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3 Lucrèce et Cicéron, créateurs de la philosophie romaine

Dans le document Quid noui ? (Page 173-184)

Même si l’ataraxie et le retrait prônés par l’épicurien ont peu de points com-muns avec « l’impératif du service public », sans cesse réaffirmé par le consu-laire, l’un et l’autre soulignent les enjeux littéraires, didactiques et politiques de la révolution philosophique romaine.

3.1 Les enjeux littéraires d’une philosophie romaine

Il est amusant de constater que les deux auteurs, négligeant pareillement leurs prédécesseurs, se font fort de démontrer la nouveauté de leur démarche.

Ainsi Lucrèce souligne-t-il l’originalité de son œuvre, qui associe clarté, poésie et vérité :

...Quo nunc instinctus mente uigenti auia Pieridum peragro loca, nullius ante trita solo. Iuuat integros accedere fontis atque haurire, iuuatque nouos decerpere flores, insignemque meo capiti petere inde coronam, unde prius nulli uelarint tempora Musae²;

Ainsi frappé d’enthousiasme, l’esprit vaillant,/ Des Piérides, je parcours les lointaines contrées/ Que nul n’explora. Joie d’aller aux sources vierges/ boire à longs traits, joie de cueillir des fleurs nouvelles,/ de glaner sur ma tête la couronne merveilleuse/ dont jamais les Muses n’ont paré aucun front.

La revendication lucrétienne porte conjointement sur le genre poétique, qu’il renouvelle par sa juste connaissance des lois de la nature, et sur l’œuvre d’Épi-cure, qu’il transmet par le double truchement de la poésie épique et de la langue latine. C’est pourquoi, il ne craint ni de désigner son entreprise poé-tique par le même verbe, peragrare, dont il se sert pour évoquer le voyage

1. Pour une analyse de la crise de la République comme « crise de la culture », voir Moatti 1988, p. 386-387 ; 1997, p. 25-53 et Wallace-Hadrill 1997.

2. Lucrèce,DRNI, 925-930.

philosophique de son maître (I, 74) ni de s’attribuer la même vigueur intel-lectuelle (mens uigens). Il est significatif que Lucrèce s’abstienne de mention-ner les épicuriens qui l’avaient précédé dans la transcription de l’épicurisme à Rome, tels C. Amafinius et Rabirius. D’après le témoignage de Cicéron, bien que leurs écrits fussent de piètre qualité littéraire, ils s’étaient répandus dans toute l’Italie et C. Amafinius, qui semble avoir été le premier d’entre eux, sus-cita un grand nombre d’imitateurs¹. Si l’ouvrage de cet auteur constituait une sorte de « vulgate épicurienne », on peut comprendre que Lucrèce, comme il l’avait fait pour l’influence de Démocrite à l’égard de la doctrine épicurienne, ait préféré garder le silence sur cet « encombrant prédécesseur²».

Or la même discrétion caractérise l’attitude de Cicéron à l’égard de Lucrèce, alors que nous savons grâce à laCorrespondancequ’il avait lu leDe rerum natura³. Si l’Arpinate mentionne bien le développement de la littérature épicurienne, il se réfère à la médiocrité d’ouvrages écrits sans art et sans style pour définir les enjeux et les contours de son propre projet :

Philosophia iacuit usque ad hanc aetatem nec ullum habuit lumen litterarum Latina-rum ; quae inlustranda et excitanda nobis est, ut, si occupati profuimus aliquid ciuibus nostris, prosimus etiam si possumus otiosi. 6. In quo eo magis nobis est elaborandum, quod multi iam esse libri Latini dicuntur scripti inconsiderate ab optimis illis quidem uiris, sed non satis eruditis.[...]Quare si aliquid oratoriae laudis nostra attulimus indu-stria, multo studiosius philosophiae fontis aperiemus, e quibus etiam illam manabant⁴.

La philosophie, elle, a été négligée jusqu’ici et n’a pas trouvé chez nous d’écri-vain capable de la mettre en lumière ; il nous appartient de lui donner de l’éclat et de la vie, afin que si, dans notre carrière politique nous avons bien servi notre patrie, nous la servions encore si possible dans notre retraite. 6.

Sur ce terrain, nous devons déployer d’autant plus d’efforts que déjà il existe, à ce qu’on dit, nombre d’ouvrages latins, dont les auteurs, braves gens sans doute, mais d’une instruction insuffisante, n’avaient pas consulté leurs forces.

[...] C’est pourquoi, si dans l’éloquence romaine, il est une part qui revient à notre activité, nous apporterons beaucoup plus de zèle encore à faire jaillir les sources de la philosophie, dont notre éloquence même dérivait.

