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1 L’épicurisme, une philosophie de la rupture

Dans le document Quid noui ? (Page 159-165)

La thèse de la révolution épicurienne, telle qu’elle est formulée et défen-due dans leDe rerum natura, est fondée sur une revendication d’originalité qui remonte à la fondation du Jardin. Cette valorisation de la rupture se traduit chez Lucrèce par un rejet de la tradition philosophique et par une insistance sur la nouveauté de son sujet.

1.1 L’originalité d’Épicure

Dans le prologue du livre I en effet, la révélation épicurienne s’inscrit dans le cadre narratif d’une campagne militaire, au cours de laquelle le maître

1. Voir Cicéron,Acad.Post.I, 4 ;Fin. I, 1 ;Tusc. I, 1-6 ;Diu. II, 1-7.

2. Voir Cicéron,de Or. III, 135. Sur le statut de la philosophie à Rome et les suspicions dont elle fit l’objet, voir Garbarino 1973, p. 7-8 ; André 1977 ; Griffin 1989.

3. Sur la légitimation de la philosophie chez Cicéron, je me permets de renvoyer à Luciani 2010, p. 67-96.

se voit audacieusement attribuer les traits d’unimperatorromain parcourant l’univers, armé de sauis animiet de sesdicta¹:

quem neque fama deum nec fulmina nec minitanti murmure compressit caelum, sed eo magis acrem inritat animi uirtutem, ecfringere ut arta naturae primus portarum claustra cupiret².

Le prestige des dieux ni la foudre ne l’arrêtèrent,/ non plus que le ciel de son grondement menaçant,/ mais son ardeur fut stimulée au point qu’il désira/

forcer le premier les verrous de la nature.

La rupture instaurée par la physique épicurienne est soulignée par l’image de l’effraction associée à celle de la priorité chronologique : Épicure est présenté à plusieurs reprises comme le premier à avoir découvert et révélé la vérité³.

L’insistance de Lucrèce sur l’idée de rupture doit être mise en relation avec la revendication épicurienne d’originalité. Le fondateur du jardin, qui se pré-sentait comme un autodidacte, semble en effet avoir cherché à se distinguer de ses prédécesseurs et de ses contemporains, et en particulier de ceux dont il avait suivi l’enseignement. Il reniait notamment l’influence de son ancien maître, le démocritéen Nausiphane⁴, celle du platonicien Praxiphane⁵, mais surtout celle de Démocrite, que les Anciens considéraient comme son modèle⁶. Même si l’hostilité d’Épicure envers Démocrite ne doit pas être surévaluée⁷, son attitude critique à l’égard de l’atomisme démocritéen peut s’expliquer

1. Voir Lucrèce,DRN I, 72-74 et V, 49-51. Sur cette métaphore du triomphe, qui établit une antithèse entre gloire militaire et gloire littéraire et renvoie aux éloges d’Alexandre, voir Buchheit 2007.

2. Lucrèce,DRNI, 68-7. Sauf indication contraire, les traductions sont celles de J. Kany-Turpin, Lucrèce,De la nature, Paris, Aubier, 1993.

3. Voir Lucrèce,DRNI, 66 et 67 ; III, 2 : Épicure y est qualifié deprimus; V, 9 : Il y est nommé princeps.

4. Sur ce philosophe, originaire de Téos, présenté comme démocritéen par Cicéron (Nat. I, 73) et dont Épicure semble avoir suivi l’enseignement avant de partir pour Athènes, voir Goulet 2005, « Nausiphane de Téos », t. IV, notice no8, p. 585-586. Sur la polémique entre Épicure et Nausiphane, voir Longo Auricchio 1980.

5. Voir Cicéron,Nat.I, 73 et Diogène Laërce X, 13.

6. Voir Cicéron,Nat. I, 73 ; I, 120 ;Fin. I, 17-21 ; Plutarque,ContreColot.3, 1108E ; Diogène Laërce X, 2. Sur la polémique épicurienne contre Démocrite, Silvestre 1986. Sur la vie et la doctrine de Démocrite, contemporain de Socrate, qui vécut entre 460 et 360 avant notre ère et fut considéré avec Leucippe, comme le fondateur de l’atomisme, voir D. O’ Brien, « Démocrite d’Abdère », dans Goulet 1994, t. II, p. 649-715 ; Morel 1996 ; 2000 ; Salem 1996 ; 1997, p. 13-72.

