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Chapitre 1 – Les origines de la réforme de la fonction publique au Canada

1.2. Les réformes de la fonction publique dans le monde anglo-américain

1.2.3. Grands principes des réformes de la fonction publique du XIX e siècle

Malgré un contexte politique et un cheminement différents, les mouvements de réforme de la fonction publique britannique et américaine ont finalement abouti à des solutions voisines, reposant sur des principes communs. Il est certain que les Américains se sont partiellement inspirés du modèle britannique pour élaborer des pans de leurs réformes35, mais cela ne suffit pas à expliquer la similitude des solutions adoptées. Il faut bien voir, d’une part, que le modèle britannique n’a pas été importé de toutes pièces en sol américain, et que, d’autre part, une réflexion sur la nécessité de réformer les institutions administratives américaines était déjà en marche dans les années 1850, indépendamment des courants britanniques.

D’autres raisons expliquent pourquoi les deux pays en sont arrivés à des propositions analogues, malgré un contexte différent. Premièrement, les problèmes affligeant les deux administrations sont relativement semblables: problèmes de qualité de la main-d’œuvre, de communication et de coordination interministérielle ou encore ingérence politique. Ensuite, les deux États doivent contrer un problème d’instabilité de la main-d’œuvre: faute d’esprit de corps et d’incitatifs financiers intéressants, nombreux sont les fonctionnaires britanniques qui délaissent leur poste dès qu’une meilleure occasion se présente dans le secteur privé. Aux États-Unis, ce problème résulte de l’existence du système des dépouilles. Dans les deux cas, le retrait du pouvoir de nomination des fonctionnaires au politique et l’instauration d’un système de recrutement, de promotion et d’évaluation relativement indépendant permettent de doter l’administration publique d’un corps fonctionnaire permanent.

Nous pouvons déceler trois grandes valeurs communes aux réformes réalisées par la Grande-Bretagne et les États-Unis durant la seconde moitié du XIXe siècle: le mérite, l’indépendance et la permanence. Dans son expression la plus simple, le

32 mérite correspond à un ensemble de qualités intellectuelles et morales louables. Comme nous l’avons vu, un pan important des réformes est axé sur la recherche de candidats possédant ces qualités. Selon les tenants des réformes examinées plus haut, seuls ces individus seraient capables de s’acquitter de leurs tâches avec succès et constance, leur effort collectif contribuant ainsi au bon déroulement des affaires de l’État. C’est donc selon cette logique que des principes méritocratiques sont enchâssés dans les réformes anglo-américaines. L’implantation d’un système uniforme d’examens d’entrée compétitifs ainsi que des évaluations du caractère moral des candidats représente un moyen concret de s’assurer de ces impératifs. L’uniformité de ce système d’évaluation permet de garantir un «plancher de qualité» des candidats. De plus, l’introduction du principe de mérite constitue une sorte de modus operandi qui suit le fonctionnaire tout au long de sa carrière. En effet, s’il désire obtenir une augmentation de salaire ou une promotion, il doit convaincre ses supérieurs qu’il est à la hauteur de ses ambitions. Cette démonstration du mérite se fait par une évaluation des capacités générales du candidat ainsi que par une revue de ses accomplissements précédents au sein du département. Le mérite devient donc une qualité tangible qui peut être discernée par des actions concrètes. Il est documenté et constitue désormais un indicateur important dans le cheminement de carrière d’un fonctionnaire.