Le silence de Cicéron qui, dans toute son œuvre philosophique, ne mentionne jamais Lucrèce, peut comporter plusieurs explications : occultation volontaire

1. Voir Cicéron,Fam. XV, 9, 2 ;Acad. Post.5-6 ;Tusc. I, 6 ; II, 7 ; IV, 6. Sur la diffusion de l’épicu-risme à Rome avant leDe rerum natura, voir Bayet 1967, p. 11sq.; Canfora 2003 ;contraLévy 2003a.

2. Lévy, 2003a, p. 52-53.

3. Voir Cicéron,Q. fr. II, 11.

4. Cicéron,Tusc.I, 5-6.

dictée par la méfiance de l’homme politique à l’égard du message lucrétien¹, statut même duDe rerum natura, qui ne fut pas d’emblée perçu comme un texte fondateur de l’épicurisme romain². Cicéron reconnaît certes que le poème de Lucrèce est riche des lumina ingeni, et plus encore deslumina artis³. Cepen-dant, étant donné que le substantiflumendésigne les figures de style chez Cicé-ron⁴, ce jugement positif renvoie à la qualité littéraire despoematalucrétiens et non à leur contenu philosophique. Dans ces conditions, leDe rerum natura ne relevait probablement pas du genre philosophique aux yeux de l’Arpinate, qui envisageait la transmission de la philosophie dans une perspective holis-tique. Cette ambition est clairement formulée dans le prologue duDe natura deorum, où Cicéron justifie ses affiliations néo-académiciennes en précisant que « s’il est difficile de comprendre les différents systèmes isolément, il est d’autant plus ardu de les comprendre tous⁵». Dans une perspective patrio-tique, qui conçoit la philosophiepro reipublicae procuratione⁶, il convient de ne laisser aucun domaine inaccessible afin que la jeunesse romaine reçoive une formation complète⁷. La revendication cicéronienne d’originalité, inspi-rée par une arrière-pensée politique, se trouve légitimée par son caractère encyclopédique. Il reste que Lucrèce et Cicéron insistent tous deux pour des raisons de gloire littéraire sur la nouveauté de la philosophie à Rome et sur leur rôle de professeur.

3.2 Les enjeux didactiques

Il n’est pas nécessaire d’insister sur la dimension didactique duDe rerum naturaet sur la fonction dynamique de la relation maître-élève instaurée par Lucrèce⁸. Le poète, tout en revendiquant son statut de professeur, établit avec son dédicataire Memmius et, par extension, avec le lecteur un rapport interac-tif, visant à susciter de leur part autonomie et initiative⁹. Cette démarche, qui tout en étant conforme à la méthode proposée par Épicure¹⁰, lui permet de

1. Voir Canfora 2003, p. 46-48.

2. Voir Lévy 2003a, p. 53.

3. Voir Cicéron,Q. fr. II, 11. Le substantiflumendésigne les figures de style chez Cicéron.

4. Voir Cicéron,Or. 83 ; 95 ;de Or.II, 119 ;Brut. 275 et l’étude de Moussy 1999.

5. Voir Cicéron,Nat. I, 11, trad. C. Auvray-Assayas.

6. Voir Cicéron,Nat. I, 7. Sur la valeur de cette expression, voir Ledentu 2004, p. 302.

7. Voir Cicéron,Diu. II, 4.

8. Voir Fowler 2000 et Volk 2002.

9. Voir Schiesaro 2003 et 2007.

10. Voir Épicure,Men. 83 ;Pyth. 116.

renouveler la tradition poético-didactique issue d’Hésiode et d’Empédocle¹, apparaît dans les apostrophes invitant Memmius à réfléchir par lui-même à partir des principes élémentaires fournis par la doctrine², et en particulier dans les vers consacrés aux phénomènes météorologiques :

Cetera quae sursum crescunt sursumque creantur, [...]

perfacilest tamen haec reperire animoque uidereomnia quo pacto fiant quareue creen-tur, cum bene cognoris elementis reddita quae sint³.

Tous les autres phénomènes qui se développent là-haut,/ [...] tu trouveras sans peine et tu verras en ton esprit/ comment ils adviennent et pourquoi ils s’en-gendrent/dès que tu auras bien compris les lois de leurs éléments.

Comme l’a noté Alessandro Schiesaro, cette méthode d’enseignement, qui fait appel à l’esprit critique du lecteur, s’oppose au modèle traditionnel, fondé sur l’auctoritas du locuteur⁴. Elle introduit également une rupture en ce que la source du savoir n’y dépend plus de lafamaou dumos, mais des perceptions sensorielles :naturae species ratioque(cf.DRNI, 148). L’instrument de la révéla-tion ne réside plus dans la remémorarévéla-tion desexempla, mais dans l’observation de la nature, dont le critère d’évaluation est laratio⁵. Cependant, la conception patriarcale de l’éducation n’est pas totalement absente duDe rerum natura puis-qu’elle correspond précisément au rapport d’admiration et d’imitation que Lucrèce établit avec son propre maître⁶. Cette tension renvoie à la transition qui s’opère au premier siècle dans la culture romaine et à l’émergence d’un nouveau modèle de transmission du savoir.

