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5. ANALYSE DES RÉSULTATS

5.4 Du produit à la diffusion :

5.4.2.1 L’expérience d’être écouté

Être écouté est fondamental dans les projets ayant recours aux outils de narrativité numérique. Le partage des récits avec la communauté est une façon de poursuivre la narration de son histoire à travers le regard de l’autre et les commentaires qui seront suscités par la présentation. À cet égard, Christine avance que

s’il n’existe pas une opportunité de partager son histoire avec les autres, je pense qu’il s’agit d’un mauvais atelier. L’idée, ce n’est pas seulement d’écrire son histoire et de faire un RN, mais c’est surtout de partager votre histoire et de voir que les autres veulent l’écouter.

Louise est elle aussi sensible à cet aspect, mais elle le voit plutôt comme une façon de démocratiser la parole, dans un contexte de rétroaction immédiate. De ce fait, chaque personne doit assumer le discours de son RN :

Donc la démocratisation de l’outil, pour moi, se passe quand on présente, parce que tout le monde vit le même sentiment : est-ce qu’on va rire de moi ? Est-ce qu’on va me reconnaître ? Est-ce que ce que j’ai à dire va être assez important pour que les autres m’écoutent ?

Considérant le caractère central de la diffusion, il devient essentiel de penser au meilleur public pour les récits. Comme l’indique Christine, partager son histoire et être écouté,

« c’est la confirmation que mon histoire est importante pour toi. » Par ces propos, Christine

souligne que le public avec lequel les récits seront partagés aura un impact crucial sur la réception qui en sera faite et sur l’importance qui y sera accordée, d’où la nécessité de bien réfléchir à la diffusion sous l’angle du public. Lamoureux (2010) et Portal (2003) ont d’ailleurs fait mention de cet aspect, qu’ils jugeaient déterminant afin de s’assurer que la parole des « sans-voix » ait une portée et qu’elle conduise à une remise en question de certains préjugés et stéréotypes, de même que de l’ordre social existant.

Cette préoccupation semble avoir été partagée par plusieurs intervenants qui ont mentionné les impacts de la diffusion auprès d’un public ciblé. Myriam indique d’ailleurs ce

qu’a permis la diffusion des vidéos faites par des autochtones au sein de ces mêmes communautés :

Les gens de la communauté avaient hâte de se voir à l’écran, mais à travers un regard local, et non le regard d’un journaliste blanc qui vient parler d’eux. Ils avaient hâte, ils aimaient ça se voir et pouvoir se dire : ça, ça été filmé chez moi. Le sentiment d’appartenance était très fort, d’identification aussi.

Le sentiment d’appartenance auquel fait référence Myriam fut également rapporté par Karine, qui indique que la diffusion des récits de jeunes auprès d’autres jeunes, « ce que ça

permet de faire, c’est que les jeunes, ils s’écoutent eux-mêmes [...] on voit qu’ils se voient là- dedans ». Louise relate une impression similaire en insistant sur la qualité d’écoute des RN

produits au sein d’habitations HLM et diffusés auprès des résidents :

Puis effectivement, nous, ce qui nous a vraiment marqués, puis touchés, c’est que [...] tout le monde écoutait. On n’a jamais vu ça. Personne d’entre nous n’avait vu une attention aussi sincère, une qualité de présence...

Elle précisera un peu plus loin la raison pour laquelle, selon elle, cette écoute était aussi transcendante :

Ça tissait du lien et aussi un respect de l’autre. Puis on avait des DST de toutes sortes. Si quelqu’un de spécialisé avait regardé ça, il aurait pu se dire : ça, c’est mal monté, ou ça, c’est plate. Mais pour eux... Il n’y avait pas un DST qui était plate. Parce que quand ils regardaient les DST, ils voyaient vraiment ça comme une manière de découvrir quelqu’un.

5.4.2.1.2 « Tu peux écouter sa voix et ressentir de l’empathie »

Ainsi, la diffusion auprès d’un public ciblé est essentielle. Si la recherche d’un public approprié est importante, c’est afin de permettre une résonance entre l’histoire racontée et le public. Comme l’indique Christine, « partager avec d’autres jeunes, c’est comprendre le

pouvoir de son histoire ». Ce partage est d’autant plus fort, toujours selon cette intervenante, « quand les personnes peuvent parler par elles-mêmes et qu’on peut écouter leur voix et ressentir de l’empathie pour ce qu’elles ont vécu ». L’empathie ressentie est une façon de

très clairement à travers la diffusion des œuvres qui est faite au sein des communautés autochtones :

Puis le changement aussi, peut-être, il se passait beaucoup dans la réaction des gens. Après les projections, ça se parlait beaucoup des films. Ils faisaient réfléchir les gens de la communauté... Puis les gens parlaient beaucoup des films. Puis d’année en année...

