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2 La question du vocabulaire

Dans le document Quid noui ? (Page 114-119)

Deux principes puisés dans la littérature classique elle-même sont dès les débuts de l’Humanisme au centre de l’œuvre de purification de la langue latine : la Latinitaset l’Elegantia, « the correct and refined use of pure and genuine Latin²». L’une et l’autre sont définies dans laRhétorique à Herennius, un livre abondamment lu à la Renaissance³:

Elegantia est quae facit ut unum quidque pure et aperte dici uideatur[...].

Latinitas est quae sermonem purum conseruat ab omni uitio remotum.

L’Elegantiaest ce qui fait que toute idée que l’on exprime semble l’être avec justesse et clarté.

LaLatinitasest ce qui respecte la pureté de la langue et la préserve de tout défaut.

Et l’auteur anonyme de laRhétoriquede continuer :

Vitiainsermone,quominusisLatinussit,duopossuntesse:soloecismusetbarbarismus.

Il existe dans la langue deux défauts qui peuvent la rendre moins latine : le solécisme et le barbarisme.

Solécismes et barbarismes, de tout temps les deux écueils de la composi-tion latine.ElegantiaetLatinitasexigent avant tout qu’on évite les solécismes, qui concernent la grammaire, sous peine d’encourir non seulement le ridi-cule, mais également l’incompréhension. Pour ce qui est des barbarismes, qui concernent plus directement l’objet de cet exposé, puisqu’ils ont trait aux mots eux-mêmes, les choses paraissent moins simples.

L’obsession du barbarisme est une constante chez tous les humanistes, en particulier les humanistes italiens. Ainsi Valla, sans excès, mais fermement, condamne quelques termes vraiment inacceptables, tels queambassiator, mot

1. Ramminger.

2. Ijsewijn 1998, t. II, p. 378.

3. Rhétorique à Herennius, IV, 17.

fabriqué au Moyen Âge à partir de l’italien,quod nemo (nisi barbarus) dixit¹. Regratior, « remercier », dont Valla ignorait sans doute qu’on le trouvait déjà en latin tardif, mais qui devait sonner faux à son oreille, reçoit un traitement semblable :Agere gratias est uerbo, quod quidam barbare dicunt regratior². On trou-vera d’ailleurs ici et là les traces de tout un « vocabulaire du barbarisme », où barbarus,barbareet leurs composés côtoient, c’est amusant en un sens, des mots qui sont eux-mêmes des néologismes, sinon des barbarismes : barbarius-cule(« de manière quelque peu barbare »),barbarolatinus(« en latin barbare »), semibarbare (« à moitié en langue barbare »), tous trois des créations de la Renaissance³!

Mais où situer la limite de ce qui est acceptable et de ce qui ne l’est pas, comment distinguer le barbarisme, qu’il soit dans la forme ou dans le sens ? Si pour la grammaire et le style, Cicéron, assisté de Quintilien ressuscité par Poggio, a la préférence de beaucoup, pour le vocabulaire, les humanistes pour la plupart sont bien obligés de faire feu de tout bois, sous peine de devoir se taire sur un grand nombre de sujets. L’acceptabilité s’étend ainsi dans un sens jusqu’à Plaute, un auteur abondamment joué dans les écoles de la Renaissance et dont la popularité répand les hapax, et dans l’autre aux Pères de l’Église, eux aussi très lus et dont le latin était généralement considéré comme valable par les humanistes.

Ceux-ci cependant ne vivaient plus dans l’Antiquité et c’est bien là tout le problème. Depuis l’époque de Cicéron, des changements considérables s’étaient produits tant dans l’organisation de la société que dans les aspects matériels. Nombreux sont les concepts, les titres, les institutions, les objets rencontrés dans la vie quotidienne ou dans la pensée qui depuis l’Antiquité se sont peu à peu introduits au sein de la latinité. Que l’on songe simplement aux monnaies, aux armes, aux fonctions et aux institutions ecclésiastiques, militaires ou civiles, aux vêtements, aux poids et mesures ou encore aux jar-gons professionnels, celui des juristes notamment. Et ce ne sont que quelques exemples. On pourrait y ajouter les noms de plantes et d’animaux, le

vocabu-1. « Ce que personne n’a dit, à moins d’être barbare » : Valla, t. 1, p. 410, l. 38. Sur ce mot, voir Hoven 2006,s. u. ambassiator.

2. «Agere gratiasse fait en paroles — certains disent de façon barbareregratior» : Valla, t. 1, p. 176, l. 44. Sur ce mot, voir Hoven 2006,s. u. regratior.

3. Sur ces trois mots, voir les références données sous chaque entrée par Hoven 2006. Semi-barbareest peut-être une création de Valla, qui écrit :semilatine[autre néologisme néo-latin]ac semibarbare(t. 1, p. 388, l. 44).

laire de l’enseignement à l’université, la nourriture... Pour désigner ces choses en latin, il n’y a que deux solutions :

– un mot nouveau,

– ou bien un sens nouveau donné à un mot existant.

