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2. RECENSION DES ÉCRITS

2.2 Les outils visuels et les sciences sociales

Différents outils visuels ont été utilisés en sciences sociales, notamment en anthropologie. Le champ de l’anthropologie visuelle a fait l’objet de différentes recherches. Pour les anthropologues, la culture se manifeste entre autres à travers des symboles visuels. Cette prémisse les a amenés à vouloir archiver les manifestations culturelles visibles par le biais de technologies audiovisuelles, afin de pouvoir par la suite les analyser et les diffuser. En ce sens, l’anthropologie visuelle est d’abord centrée sur l’utilisation des médias visuels comme façon de communiquer du savoir anthropologique, tout en ayant aussi un souci pour l’étude des expressions picturales de la culture. Les ethnologues appartenant à ce champ de l’anthropologie se sont surtout intéressés aux films ethnographiques. Dans leur pratique, ils ont toutefois fait une distinction entre la culture de celui qui filme et celle des gens filmés. En ce sens, une préoccupation existe quant à l’utilisation de la technologie : la pratique réflexive est de rigueur, pratique dans laquelle il y a un partage de l’autorité entre l’ethnologue et ceux qu’ils filment. Un exemple éloquent de cette tangente concerne les films réalisés par Jean Rouch, ethnologue français ayant fait sa marque dans les années 60. Ce dernier a réalisé différents films documentaires, notamment en Afrique de l’Ouest. Pour lui, les gens filmés devenaient ses collaborateurs, dans le sens où ils discutaient avec eux de ce qui allait être présenté dans la version définitive (Ruby, 1996).

Dans cette foulée, l’utilisation des médias visuels a suscité un intérêt dans d’autres disciplines et notamment à l’intérieur de projets d’action sociale. En raison de leur lien de parenté avec le RN, il apparaît pertinent de s’attarder plus particulièrement à deux outils visuels, soit le photovoice et la vidéo participative. Sans prétendre que ces outils sont les ancêtres du RN, il est évident pour nous que le RN est un outil qui, dans une certaine mesure, partage avec ses prédécesseurs les mêmes fondements philosophiques et théoriques. En ce sens, un bref retour sur le photovoice et la vidéo participative permettra de situer l’utilisation du récit numérique dans un cadre plus large.

2.2.2 Le Photovoice

Le photovoice a été développé au milieu des années 90 par Wang et ses collègues. Dans une visée d’empowerment, ces derniers ont voulu permettre aux gens de rendre compte des forces de leur communauté, mais aussi de leurs préoccupations, afin de pouvoir les communiquer aux décideurs politiques (C. Wang & Redwood-Jones, 2001). En ce sens, le

photovoice permet d’utiliser la puissance des images prises par les gens ordinaires pour

documenter leur réalité en leurs propres termes, ouvrir le dialogue à l’intérieur d’une communauté donnée et, ultimement, initier un changement social en influençant les politiques sociales. Utilisé pour la première fois dans le village de Yunnan en Chine par Wang, cet outil a été par la suite employé dans de nombreux autres endroits à travers le monde, ainsi que par différents chercheurs et praticiens. Afin de bien comprendre les visées de cet outil, il importe d’expliciter les trois fondements qui guident son utilisation : la théorie de l’empowerment de Paolo Freire, les théories féministes et la photographie documentaire (W. Strack, Magill & McDonagh, 2004).

D’abord, c’est l’empowerment tel que défini par Freire qui oriente le processus des projets de photovoice. Cette théorie postule que les gens doivent être des participants actifs dans la compréhension des enjeux de leur communauté, de même que des acteurs dans le changement social. Pour Freire, « every human being, no matter how ‘ignorant’ or submerged

in the ‘culture of silence’ is capable of looking critically at the world in a dialogical encounter with others » (Freire cité dans C. Wang & Redwood-Jones, 2001: 561). Freire a d’ailleurs

réfléchir de façon critique à leur communauté (C. Wang & Redwood-Jones, 2001). Cet outil est donc utilisé à travers un processus participatif qui invite à la conscientisation.

Ensuite, la deuxième assise théorique du photovoice est issue des théories féministes, lesquelles mettent en lumière le fait que les personnes ayant une voix et participant aux décisions ont plus de pouvoir (C. Wang & Redwood-Jones, 2001). Elles allèguent aussi que personne ne comprend mieux les enjeux d’une communauté que les gens qui en font partie (W. Strack et al., 2004). Dans ce contexte, le photovoice apparaît comme une façon de susciter l’engagement social des membres d’une communauté, en leur permettant d’insérer la richesse de leurs points de vue et de leurs propres images au débat public.

Comme dernier fondement du photovoice, on retrouve des principes issus de la photographie documentaire. Cette dernière visait à mettre en évidence différents enjeux sociaux, notamment la situation de personnes itinérantes ou les besoins d’une communauté défavorisée. Cependant, ces photos étaient prises par des gens extérieurs à la communauté. Avec le photovoice, il en va autrement : il s’agit précisément de mettre la caméra entre les mains des citoyens afin d’obtenir leur regard particulier sur leur réalité (W. Strack et al., 2004).