Si la promotion de la révolution pédagogique ne surprend pas chez un poète souvent jugé subversif⁷, elle peut paraître plus étonnante chez un Cicé-ron, dont on connaît l’attachement à la tradition. Pourtant, l’entreprise didac-tique des dialogues philosophiques repose également sur une valorisation de la raison et une mise en cause de l’autorité, qui se trouvent très explicite-ment formulées. Chez Cicéron en effet, la critique de l’auctoritass’accorde au

1. Sur les relations de Lucrèce à la tradition poétique et sa pratique de l’oppositio in imitando, voir Gale 2005 et 2007b.

2. Voir Lucrèce,DRNI, 402-409 ; I, 1114-1117 ; V, 1281-1282.

3. Lucrèce,DRNVI, 527-534.

4. Voir Schiesaro 2007, p. 60-61, auquel doit beaucoup le présent développement.

5. Voir Lucrèce,DRNI, 422-425 et le commentaire de Minyard 1985, p. 44.

6. Voir Lucrèce,DRNIII, 1-10.

7. Sur la portée subversive duDe rerum natura, voir Minyard 1985, p. 50 ; Gros 1999 ;contra Luciani 2003.

rejet du dogmatisme philosophique et à la pratique du doute¹. Ses affiliations néo-académiciennes, qui le conduisent à chercher en tout sujet le vraisem-blable², impliquent autonomie du jugement et indépendance par rapport à la tradition :

Qui autem requirunt quid quaque de re ipsi sentiamus, curiosius id faciunt quam necesse est ; non enim tam auctoritatis in disputando quam rationis momenta quae-renda sunt. Quin etiam obest plerumque iis qui discere uolunt auctoritas eorum qui se docere profitentur ; desinunt enim suum iudicium adhibere, id habent ratum quod ab eo quem probant iudicatum uident. Nec uero probare soleo id quod de pythagoreis accepimus,quosferunt,siquidadfirmarentindisputando,cumexiisquaerereturquare ita esset, respondere solitos « ipse dixit » ; ipse autem erat pythagoras : tantum opinio praeiudicata poterat, ut etiam sine ratione ualeret auctoritas³.

Quant à ceux qui veulent savoir quelle est mon opinion personnelle sur chaque sujet, ils manifestent une curiosité indiscrète ; en effet, dans une discussion philosophique, on doit accorder de l’importance aux arguments fournis par la raison bien plus qu’à l’autorité. De plus l’autorité de ceux qui se posent en maîtres nuit bien souvent à ceux qui veulent apprendre : ils cessent en effet de juger par eux-mêmes, ils tiennent pour acquis ce qu’ils voient décidé par celui à qui ils font confiance. À vrai dire, je n’approuve pas la pratique des pythagoriciens, qui, dit-on, quand ils affirmaient quelque chose dans une dis-cussion et qu’on leur demandait pourquoi, répondaient : « Le maître l’a dit. » Le maître c’était Pythagore ; si grand était le pouvoir d’une opinion toute faite que l’autorité prévalait, même sans le soutien de la raison.

En réfutant l’argument d’autorité au motif qu’il affaiblit l’esprit critique, Cicéron entend promouvoir la liberté de choix, préalable indispensable à toute démarche rationnelle⁴. L’exigence de rationalité passe par la discussion contradictoire et la mise à distance de la tradition afin que les protagonistes des dialogues conservent intacte leur faculté de juger et ne se sentent pas contraints d’obéir « à des autorités étrangère⁵» ou de « soutenir tout ce qui a été écrit d’avance à la manière d’un ordre⁶».

Cependant, si les dialogues philosophiques cicéroniens se veulent non-autoritaires, ils ne rejettent pas la relation maître-élève, comme il appa-raît notamment dans les Tusculanes, dont les enjeux didactiques ont été

1. Voir Lévy 1992a et Henderson 2006.

2. Voir Cicéron,Tusc. IV, 83 ; V, 11 ; V, 33 ;Nat. I, 11.

3. Cicéron,Nat.I, 10.

4. Voir Moatti 1988, p. 395-399 et 1997, p. 184-186.

5. Cicéron,Leg. I, 36 :auctoritati aliorum.

6. Cicéron,Luc. II, 8 :ut omnia quae praescripta a quibusdam et quasi imperata sint[...].

récemment soulignés¹. De fait, lesTusculanae disputationes, dans lesquelles le consulaire assume pleinement le rôle de professeur de philosophie, peuvent se lire comme la mise en scène d’une relation pédagogique². Cicéron manipule lespersonaede la fiction pour mettre en valeur les progrès accomplis par son jeune interlocuteur anonyme³. La succession des entretiens, censés se dérou-ler sur cinq journées, laisse en effet apparaître la transformation de l’auditeur, qui, passe du statut dediscipulusà celui defamiliaris. Dans la cinquième Tuscu-lane, il se trouve désormais capable de s’opposer à son professeur et de déceler les faiblesses de son argumentation⁴.