Outre sa relation première avec la fonction publique, le mérite a souvent été mis en opposition avec la notion de favoritisme. Les travaux de Dawson et de Hodgetts traitent du «triomphe» du mérite sur le favoritisme comme facteur explicatif du développement de la fonction publique. À notre avis, il ne s’agit pas d’un «triomphe» en tant que tel, mais d’une transition conjoncturelle liée à un contexte politique et économique changeant. En fait, le problème résulte de ce que le favoritisme n’est pas une pratique qui peut assurer le recrutement d’individus compétents au sein de la fonction publique, de par le simple fait que les nominations n’ont pas pour considération première les aptitudes desdits candidats. Même si à l’origine les intentions peuvent être bonnes, cela contribue inévitablement à créer certaines failles dans le système, qui ne peut détecter (et ne se soucie guère de détecter) les candidatures douteuses ou se prémunir contre elles. Le favoritisme érigé

en système est aussi une politique de l’hétéroclite et de l’imprévisible, qui engendre disparité et discordance et qui déséquilibre forcément l’action de l’État. Même un favoritisme qui n’exclurait pas la compétence n’a en définitive pas de principe directeur. C’est justement cela qui distingue fondamentalement favoritisme et mérite: le favoritisme, même sous ses formes extrêmes et institutionnalisées, reste avant tout une pratique que l’on ajuste selon les impératifs — et les caprices — du présent alors que le mérite est une philosophie à partir de laquelle se développe une façon de faire cohérente et prévisible. Bien sûr, un processus de nomination par le mérite n’est pas non plus à l’abri des défaillances (il n’échappe pas toujours au favoritisme), mais il peut au moins prétendre avoir comme volonté première de promouvoir la compétence, volonté se manifestant par des mécanismes concrets.

C’est aussi durant cette première vague de réforme de la fonction publique, et en corollaire de l’émergence du principe du mérite, qu’apparaît le concept d’indépendance de l’administratif envers le politique. En retirant le pouvoir de nomination des fonctionnaires aux politiciens et en le remettant à une autorité centrale indépendante, on avalise du même coup l’idée qu’une administration publique devrait être exempte de pressions politiques, dont la fonction principale est la mise en œuvre des politiques et non de la politique. Au cours du XIXe siècle, cette autonomisation de l’administratif va se limiter à la fonction publique intérieure, la fonction publique extérieure restant encore largement dominée par le système de favoritisme, qui perdurera jusqu’à une nouvelle vague de réformes, dans les pays anglo-américains, à compter des années 1920.

Cette indépendance est acquise en même temps que se développe un phénomène de normalisation des pratiques administratives. Les différentes entités composant l’appareil administratif se dotent de normes et de pratiques communes, ce qui contribue à améliorer les rapports interdépartementaux, notamment au niveau de la coordination de l’effort administratif, occasionnant du même coup une meilleure mobilité de la main-d’œuvre à l’intérieur du réseau bureaucratique. De manière plus large, cette nouvelle unité permet désormais à la fonction publique d’être considérée

34 comme un ensemble uni et cohérent, ce qui la rend plus imperméable aux tentatives de pénétration du politique.

Découlant du principe de mérite et de l’indépendance de l’administratif vis-à- vis du politique, se trouve enfin l’idée de la permanence. Les réformes du XIXe siècle visent à homogénéiser la fonction publique intérieure dans ses pratiques administratives, suscitant entre autres une nouvelle mobilité de ses effectifs en son sein. À cela s’ajoute l’implantation d’un système guidé par le principe de mérite afin d’attirer des candidats aux compétences supérieures. Ces facteurs contribuent à une élimination progressive de la précarité et de l’instabilité d’emploi qui régnaient jusqu’alors dans la fonction publique. Les employés, plus qualifiés et plus mobiles, sont alors considérés comme de véritables atouts, dont la performance est intimement liée au succès de l’exécution des tâches administratives quotidiennes. Il devient donc plus difficile de s’en départir et surtout de les remplacer, vu la qualité de leur formation. Cela amène à reconcevoir le rôle du fonctionnaire, considéré désormais comme un partie intégrante du système administratif, qu’il faut conserver le plus longtemps possible, notamment à coup d’incitatifs (salaires plus compétitifs, pensions). On se met donc à parler de carrière, l’idée étant qu’un fonctionnaire permanent (et qui accumule de l’expérience avec le temps) constitue désormais un élément majeur du bon fonctionnement de l’appareil administratif.