un personnel compétent ayant des aptitudes de plus en plus spécialisées. Les défis sont complexes et nécessitent même, dans certains cas, l’apport d’experts, groupe qui n’est pas visé par la loi sur la fonction publique. Or, en raison des lacunes de la législation, les politiciens ont toujours le champ libre pour pourvoir les postes par intérêt partisan plutôt qu’en fonction des besoins de l’appareil administratif. L’absence de critères de qualité est d’autant plus alarmante que, d’une part, la nécessité d’embaucher des fonctionnaires compétents a été réclamée par les hauts fonctionnaires depuis la première commission d’enquête sur la fonction publique en 1868 et que, d’autre part, en dépit de l’adoption de certaines réformes tendant vers cet objectif (telle que la création du Board of Examiners), le gouvernement n’a jamais cessé de combler les rangs de la fonction publique par favoritisme. Au tournant du XXe siècle, la situation problématique qui existait déjà au moment de l’avènement de la Confédération perdure.

4 Ce ministère est mis sur pied en 1900, mais relève du ministère des Postes jusqu’en 1909.

5 An Act to amend and consolidate the Civil Service Acts of 1882, 1883 and 1884, 48-49 Vict. ch. 46 (1885).

Les difficultés engendrées par des lois inefficaces et le manque de volonté du politique à réformer véritablement la fonction publique ne constituent pas les seuls obstacles à une réingénierie de l’État. En effet, selon la pratique politique de l’époque, les augmentations de salaire excédant la grille salariale prévue par la loi et les promotions des fonctionnaires devaient être systématiquement soumises à un vote du Parlement. La tâche est laborieuse. Ainsi, le Parlement doit constamment voter des augmentations de salaire et des promotions, ce qui prend un temps considérable et monopolise des heures qui pourraient être consacrées à des enjeux plus importants ou pressants. La situation du début des années 1900 est d’autant plus critique que le Canada est à un stade où non seulement le nombre de ses fonctionnaires a considérablement augmenté, mais aussi leur âge: bon nombre de fonctionnaires sont employés par l’État depuis plus de 25, 30 ou même 35 ans7. On se retrouve ainsi avec plusieurs salariés ayant atteint la rémunération maximale selon la grille salariale de leur classe. Dans ce cas, les fonctionnaires ne reçoivent aucune autre augmentation de salaire, sauf si le Parlement la leur octroie. Les discussions à ce sujet encombrent son horaire. On peut noter qu’il s’agit d’un des revers du système de favoritisme: les politiciens augmentent le salaire de certains fonctionnaires au-delà des grilles afin de s’assurer de leur loyauté et se retrouvent du coup aux prises avec un nombre grandissant de demandes, ce qui a pour effet de consommer une partie plus importante de leur activité législative.

Typiquement, on présente en bloc les demandes salariales du jour, dont les députés débattent ensuite sur une base individuelle, et ce, jusqu’à ce qu’elles aient toutes été traitées. Cet exercice sert essentiellement à justifier pour la forme une décision qui, autrement, est considérée par tous comme un fait accompli. Les parlementaires consacrent donc beaucoup de temps à cette opération qu’ils jugent pourtant contreproductive.

Ce mécontentement se traduit par une prise de conscience de deux faits. Premièrement, le nombre grandissant des demandes d’augmentation salariale au-delà

70 du maximum déterminé démontre que la grille salariale est mal adaptée, ce qui mène à un questionnement sur l’adéquation de la loi qui la prescrit. De plus, cela fait également ressortir la question de la mobilité du personnel à l’intérieur de la fonction publique: un bon nombre de fonctionnaires conservent les mêmes postes avec les mêmes salaires une fois atteint le maximum de leur grille. Deuxièmement, l’obligation de voter les promotions et les augmentations salariales en chambre en agace plusieurs. En effet, des députés estiment que cette pratique est arbitraire et qu’il est, dans la majorité des cas, impossible d’en vérifier le bien-fondé ou la pertinence. Ainsi, lors d’un débat à la Chambre des communes le 24 avril 1907, le député conservateur Thomas S. Sproule résume assez bien l’état d’esprit de ses collègues en estimant que:

The objection to many of these increases is that while there are no provisions made for the whole service you pick out one here and there and bestow upon him a special favour. That is either an injustice to the others or else you are doing more justice to those whose salaries you increase8.

Cette intervention comporte son lot de rhétorique politique visant à critiquer le gouvernement libéral alors au pouvoir. Néanmoins, l’objection du député de la circonscription de Grey East s’avère une juste critique de l’état de la fonction publique: 1) la loi est incomplète, ne permettant pas une gestion efficace et «normée» de la fonction publique, et 2) ces lacunes ont pour conséquence de favoriser un système arbitraire aligné sur des intérêts politiques. La prise de conscience occasionnée par la quotidienneté de cette pratique fastidieuse va contribuer à alimenter davantage les demandes de réforme de la fonction publique.

Paradoxalement, les parlementaires demeurent fort intéressés par tout ce qui touche à la fonction publique. Qu’il s’agisse de la mise en application des règles, de conflits d’intérêts potentiels, de questions statistiques ou économiques, la fonction publique préoccupe les politiciens. L’obligation de discuter des augmentations de salaire et des promotions au Parlement ennuie les membres, mais elle contribue à perpétuer la politisation de la fonction publique, en la ramenant constamment dans

8 Dominion of Canada, Official Report of the Debates of the House of Commons of the Dominion of

l’arène politique. Car la réalité, bien ancrée dans les mœurs, demeure: la fonction publique constitue un outil dont chaque partie tente de tirer profit.

Comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, lorsque le Parti libéral forme un nouveau gouvernement à l’issue des élections de 1896, il s’empresse de récupérer les pratiques de son prédécesseur afin de bien asseoir son pouvoir sur l’appareil étatique canadien. En 1907, après plus d’une décennie libérale les problèmes existant dans la fonction publique n’ont fait que s’amplifier. En dépit de la multiplication des scandales, des débats de plus en plus houleux en chambre et de plusieurs rapports suggérant des changements profonds, rien ne laisse encore entrevoir que les politiciens sont prêts, eux, à délaisser la pratique du favoritisme pour appuyer une véritable réforme de la fonction publique. C’est pourquoi l’annonce de la mise sur pied d’une commission royale d’enquête sur la fonction publique le 24 avril 1907, trois jours avant la fin de la session parlementaire, semble arriver de façon inopinée pour une bonne partie de la députation qui accueillera avec scepticisme cette quatrième commission en quarante ans. Les sceptiques seront cette fois confondus.