7. Voir D.-K. 68 A 53 [=PlutarqueColot.1108e], D.-K. 68 A 52 [=Diogène Laërce X, 2]. Morel 1996, p. 250-251.

par un refus de la notion même de tradition philosophique. Cette hypothèse est confirmée par un passage de Diogène Laërce indiquant qu’Épicure avait contesté le lien de filiation entre Leucippe et Démocrite, tel qu’il se présente dans les constructions doxographiques¹. Comme le note André Laks, il s’agit de « revendiquer pour Démocrite dans son rapport avec Leucippe, la posi-tion d’indépendance qu’Épicure occupe. L’appartenance à une même tradiposi-tion passe par le refus de la possibilité de la tradition elle-même²».

1.2 Révolution épicurienne et histoire de la philosophie

Le rejet de la tradition philosophique, tel qu’il peut se déduire des polé-miques épicuriennes, se trouve amplifié dans leDe rerum natura. Le jugement critique formulé par Lucrèce à l’égard des philosophes présocratiques dans la doxographie du chant I³correspond en effet à une affirmation d’autonomie doctrinale, qui s’exprime à travers le refus d’inscrire l’épicurisme dans une histoire progressive de la philosophie. Cette position théorique permet d’ex-pliquer le caractère non dialectique de la doxographie lucrétienne : il ne s’agit pas pour le poète de dialoguer, à la manière d’Aristote, avec les philosophes du passé afin de parvenir à la vérité⁴, mais de les renvoyer dos à dos afin de mettre en valeur une vérité déjà révélée⁵. C’est pourquoi, comme j’ai tenté de le montrer ailleurs, non seulement Lucrèce s’abstient de conclure la doxogra-phie physique du chant I sur une référence explicite à Démocrite, mais, pour des raisons que l’on peut qualifier de stratégiques, il se garde de présenter la théorie de la déclinaison des atomes comme une correction de l’atomisme démocritéen⁶: estompant les continuités et insistant sur les ruptures, le

phi-1. Voir Diogène Laërce I, 15 et IX, 34. X, 13. Selon Diogène Laërce, Leucippe fut le maître de Démocrite et le fondateur de l’atomisme, Deux traités lui sont attribués,Le grand système du mondeetSur l’intellect. Sur ce philosophe, voir Goulet 2005, « Leucippe », t. IV, notice L 51, p. 97-98.

2. Voir Laks 1976, note 7, p. 69.

3. Voir Lucrèce,DRNI, 635-920. Pour un commentaire détaillé de ce passage, voir Piazzi 2005.

4. Voir Aristote,Métaphysique, I, v ; II, i, 4. Sur le caractère dialectique de la doxographie aristotélicienne, voir E. Berti 1986, p. 102-125.

5. Voir Runia 1997.

6. Voir Lucrèce,DRNII, 251-293. Sur la théorie de la déclinaison, qui n’apparaît pas dans les textes conservés d’Épicure, voir Schmidt 2007. Selon Silvestre 1986, p. 168sq., l’élaboration progressive de cette théorie, qui justifiait au plan physique la liberté humaine, aurait permis à Épicure de s’affranchir du déterminisme et de garantir l’autonomie doctrinale de son école.

losophe romain peut valoriser l’apport original de lauera ratio¹. Loin d’être le résultat d’une élaboration collective et progressive, la découverte de la vérité prend la forme d’une conquête unique et définitive.

Cependant, cette vision atemporelle de la philosophie, qui récuse tradition et continuité, semble entrer en contradiction avec la conception lucrétienne de l’histoire². Dans le développement du chant V consacré à l’anthropologie, Lucrèce s’attache en effet à reconstituer le parcours de l’humanité et à retra-cer les progrès techniques accomplis au cours du temps³. Dans une perspec-tive « évolutionniste⁴», le philosophe insiste sur le lent enchaînement des inventions, qui se sont succédé selon un processus graduel :

Nauigia atque agri culturas, moenia, leges, arma, uias, uestes<et>cetera de genere horum praemia, delicias, quoque uitae funditus omnis, carmina, picturas, et daedala signa polire, usus et impigrae simul experientia mentis paulatim docuit pedetemptim progredientis.

