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5. ANALYSE DES RÉSULTATS

5.2 Le contexte des projets : conditions de réalisation et

5.2.1 Media agnostic : le bon outil pour

5.2.2.2 Quelle réalité?

5.2.2.2.1 « L’œil de la caméra »

Certes, les intervenants disent accorder un grand souci au processus de réalisation des RN, afin de s’assurer que les participants soient protégés des effets à court terme du projet (côté émotif lié à la narration de son histoire), mais aussi de ceux à long terme (un produit qui ne peut leur nuire ni à eux ni à d’autres). Cependant, malgré ces précautions, ils admettent que ce type d’activité peut tout de même avoir d’autres répercussions défavorables. D’une part, le fait de filmer, d’enregistrer quelque chose peut conduire à figer les gens ou la réalité. Andrée l’a très bien illustré en racontant l’expérience d’une participante à son projet :

Quand ça faisait je ne sais pas combien de fois que je lui disais : est-ce que j’ai le droit d’utiliser ton récit ? Elle a toujours dit oui, mais elle a aussi dit : je suis tannée. Moi, je ne suis plus rendue là. C’est comme si ça la fige à un moment de difficulté, mais trois ans plus tard, tu es tannée de te voir toujours là.

Myriam abonde dans le même sens en parlant de la diffusion des films réalisés par les jeunes autochtones. Elle avance que les vidéos produites peuvent aussi simplifier la réalité des communautés, les réduisant à ce qui est filmé :

Souvent, les gens aussi disent : c’est LA voix des idées autochtones. Ce n’est pas LA voix des autochtones, c’est une des multiples voix des autochtones, un des multiples messages, mais il n’y a pas que ce qui est présenté dans les films non plus. La réalité autochtone est tellement complexe.

D’autre part, les intervenants ont aussi tenu à souligner que les RN ou les vidéos produites devaient être contextualisées. Comme l’explique Louise, « c’est situé dans le temps.

dire qu’hier ou dans trois semaines cette chose-là va vouloir dire la même chose. » Myriam

abonde dans le même sens en indiquant que « c’est souvent une facette à un moment précis,

dans un contexte précis en fait, et dans un lieu précis. C’est comme une espèce de photo... »

C’est pourquoi, dans cette même foulée, Christine précise « qu’une histoire sans contexte, ça

a moins de poids. C’est le problème d’Internet : beaucoup de matériel qui s’y trouve n’est pas inséré dans un contexte plus large ». Le contexte réfère donc à la fois à la temporalité du RN –

le moment auquel le RN a été produit et les conditions qui prévalaient alors dans la vie de la personne — et à la diffusion qui en est faite sur le web. Ces éléments apparaissent essentiels aux intervenants afin d’être en mesure de saisir la portée réelle d’un récit.

5.2.2.2.2 Qui parle ?

Certes, les intervenants ont soulevé le fait que ces projets puissent figer une personne ou une réalité donnée. De la même façon, ils se sont interrogés sur la voix entendue dans les RN. Il a été beaucoup question du risque d’instrumentaliser les propos des participants aux fins des besoins des organismes porteurs de ces projets, comme l’indique ici Louise en se référant à des RN d’autres organismes, qu’elle avait visionnés en vue de se préparer à son propre projet :

Les jeunes se raccrochaient à la mission de l’organisme. Je pense entre autres à un jeune de douze ans. On voyait que c’était un petit dur. Il a fait son clip sur la loi des cinq secondes. Il explique qu’avant il était tout le temps en train de se bagarrer, et que là, mystérieusement, il était devenu un ange depuis qu’il connaissait cette loi. Il nous dit que maintenant, il ne se bat plus. Ben ça, c’est la vision de l’organisme.

Par cet exemple, Louise souhaite montrer comment les organismes peuvent utiliser les jeunes pour valoriser leurs pratiques. Dans ce contexte, ce n’est pas la voix du jeune qui est centrale, mais celle de l’organisme et du message qu’il souhaite véhiculer. Cette intervenante précise toutefois que les RN, sans être totalement instrumentalisés par l’organisme qui chapeaute les projets, vont forcément subir une influence, comme ce fut le cas dans sa propre expérience :

« Je ne te dis pas qu’on n’a pas reproduit des manières d’être de l’organisme avec qui j’ai fait le travail. C’est évident que c’est inspiré du lieu où on est ».

Parfois, les propos de la personne peuvent être influencés de façon plus subtile par l’organisme. C’est ce que rappelle Myriam en donnant cet exemple :

Le contexte est souvent imposé, donc les personnes vont répondre à cette demande-là, qui des fois est implicite. Par exemple, juste le fait de se retrouver dans un organisme d’intégration pour femmes immigrantes a un impact. Si on dit aux femmes : vous pouvez faire le film que vous voulez... Ben juste en étant physiquement dans l’organisme, dans un groupe de femmes immigrantes, les femmes vont nécessairement parler de cette réalité-là.

Ces affirmations de Louise et Myriam vont dans le même sens que ce qu’ont relevé différents auteurs (Carpentier dans Hartley & Mc Williams, 2009 ; Tacchi dans Hartley & Mc Williams, 2009 ; Wilcox, 2009) quant à l’influence exercée par les facilitateurs ou les bailleurs de fonds dans tout le processus. Ces auteurs ont porté à notre attention le paradoxe suivant : encourager la prise de parole locale, mais s’assurer qu’elle tienne compte des exigences souvent très strictes des décideurs qui choisissent les thèmes des RN en fonction de leurs propres préoccupations. Dans ce contexte, est-il réellement possible de s’exprimer librement et de diffuser des voix alternatives et personnelles à travers les RN produits ? Ces propos des auteurs, associés aux réflexions que nous avons recueillies chez nos informateurs, montrent la nécessité, pour un organisme accueillant un projet de RN, de tenir compte de ses propres contraintes administratives, sans toutefois imposer une forme d’autorité hiérarchique qui brime le processus participatif et donc, la prise de parole authentique. Il s’agit, en somme, d’avoir recours à une forme d’« audit éthique », soit une analyse continue et critique des pratiques, au sein même des organismes qui utilisent le RN comme outil d’intervention.

Pour d’autres intervenants, le questionnement sur l’authenticité des récits se pose avec la transformation de l’histoire de la personne en un produit visuel. L’histoire, une fois transposée sur un média, n’est plus la même et, pour certains participants, il devient difficile de s’y retrouver. C’est ce qu’ont indiqué Andrée et Justine à leur façon. D’un côté, Andrée souligne que « l’écran, l’audio, les haut-parleurs : ça magnifie, ça rend plus gros, plus

imposant. » Dans ce contexte, cette intervenante précise que certains participants ne se

retrouvaient plus dans ce qui était projeté sur l’écran. Justine va dans le même sens en relatant : « J’ai eu des reproches des fois. C’était que... ça exagérait un peu. Certains me

si vous en faites un peu ce que ça n’est pas. » Par ces propos, ces intervenantes soulèvent

l’importance d’inclure le participant à tout moment dans le processus de réalisation des RN, afin de s’assurer que le produit final sera le plus possible à leur image. Néanmoins, elles montrent également qu’il est envisageable que le produit, en « magnifiant » l’expérience, produise un malaise chez le participant, l’amenant à ne pas pouvoir y retrouver sa voix.