Cette idée a été relevée par d’autres informateurs. Notamment, Henri indique que ça ouvre des voies sur la compréhension de l’autre. Parce qu’avec le produit fini, ça va permettre de voir l’autre dans son histoire à lui, mais aussi de se reconnaître dans ce qu’il dit. À partir de ce moment-là, comprendre l’autre, c’est se comprendre soi-même aussi. C’est comprendre qu’on n’est pas seul.

Plus loin, il en donnera un exemple concret : « il y a une Haïtienne qui a regardé le projet et

elle a fait un commentaire : mais oui, c’est la même chose que j’ai vécue ». Il est ainsi

possible de se reconnaître dans l’histoire de l’autre et de susciter la réflexion de façon plus large. Justine, pour sa part, fait allusion à cet aspect, mais réfère plutôt au partage de récits qui peut se faire via Internet :

Je crois fermement que la caméra, que faire des vidéos peut changer beaucoup de choses. Il suffit d’en parler, il suffit de les faire passer... C’est comme ça que le changement commence. [...] [La personne] voit une vidéo, la partage avec quelqu’un, qui va la partager avec l’autre, et puis on la fait passer.

Karine parle également de l’empathie suscitée par les récits chez les jeunes de son projet et des effets amenés par ce phénomène. Selon elle, le fait d’utiliser des récits d’autres jeunes, « ça les a mis dans l’écoute, pourtant c’est vrai, c’est juste deux minutes, mais ça a

posé le groupe ». Ceci s’explique, selon elle, par certaines caractéristiques des récits, lesquels

sont « incarnés, ils sont chaleureux [...] Il y a un pouvoir dans le fait qu’ils soient lus, ben

récités ou livrés oralement. Donc je pense que ça vient les interpeller ». À partir de cette

écoute soutenue, issue d’un processus d’identification qui leur permet de ressentir de l’empathie, les jeunes arrivent à faire des réflexions montrant qu’ils ont compris les enjeux et qu’ils se sentent concernés :

Ils ont écouté ça, puis ils ont été capables de faire des commentaires de ce type : ben c’est vrai madame que lorsqu’on voit les autres être insultés, c’est comme être insultés nous-mêmes. Les enfants nous avaient dit ça : être témoin d’un abus c’est aussi pire qu’être soi-même victime d’un abus.

Dans un même ordre d’idées, partager son histoire, c’est aussi voir le potentiel qu’elle a pour aider l’autre. Christine en donne un bon exemple lorsqu’elle explique :

Si vous avez un secret difficile à porter, vous pensez que de le partager, ce serait comme de transmettre votre traumatisme. Vous ne pensez pas que les autres veulent écouter votre histoire. Avec les ateliers, vous apprenez que votre histoire est précieuse et unique et que vous pouvez la partager. Et c’est fort. Vous réalisez que votre traumatisme peut aussi détenir un pouvoir transformateur : votre histoire peut aider les autres. [...] C’est de réaliser qu’on peut faire quelque chose avec son histoire, que ce n’est pas quelque chose qu’on doit cacher.

Myriam a elle aussi remarqué le pouvoir des histoires partagées, qu’il s’agisse des effets sur le narrateur ou sur le public :

Il y avait une jeune fille qui voulait parler du suicide. Une de ses amies s’était suicidée. Elle a écrit un texte qu’elle dédie un peu à sa communauté, puis elle a mis des images. Puis ce film-là, il a fait réagir beaucoup la communauté et les intervenants, puis elle, elle est devenue une jeune pair-aidante.

Ainsi, à l’instar de Forbes (2009-2010), les informateurs semblent eux aussi avoir relevé le pouvoir des histoires partagées où

we can be vulnerable together, and through that find shared respect. Through the act of sharing stories, we are connected through our longings and desires. We have shared emotion and relation, and these are the forces that later hold us together when our differences try to pull us part. (…) From this place of shared emotion comes recognition of deep reciprocity: what happens to you is, sooner or later, what happens to me; for me to succeed you need to succeed also (Forbes, 2009- 2010: 7).

En ce sens, il serait possible de parler de reconnaissance, selon la définition donnée par Honneth (2005), soit de remarquer positivement quelqu’un « conformément au rapport social

en question » (p. 45). En effet, une attention sincère et réelle est accordée au récit présenté

dans le cadre des projets de RN à l’étude, amenant le public à s’identifier à l’autre par une forme de « connexion empathique » (Truchon, 2012) et à remettre en question certaines idées

reçues. Dans ce contexte, il est possible de dire qu’il y a beaucoup plus qu’une « simple

attention pour autrui » — ce qui définit la visibilité — dans le processus de diffusion ; il s’agit

plutôt d’une « prise en compte d’autrui » de manière plus profonde, ce qui est à la base de la reconnaissance (Voirol, 2005).