Sic unumquicquid paulatim protrahit aetas in medium, ratioque in luminis erigit oras.

Namque alid ex alio clarescere corde uidebant artibus ad summum donec uenere cacumen⁵.

Navigation, culture des champs, murailles et lois/ armes, routes, vêtements et autres biens de ce genre,/ tous les réconforts, toutes les délices de la vie,/

poèmes et peintures, statues d’un art achevé/ l’usage, mais aussi l’effort et l’in-vention de l’esprit/ l’enseignèrent aux hommes suivant leurs longs progrès./

C’est ainsi que peu à peu le temps produit les diverses choses/ que la raison élève aux rivages de la lumière./ Les voyant l’un après l’autre s’éclairer dans leur cœur,/ ils parvinrent enfin à la perfection de tous les arts.

Grâce à une étiologie des progrès techniques et de la culture humaine, Lucrèce entend réfuter le finalisme et démontrer que la vie et la civilisation, qui

1. Voir Luciani 2007.

2. Voir Hardie 2005, p. 20-21.

3. Voir Lucrèce,DRNV, 925-1457.

4. Lucrèce ne saurait être considéré comme un évolutionniste au sens moderne du terme.

Le poète insiste en effet sur la fixité des espèces et le mécanisme d’adaptation qu’il propose ne correspond pas à la théorie darwinienne, fondée sur la sélection naturelle et les mutations causées par les différences génétiques entre les parents, voir G. Campbell 2003, p. 1-8.

5. Lucrèce,DRNV, 1448-1457.

résultent du hasard, du besoin et de l’expérience¹, ne doivent rien à une quelconque intervention divine. Dès lors une question se pose : quelle place attribuer à la révolution épicurienne au sein de ce modèle culturel²? Si la découverte d’Épicure apparaît dans une certaine mesure comme l’aboutisse-ment de la civilisation, puisqu’elle s’est produite au mol’aboutisse-ment où Athènes avait atteint son acmé³, elle comporte aussi un caractère inattendu, imprévisible, non nécessaire, qui renvoie à la capacité humaine d’innovation et à la liberté.

Or la liberté, fondée au plan physique sur la déclinaison atomique⁴, se mani-feste également dans l’histoire de la culture, qui ne saurait se réduire à une progression continue⁵. Par conséquent, non seulement le thème de la rup-ture épicurienne ne s’oppose pas au modèle temporel d’ensemble, mais il en détermine le sens.

Il reste que la figure duprotos heuretesinstaure une différence fondamentale entre la philosophie et les autres disciplines : à la différence des techniques et des arts, qui ont donné lieu à un progrès et à des évaluations variables dans le cours du temps⁶, la révélation épicurienne, qui s’est accomplie en un moment singulier, énonce une règle stable et toujours actuelle⁷. C’est précisément à cette actualité de l’épicurisme que Lucrèce va se référer pour mettre en œuvre son projet didactique.

1.3 Nouitas rerum

Compte tenu de la revendication épicurienne d’originalité, il n’est pas sur-prenant que la uera ratio soit fréquemment associée au lexique de la nou-veauté. Cependant, si l’on se réfère à la perspective didactique adoptée par Lucrèce⁸, on peut s’interroger sur la pertinence de cette association :

pour-1. Voir Lucrèce,DRNV, 1105-1107 :inque diesmagis hi uictum uitamque priorem/ commutare nouismonstrababtrebuset igni/ingenio qui praestabantet corde uigebant. « De jour en jour ils modifiaient leur nourriture et leur vie/ par la découverte de nouveaux usages du feu/ que leur montraient les plus ingénieux et les plus sages. »

2. Voir Furley 2007.

3. Voir Lucrèce,DRNVI, 8-10.

4. Voir Lucrèce,DRNII, 251-293. Sur le rôle de la déclinaison dans l’éthique épicurienne, voir Fowler 1983 et 2002, p. 322-339.