L’astuce qui consiste à recourir à une expression ou à une périphrase n’a pas la préférence des humanistes, me semble-t-il, tout simplement parce qu’elle conduit souvent à un résultat alambiqué et ridicule. Pour l’exemple, je citerai deux ou trois expressions tirées de Cornelius Crocus¹. Ce maître d’école né à Amsterdam vers 1500 était très préoccupé par la fâcheuse tendance de ses élèves à employer un latin impur et particulièrement influencé par les langues vernaculaires. Avec un optimisme qui dépasse sans doute celui de la plupart de ses collègues, il rédige uneFarrago sordidorum uerborum²sur le mode « Ne dites pasceci, mais ditescela. » Parmi les équivalents qu’il donne aux nombreux barbarismes sortis de la bouche et de la plume de ses élèves, on trouve cepen-dant une dizaine d’expressions dont il faut bien reconnaître que certaines sont vraiment peu satisfaisantes³: ainsi préconise-t-il, au lieu deregens, « “régent”

d’un Collège universitaire », d’utilisermoderator paedagogii, assez lourd et peu pratique ;copiarum duxest préféré àcapitaneus, « capitaine », mot médiéval également courant à la Renaissance ; Crocus ira jusqu’à suggérer un fort peu commodecodex precum horariarum, qu’il juge préférable à un mot pourtant lui aussi très banal :breuiarium, « un bréviaire », vieux mot classique qu’on n’a pourtant fait que transposer dans l’univers chrétien et qui du reste est déjà attesté dans ce sens chez les Pères de l’Église. Pour le reste, on ne s’étonnera pas de voir que Crocus le maître d’école est plein de ces termes « barbarisants » évoqués plus haut, avec en plus le ton tranchant du bon professeur de latin, qui tient sa grammaire dans une main et la férule dans l’autre :prorsus barbarum est, uulgatius quam Latinius estet autresbarbaries barbarismum trahitrésonnent ainsi en de nombreux passages de laFarrago⁴.

1. Sur Crocus, on consultera Kölker 1963. À propos des appréciations que porte Crocus sur les mots strictement non classiques et des périphrases que dans certains cas il propose pour les remplacer, voir Hoven et Grailet 2009, p. 187-203 [200-201].

2. Les citations de laFarragose font d’après la réédition parue chez S. Gryphe à Lyon en 1542 : Crocus, p. 173-215. L’édition originale a paru à Cologne, chez J. Gymnicus, en 1529.

3. Crocus, p. 207, l. 28 (moderator paedagogii/regens) ; p. 200, l. 25 (copiarum dux/capitaneus) ; p. 179, l. 27 (codex precum horariarum/breuiarium). Voir Hoven 2006,s. u. regens, capitaneus, breuiarium.

4. Crocus, p. 173, l. 7 (prorsus barbarum est) ; p. 180, l. 6 (uulgatius quam Latinius est) ; p. 189, l. 11-12 (ut barbaries barbarismum uelut ansam ansa trahit) ; etc.

Mots nouveaux. Sens nouveaux. Le latin médiéval en fournit une bonne part, en dépit du mépris affiché par les humanistes pour le latin « barbare » de leurs prédécesseurs, cette langue foisonnante qu’ils rejettent en masse et par prin-cipe. Il n’y a qu’à ouvrir, pour s’en faire une idée, la seconde édition duLexique de René Hoven : environ 25 % des quelque 10 600 mots ou acceptions que le Lexiquecontient et qui n’appartiennent ni au latin classique, ni au latin tardif, sont déjà attestés au Moyen Âge¹. Dans la majorité des cas, ils sont employés de la manière la plus naturelle qui soit, sans remarque négative. Ainsi en va-t-il, pour donner quelques exemples², deabbatia, « une abbaye », et de ses dérivés (abbatialis,abbaticus,abbatiola,abbatulus) ; deuacatiolorsqu’il prend le sens de

« vacance d’un poste » ou, au pluriel, de « vacances » tout court ; deueniaau sens (chrétien) d’« indulgence »...

La question se pose, bien entendu, de la conscience que pouvaient avoir les humanistes d’employer des mots médiévaux. Comme on l’a rappelé, les ins-truments de travail des humanistes³étaient assez réduits. En matière de lexi-cographie, il s’agit A) des quelques instruments mentionnés, certes novateurs mais limités, auxquels d’autres viendront s’ajouter peu à peu ; B) des instru-ments hérités du Moyen Âge⁴. Pas deThesaurusde Münich, pas de Du Cange et encore moins de nouveau Du Cange, pas même un abrégé du Gaffiot. Repre-nons encore une fois Valla et sesÉlégances. Donnant une liste de dérivés en -atiopour la plupart classiques, commecubatio, « fait de dormir », ou tardifs,

commeuetatio, « interdiction », il y intègre sans le savoir le terme médiéval sonatio⁵, « action de sonner », qui passe inaperçu : l’humaniste ne sait pas que le mot n’est attesté nulle part chez les auteurs de l’Antiquité conservés.

