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Chapitre 2 – La fonction publique du Canada entre 1867 et 1907

2.3. La fonction publique sous le gouvernement libéral de sir Wilfrid Laurier

L’arrivée au pouvoir des libéraux de sir Wilfrid Laurier, en 1896, met fin à un règne de dix-huit ans du Parti conservateur. Le nouveau gouvernement perpétue cependant les pratiques de ses prédécesseurs en matière de favoritisme dans la fonction publique54. Ces activités partisanes engendrent une série de scandales, et des allégations de corruption et de mauvaise gestion des fonds publics entachent à nouveau le service civil, principalement en rapport avec la fonction publique extérieure. Le mécontentement grandit chez bon nombre de citoyens et dans le milieu

53 Les membres de la commission Hague sont d’avis que: «It is possible that the public sentiment in Canada may not as yet be ripe for open competition generally, and it may not be possible as yet to eliminate altogether the power of politics in making appointments; but if the recommendations of your Commissioners be accepted and strictly adhered to, the public service at Ottawa, they are convinced, in the course of a few years, be better for the change.», Sessional Papers, vol. 25, no 16c (1892), op. cit., p. xxviii.

64 des affaires55, ce qui mène à la mise sur pied de commissions d’enquête chargées de faire la lumière sur toutes ces irrégularités.

Ainsi la commission Ogilvie (1898-1899)56 enquête sur des accusations voulant que des fonctionnaires du Yukon, dont Thomas Fawcett, le chef intérimaire de l’administration du Klondike, aient délibérément caché aux prospecteurs l’existence de concessions de mines d’or afin de pouvoir spéculer sur leur valeur foncière. La commission Fraser57, présidée par John Mortimer Courtney, est créée en 1903 afin d’examiner la conduite de certains fonctionnaires du bureau du receveur général à Saint-Jean, Nouveau-Brunswick. Dans son rapport, Courtney note l’existence de pratiques non conformes aux normes de bonne gouvernance. D’une part, les fonctionnaires responsables d’administrer les coffres-forts (pouvant contenir jusqu’à 400 000$) les laissent parfois ouverts pendant la nuit pour ne pas avoir à les rouvrir le lendemain, faisant ainsi l’économie de procédures jugées fastidieuses58 (double combinaison administrée par deux employés). D’autre part, certains retirent des coffres des sommes correspondantes à celles de leurs chèques de paie au lieu d’attendre leur arrivée par la poste59. Une fois le chèque reçu, ils remettent la somme empruntée dans les coffres, faisant ainsi des fonds de l’État une caisse de dépannage privée. Enfin, le commissaire conclut que même si d’importantes modifications dans la réglementation du bureau étaient faites, il doute que celles-ci puissent changer la situation puisqu’il s’agit plus d’un problème de compétence que d’un problème structurel60.

Ces irrégularités dans la gestion des affaires publiques est de nouveau illustrée par le scandale Martineau, en 1903. Cette année-là, une cour de justice déclare Abondeus Martineau, employé temporaire du service de la comptabilité du ministère

55 Juillet et Rasmussen, op. cit., p. 35.

56 Dominion of Canada, Commission to Inquire Into and Report upon Certain Charges Preferred

against Many Government Officials in the Yukon Territory, Sessional Papers, vol. 34, no 33u (1900). 57 Dominion of Canada, Commission to Inquire Into the Conduct of the Office of the Assistant Receiver

General at Saint John, N.B, (1904).

58 Ibid., p. 3. 59 Ibid., p. 4. 60 Ibid., p. 5.

de la Milice, coupable de vol de fonds provenant du trésor public. Grâce à un stratagème impliquant la signature de faux chèques déposés à la Bank of Montreal et la manipulation des registres du ministère, il réussit à chaparder plus de 75 000$ à l’État. Une commission d’enquête est mise sur pied. Il s’agit de la Commission to Inquire Into the Martineau Defalcation, &c., &c.61, aussi présidée par John Mortimer Courtney et à laquelle siègent également George Burn et Ambrose L. Kent, deux directeurs généraux de banque. Elle est chargée de faire la lumière sur les circonstances ayant permis les malversations de Martineau. Mais plus encore, la commission se voit aussi confier pour mandat d’examiner les pratiques comptables de tous les ministères.

Au terme de leur enquête sur le scandale lui-même, les commissaires estiment que le manque de rigueur du Bureau des vérifications dans son travail de supervision des comptes a permis à Martineau d’escroquer son ministère. Une simple vérification des justificatifs de la Banque de Montréal et de ceux du ministère de Milice aurait pu révéler la fraude. Or, comme le notent les commissaires, l’absence de contrôle par le Bureau des vérifications a fait en sorte que les agissements de Martineau sont passés inaperçus pendant près de deux ans. Ils recommandent donc de mettre en place un système de vérification systématique des comptes qui donne lieu à un véritable contrôle, en temps opportun.

Dans la seconde partie de leur rapport, les commissaires procèdent à l’examen des pratiques comptables de l’ensemble des ministères. Si le système de gestion comptable en place depuis plus de trente ans est excellent en principe, son administration laisse fortement à désirer62. Les commissaires déplorent le manque d’uniformité des pratiques comptables, qui diffèrent selon les ministères ou les bureaux, les retards chroniques dans l’envoi des reçus au vérificateur général, l’absence totale de la tenue de grands livres63 dans certains ministères ou encore l’absence de politique de préservation de documents importants (comme les

61 Dominion of Canada, Commission to Inquire Into the Martineau Defalcation, &c., &c., Sessional Papers, vol. 37, no 29b (1903).

62 Ibid., p. 11.

66 justificatifs)64. Devant ces problèmes, le rapport propose d’uniformiser les pratiques en matière de comptabilité, de respecter strictement les échéances et de centraliser davantage le système de gestion comptable à travers le ministère des Finances65.

Ces trois exemples sont particulièrement éloquents, car ils établissent à leur tour le portrait des problèmes administratifs dans la fonction publique. Ces bilans sont restreints, vu les mandats des commissions, mais les observations attestent que la fonction publique, sous le gouvernement Laurier, s’inscrit dans la continuité des gouvernements antérieurs. Les problèmes décrits sont semblables à ceux qu’ont identifiés les commissions d’enquête précédentes. Ces problèmes vont au-delà d’une simple question de gouvernance partisane et révèlent une vision reposant sur le favoritisme, vision partagée par l’ensemble des politiciens. La situation est manifestement connue – et largement documentée – mais le manque de volonté des politiciens à effectuer de véritables réformes témoigne d’une acceptation de l’état des choses. En d’autres mots, si les commissions dressent un portrait sombre de la fonction publique, qui appelle des changements, il revient aux politiciens d’y procéder. Pour que cela se réalise, ils doivent y voir un incitatif supérieur à celui du maintien du statu quo.

64 Sessional Papers, vol. 37, no 29b, op. cit., p. 9-10. 65 Ibid., p. 11-12.