5. Voir, par exemple, Lucrèce,DRNV, 1011-1014 au sujet de l’union matrimoniale et le com-mentaire de Bertoli 1980, p. 25-26.

6. Voir Lucrèce,DRNV, 1273-1280 ; 1293-1294 ; 1412-1415.

7. Voir Gigandet 1998, p. 27.

8. Sur les caractères didactiques duDe rerum natura, voir Volk 2002, p. 69-118.

quoi l’épicurisme, élaboré deux siècles avant la composition deDe rerum natura, est-il qualifié de découverte récente ?

Denique natura haec rerum ratioque repertastnuper, et hanc primus cum primis ipse repertusnunc ego sum in patrias qui possim uertere uoces¹.

Trouvaille récente enfin que ce système de la nature,/ et moi-même aujour-d’hui le tout premier, oui, je me trouve/ apte à le traduire dans la langue de nos pères.

Cette affirmation se trouve étroitement liée au projet pédagogique de Lucrèce.

Ce passage fait suite à un développement sur la nouveauté du monde. À l’échelle du temps infini, l’histoire de l’homme eta fortioril’écart entre le siècle d’Épicure et celui de Lucrèce ne représentent qu’un bref instant. De plus, si l’écrasement temporel vise à faire sentir la brièveté de notre monde, il permet également de rapprocher le disciple du maître dont il s’efforce de suivre les traces et de situer son poème dans le prolongement immédiat de la révélation épicurienne². Ainsi l’adverbenuperrenvoie-t-il à l’actualité du message épi-curien, qui représente « un recours indéfectible et indéfiniment répétable³».

Mais l’insistance sur lenouumrenvoiein fineaux lois qui, selon la psychologie épicurienne, caractérisent la nature humaine.

Lucrèce n’ignore pas la fascination exercée par le « vain mot de nou-veauté⁴». Contrairement aux dieux, chez qui l’ataraxie bannit tout désir de changement⁵, les hommes sont le jouet de l’amor nouitatis, loi psychologique mise en évidence par l’histoire des inventions : tout ce qui est neuf paraît plus merveilleux⁶. D’où une technique subtile decaptatio beneuolentiae, fondée sur ce que, dans un tout autre contexte, Hannah Arendt a nommé le « pathos de la nouveauté⁷» :

Nunc animum nobis adhibe ueram ad rationem.

Nam tibi uehementer noua res molitur ad auris Accidere, et noua se species ostendere rerum⁸.

1. Lucrèce,DRNV, 335-337.

2. Voir Lucrèce,DRNIII, 3-8.

3. Voir Gigandet 1998, p. 27.

4. Voir Lucrèce,DRNV, 909.

5. Voir Lucrèce,DRNV, 168-173.

6. Voir Lucrèce,DRNV, 1273-1280 ; 1404.

7. Voir Arendt 1972, p. 229

8. Lucrèce,DRN, II 1023-1025. Le même procédé est repris en LucrèceDRNV, 97-103 à pro-pos de la fin du monde :Nec me animi fallit quamres noua miraque menti/ accidat exitium caeli terraeque futurum,/ et quam difficile id mihi sit peruincere dictis ;/ ut fit ubiinsolitam remadportes

Maintenant, prête attention à la vraie doctrine./ Une découverte inouïe va frapper ton oreille,/ Un nouvel aspect de l’univers à toi se révéler.

Par conséquent, même si lanouitas rerum(DRNI, 139) rend l’exposé délicat, même si le dédicataire Memmius, sous l’effet de l’incrédulité provoquée par le dévoilement soudain¹, pourrait se détourner du poème, l’attrait de la nou-veauté représente un élément pédagogique, dont le poète ne saurait négliger l’efficacité.

La démarche de Cicéron semble en totale opposition avec une telle valorisa-tion dunouumpuisque le consulaire insiste au contraire sur l’ancienneté de la philosophie, dont il s’efforce de retracer l’histoire.

Dans le document Quid noui ? (Page 159-165)