Mais il est facile aujourd’hui de le prendre en défaut et il ne faut pas s’y trom-per : Valla connaît son latin et sa culture livresque, comme celle de nombreux autres humanistes, est immense. Dans la même liste,secatio, « fait de couper », forme médiévale desectio, le fait sursauter :sectio tamen crebrius reperitur quam secatio⁶.

C’est que, en l’absence donc des instruments performants dont nous dis-posons aujourd’hui — et l’on sait à quel point pourtant la recherche d’un

1. Voir à ce sujet l’introduction de Hoven 2006, p. xii.

2. Voir ces mots dans Hoven 2006.

3. Auxquels un colloque a été consacré, en 2006, à la Maison d’Érasme à Anderlecht. Voir Gilmont et Vanautgaerden 2009.

4. Sur les instruments lexicographiques latins au Moyen Âge et leurs innovations, voir l’article récent de Weijers 2009, p. 17-36.

5. Valla, t. 1, p. 6, l. 1.

6. «sectiose rencontre cependant plus souvent quesecatio» : Valla, t. 1, p. 6, l. 4.

mot n’est pas encore devenue une opération simple et rapide, dans certains cas —, les humanistes ne se posaient pas de manière aussi approfondie que nous la question de l’attestation de tel ou tel mot dans un texte antique. Beau-coup naturellement étaient attentifs à celle du genre littéraire et veillaient à se conformer au vocabulaire trouvé chez les auteurs anciens qui avant eux avaient pratiqué tel ou tel genre. Mais ils se souciaient davantage, comme on l’a dit, de laLatinitaset de l’Elegantiades mots. Sisonatiopasse inaperçu, c’est tout simplement parce qu’il est régulier ! Construit sur un mot absolument classique,sonare, lu chez Cicéron et d’autres, il l’est dans le respect de la mor-phologie du latin. Il ne fait que combler une lacune, ressentie ou ignorée, mais réelle, dans le vocabulaire latin classique, tel qu’il est parvenu à Valla au tra-vers d’un corpus de textes et d’inscriptions qui n’est que partiellement repré-sentatif de ce vocabulaire. Il n’est d’ailleurs pas absurde d’imaginer qu’il ait pu être attesté dans un texte antique perdu ou simplement prononcé par un contemporain de Cicéron, mais jamais écrit. Qui peut croire en effet que nous ayons recueilli tout le vocabulaire des Romains ?

Ces considérations sont absolument essentielles lorsqu’on aborde le voca-bulaire d’un texte de la Renaissance, quel qu’il soit, et la plus grande pru-dence est de mise dans l’emploi d’expressions telles que « mot » ou « acception médiévale », « tolérance à l’égard du vocabulaire médiéval », mais aussi bien entendu « néologisme » et « création personnelle ». Car cette même question de la conscience se pose pour la véritable grande source du renouvellement du vocabulaire latin à la Renaissance : les néologismes dus aux humanistes eux-mêmes. Car s’ils ont abondamment, et parfois à leur corps défendant, si l’on peut dire, puisé dans le trésor lexicographique du Moyen Âge, ils ont aussi forgé un nombre incalculable de mots nouveaux et donné une foule innom-brable de sens nouveaux à de vieux mots, nommant les choses nouvelles et remplissant les trous du vocabulaire antique.

Malgré les réserves que l’on vient d’émettre sur la conscience d’employer un mot médiéval ou un mot de son temps, on peut tout de même dire que les auteurs de la Renaissance avaient ainsi, dans l’ensemble et à des degrés divers, une forme de tolérance à l’égard du vocabulaire non classique. La plu-part avaient du latin écrit et parlé une conception vivante et flexible, sauf à vouloir à tout prix dire, comme le Nosoponus cicéronien d’Érasme¹,Virgo Ves-talis²pour désigner « une nonne » sans avoir à utiliser —horresco referens! — le

1. Dans le dialogue fameux qui porte ce nom, leCiceronianus siue De optimo dicendi genere, et dont Nosoponus est l’un des personnages précisément.

2. Il est amusant de noter queVestalisau sens de « religieuse » est déjà attesté au Moyen Âge (voir Hoven 2006,s. u. uestalis).

médiévalmonialis¹ou simplementsoror²!Soror, rencontré dans la lecture des Pères de l’Église³, est en fait tout à fait banal, d’autant plus qu’il ne semble s’écarter du sens ancien, comme breuiarium, que par son application à un champ sémantique restreint, qui est lui bien nouveau, celui du christianisme institutionnalisé. Comme bien d’autres sens ou mots non classiques, il est entré dans l’usage et la plupart des humanistes l’écrivent sans y penser.

Ces remarques étant faites, nous pouvons passer à l’examen des mots choisis pour illustrer notre propos, mais avant cela évoquons encore brièvement la vie et l’œuvre des deux voyageurs pris en exemple. Les deux œuvres retenues sont liées par le genre, mais le temps les sépare, l’espace aussi et plus encore la formation intellectuelle de leurs auteurs respectifs.

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