Ces différentes caractéristiques du photovoice ne sont pas sans rappeler une certaine parenté avec le RN. La visée d’empowerment, l’idée de donner une voix aux gens ordinaires, de même que l’importance allouée à la créativité personnelle se retrouvent aussi dans le RN. Cependant, le photovoice apparaît plus lié à une stratégie participative en santé publique, alors que nous verrons que le RN est utilisé dans une plus grande variété de contextes. Il s’agira maintenant de présenter un autre outil visuel qui apparaît être dans la même lignée que le RN : la vidéo participative.

2.2.3 La vidéo participative

De façon générale, la vidéo participative trouve ses origines dans les films documentaires produits par l’Office National du Film (ONF) du Canada à la fin des années 60 (Li, 2008). À cette époque, l’ONF avait développé un projet nommé « Société Nouvelle » dont

l’objectif était d’utiliser le film documentaire pour explorer les enjeux socioéconomiques auxquels faisaient face les Canadiens. C’est dans ce contexte qu’un film a été réalisé sur l’île Fogo, au nord-est de Terre-Neuve, à un moment où l’industrie de la pêche était en déclin. Le gouvernement fédéral avait décidé, sans qu’il n’y ait eu aucune consultation auprès de la population concernée, de déplacer les habitants de cette île vers Terre-Neuve, où ils pourraient trouver de l’emploi dans les mines (Ferreira, Ramirez & Lauzon, 2009 : 22).

Dans ce contexte, l’ONF souhaitait produire un film qui documenterait le mode de vie des habitants de l’île Fogo avant qu’il ne disparaisse. Cependant, cette mission est allée au- delà d’un simple archivage de données. Les réalisateurs se sont plutôt attachés à utiliser le film comme un moyen « to help the people of Fogo develop a collective vision, a unified voice, and

strategies for the socioeconomic renewal of the island without having to relocate to the mainland » (Ferreira et al., 2009 : 23). Le résultat de cette initiative a été de créer un dialogue

avec le gouvernement fédéral, ce qui a mené à des politiques qui n’avaient pas été prévues au départ, permettant ainsi aux habitants de l’île Fogo de demeurer sur leurs terres.

L’expérience de l’île Fogo a par la suite donné lieu à d’autres initiatives similaires, notamment en Ontario avec des populations autochtones auxquelles les décideurs publics n’avaient pas accès en raison de leur éloignement. Là aussi, l’utilisation de la vidéo participative a permis un dialogue avec les fonctionnaires afin d’améliorer les conditions socioéconomiques de la population. Les fonctionnaires ont d’ailleurs souligné que l’utilisation de la vidéo leur avait donné accès à des informations importantes qu’ils n’auraient pas eues sans cette initiative, étant donné l’éloignement important de ces communautés et la difficulté à se rendre sur le terrain pour constater par eux-mêmes la réalité sociale (Ferreira et al., 2009).

D’autres expériences de ce type ont par la suite été entreprises ailleurs dans le monde. Li (2008) nous en donne plusieurs exemples, notamment en faisant référence au nombre important d’initiatives utilisant la vidéo participative en Amérique latine. Elle relate entre autres l’expérience de femmes colombiennes vivant dans un quartier défavorisé de Bogota, lesquelles apprennent à présenter leur propre réalité à travers ce procédé. Ces femmes réalisent que leurs vidéos peuvent dépasser les préjugés et stéréotypes qui sont véhiculés à la télévision,

ce qui leur permet ainsi de reconstruire leur identité personnelle et collective à partir de nouvelles bases.

Li (2008) cite également des projets qui se sont déroulés au Népal et au Vietnam. L’expérience népalaise concerne une initiative ayant permis à des femmes vivant dans des communautés éloignées d’améliorer leur communication avec le gouvernement central, ainsi que de parler d’enjeux qu’elles jugent importants, tels que les problèmes de violence conjugale et le divorce. Pour ce qui est du Vietnam, il s’agit d’un projet avec un groupe de fermiers locaux ayant été invités à parler des préoccupations de leur communauté.

Tout comme ce fut le cas pour le photovoice, la vidéo participative convie les populations locales à communiquer leurs préoccupations par eux-mêmes, afin d’instaurer des changements au sein de leur communauté. Cependant, contrairement au photovoice, cette voix ne s’exprime pas seulement à travers des images personnelles, mais elle est aussi audible : on peut entendre concrètement les gens exprimer leurs inquiétudes et, le cas échéant, proposer leurs solutions. Cette particularité rejoint le RN, où les participants sont invités à raconter eux- mêmes leur histoire et à insérer leur propre voix dans leur vidéo. Afin de compléter cette brève exploration des outils visuels en intervention, il importe de mentionner certains enjeux éthiques entourant leur utilisation.

2.2.4 Enjeux éthiques

L’utilisation d’un support visuel soulève certains enjeux éthiques. Parmi ces enjeux, la littérature nous permet de relever l’intrusion de l’espace privé, laquelle peut conduire à un certain voyeurisme. D’autres effets néfastes possibles sont la divulgation de faits embarrassants à propos des individus et une interprétation fallacieuse des images. De même, dans le cas du photovoice, le recrutement des participants et la sélection des photographies sont aussi à considérer, afin d’assurer une représentation équitable des membres d’une communauté donnée (C. Wang & Redwood-Jones, 2001 ; W. Strack et al., 2004). Enfin, W. Strack et al. (2004) signalent que la vigilance est de mise face aux espoirs de changement que l’on peut créer chez les participants : si les revendications ne sont pas entendues ou considérées par les décideurs, il peut y avoir des effets négatifs importants.