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Chapitre 2 – La fonction publique du Canada entre 1867 et 1907

2.2. Les commissions d’enquête sur la fonction publique au XIX e siècle (1868-

2.2.4. La portée des commissions d’enquête sur la fonction publique (1868-

À défaut d’avoir pu réformer la fonction selon les principes dont elles ont fait la promotion, les commissions de 1868, 1880 et 1891 ont néanmoins laissé un legs qui est loin d’être sans intérêt. En décrivant et en analysant minutieusement l’état de la fonction publique et en identifiant ses failles, elles ont contribué à discréditer le favoritisme. Bien sûr, certains, dès 1867 (particulièrement au niveau des sous- ministres), ont réalisé l’existence du problème et ont parfois tenté d’y apporter des solutions ponctuelles, mais ce sont les commissions qui, grâce à un examen systématique de la situation, valident l’idée que l’efficacité et la bonne gouvernance de l’état passent impérativement par une fonction publique compétente, formée d’individus choisis pour leurs capacités et leurs qualités professionnelles et non par népotisme.

De plus, les rapports de ces commissions montrent que l’État, sur le plan structurel, n’est pas bien servi par une fonction publique désorganisée, qui fait encourir d’importantes pertes au trésor public. Bien sûr, ce diagnostic ne passe pas inaperçu dans la population et dans les médias. Qu’il s’agisse simplement de rhétorique politique visant à critiquer le gouvernement du jour ou d’un véritable désir de réformer l’appareil étatique, l’inefficacité de la fonction publique devient un sujet de préoccupation.

En somme, les commissions agissent à titre de véritables forums de discussion voués exclusivement à la fonction publique. De par leur objet même, elles invitent à la réflexion sur les différentes questions entourant celle-ci, tant chez les commissaires qui mènent leurs enquêtes, que chez les fonctionnaires (en particulier ceux qui témoignent). Leurs travaux et leurs rapports sont l’occasion d’un processus de réflexion basé sur une accumulation de données empiriques et qualitatives, celle d’une négociation intellectuelle entre les commissaires, à travers le cheminement menant à l’élaboration du rapport final, sur ce que devraient être la fonction publique et les principes sur lesquels elle devrait être fondée.

Même si le pouvoir des commissaires s’arrête à la recommandation, que seul le Parlement peut mettre en œuvre ou non, l’esprit des commissions ne s’estompe pas avec le dépôt de leur rapport final. Les commissaires sont manifestement conscients du caractère public de ces rapports et, partant, de leur accessibilité: alors même que chaque commission rédige son rapport, elle sait qu’il sera diffusé et elle l’écrit en conséquence. Les commissions sont donc de véritables outils politiques visant à véhiculer certains idéaux. Cela est particulièrement apparent dans le cas des commissions McInnis et Hague, dont les rapports et les recommandations constituent un projet articulé de réforme de la fonction publique selon des principes étrangers à ceux qui régissent jusque-là l’appareil étatique. Bref, de par leur simple publication, les rapports des commissions favorisent la dissémination d’idées nouvelles sur la fonction publique et en accroissent la crédibilité.

Enfin, en tant qu’ensemble, les commissions de 1868, 1880 et 1891 constituent un indicateur des mécanismes sous-jacents aux interactions entre les acteurs de l’époque. Dès la commission Langton, les politiciens fédéraux sont informés des problèmes affectant la fonction publique autant que des solutions à leur disposition. Ils ne font rien, ou pas grand-chose. Deux autres commissions sont mises pied par la suite, qui soulignent de nouveau les principaux défauts de l’appareil étatique. Leurs recommandations, elles aussi, demeurent largement lettre morte. Les commissions sont donc le théâtre de tiraillements entre deux groupes: celui des politiciens, qui profitent du système de favoritisme, et celui des sous-ministres et hauts fonctionnaires, qui cherchent à réformer la fonction publique.

Sur le plan idéologique, la période 1868-1892 doit être vue comme une phase de gestation des idées de réforme de la fonction publique. Cette période de réflexion aboutit à d’importants développements, qui permettront au mouvement réformiste de prendre son envol. Les commissions ont favorisé l’élaboration d’un projet de réforme fondé sur les principes du mérite et de la séparation du politique et de l’administratif. La fonction publique est un outil de l’État et doit servir la population plutôt que les intérêts partisans des gouvernants. Elle doit être constituée d’employés compétents à l’abri de l’influence politique, œuvrant dans un environnement de travail modelé sur

62 le milieu des affaires, où le rendement et la performance sont garants de la bonne conduite des activités de l’État. Les commissions ont été le vecteur de la naissance de l’entreprise réformatrice qui se mettra en branle ultérieurement. On peut résumer leur action comme suit.

La commission Langton a principalement servi à dresser un premier bilan de la fonction publique, ses recommandations restant fermement cantonnées dans des considérations d’ordre pragmatique. Néanmoins, en posant ce premier diagnostic, elle aura réussi à identifier les problèmes fondamentaux sur lesquels les commissions subséquentes se pencheront. Partant, la commission McInnis va tenter de déterminer les sources des difficultés chroniques qui affectent la fonction publique. Elle les trouvera dans le système de favoritisme en place, principal responsable des déboires administratifs de l’État. Les commissaires proposent alors d’y substituer un système fondé sur le principe du mérite. De son côté, la commission Hague cherche à enchâsser dans un projet de loi les principes avalisés par la commission McInnis, en plus d’y incorporer ses propres idéaux (dont l’autonomie accrue des sous-ministres dans leur domaine d’action), et ce, afin de corriger, jusque dans leurs fondements, les défauts connus depuis la commission Langton.

L’étude des travaux de ces commissions témoigne de deux autres choses. D’une part, elle permet de constater une évolution dans la manière même d’appréhender le sujet: on passe ainsi d’une identification des problèmes à une recherche de leurs causes, puis à l’élaboration de solutions menant éventuellement à une reconceptualisation de ce que devrait être la fonction publique. D’autre part, les commissions permettent d’observer une tendance grandissante visant à une réforme de l’appareil étatique.

Par ailleurs, même si les recommandations de ces trois commissions ne se sont pas traduites par des modifications législatives majeures, cela ne veut pas dire qu’elles n’ont pas pénétré l’esprit du politique pour autant. Au contraire, les politiciens n’ignorent pas ces rapports et leur réticence à les mettre en œuvre, paradoxalement, en est la preuve. C’est délibérément qu’ils omettent de donner suite

à la plupart des recommandations, au-delà de quelques changements superficiels destinés à donner le change. En outre, lorsque des modifications plus importantes sont suggérées (pensons à la création du Board of Examiners), les politiciens adoptent une version diluée de ce qui est originalement proposé ou encore ils contournent subséquemment les nouvelles dispositions par le moyen d’amendements qui en limiteront la portée, voire même les neutraliseront.

Cependant, si les politiciens sont réfractaires au changement, l’examen des travaux et des rapports des commissions montre que l’idéologie que promeuvent celles-ci ou qui est sous-jacente à leurs recommandations a des partisans, c’est-à-dire les hauts fonctionnaires et les sous-ministres. Ceux-ci, bien qu’encore minoritaires (et conscients de ce statut53), constituent un véritable groupe d’intérêt, avec des objectifs concrets qu’ils essaieront d’atteindre de nouveau, et dont une nouvelle commission, en 1907, sera le véhicule.

2.3. La fonction publique sous le gouvernement libéral de sir Wilfrid Laurier