3.3 Philosophie et rénovation politique

Les ambitions didactiques affirmées par Lucrèce et Cicéron suggèrent une commune vision de la révolution philosophique comme réponse possible à la crise de la cité. C’est pourquoi il est légitime de s’interroger pour finir sur les enjeux politiques liés à la création d’une philosophie romaine. Face à la faillite des vertus traditionnelles et à la déconstruction de la cité, la pensée philoso-phique constitue un ultime recours « pour préserver la cité de la rupture⁵».

Liant tous deux leur entreprise littéraire à la situation politique, Lucrèce et Cicéron dénoncent conjointement les méfaits de l’individualisme et de l’am-bition sur la société romaine et voient dans l’éducation philosophique des citoyens un remède contre ces maux.

Ainsi Lucrèce choisit-il de conclure l’hymne à Vénus par une référence au patriai tempus iniquum, que l’intervention de la déesse doit contribuer à apaiser afin que Memmius puisse œuvrer au salut commun⁶. S’adressant, à travers le dédicataire du poème, à l’ensemble de l’élite politique romaine, le philosophe explicite les mécanismes psychiques qui conduisent à la destruction de la paix civile. Mus par l’ambition et la cupidité, les hommes se déchirent pour obtenir le pouvoir parce qu’ils ignorent la nature du véritable bien, qui consiste dans

1. Voir Gildenhard 2007, p. 207-275.

2. Voir Cicéron,Tusc. II, 13 ; III, 7 ; IV, 8 ; V, 12. Sur ce point, voir Gorman 2005, p. 64-84.

3. Les informations relatives à ce personnage sont très limitées, voir Cicéron,Tusc. I, 29 ; II, 26 ; 28. Nous savons seulement qu’il s’agit d’unadulescens, qui a écouté les leçons des philosophes à Athènes et a été initié aux mystères d’Eleusis.

4. Voir Cicéron,Tusc. V, 12-14 ; V, 32, V, 83.

5. Voir Moatti 1997, p. 44-46.

6. Voir Lucrèce,DRNI, 37-43. Sur la dimension politique duDe rerum natura, voir Minyard, 1985, p. 33-70 ; Fowler 2007 ; Schiesaro 2007.

une vie frugale et une âme sereine¹. Or celui qui connaît lauera ratiosait que l’ambition est un désir vain et que, contrairement à ce que pensent les sots, les honneurs ne protègent ni de la mort ni de la crainte qu’elle inspire :

Denique auarities et honorum caeca cupido quae miseros homines cogunt transcendere fines iuris, et interdum socios scelerum atque ministros noctes atque dies niti praestante labore

ad summas emergere opes, haec uolnera uitae non minimam partem mortis formidine aluntur².

Enfin l’avidité et l’aveugle désir des honneurs, qui poussent les misérables hommes à transgresser les limites du droit et, parfois complices et auteurs de crimes, à s’efforcer nuit et jour par un labeur sans égal d’atteindre le faîte de la fortune : ces plaies de la vie sont nourries pour une part, et non la moindre, par la crainte de la mort.

Par conséquent, si Lucrèce considère que les institutions romaines sont pré-férables à l’anarchie, ses conseils restent conformes à l’enseignement d’Épi-cure : sauf nécessité impérieuse, le sage doit s’abstenir de participer à la vie politique³. La solution proposée par Lucrèce demeure donc dans la conversion individuelle⁴. Il reste qu’une révolution épicurienne permettrait de mettre un terme aux crimes politiques et de restaurer la paix civile.

Cicéron place également ses espoirs dans la philosophie et lie étroitement son projet didactique à l’état déplorable de la société romaine. Les enjeux poli-tiques associés à la romanisation de la philosophie sont clairement exprimés dans le prologue duDe diuinatione, où il résume l’ensemble de son œuvre :

Quod enim munus rei publicae adferre maius meliusue possumus, quam si docemus atque erudimus iuuentutem, his praesertim moribus atque temporibus, quibus ita prolapsa est, ut omnium opibus refrenanda ac coercenda sit?

En effet, quel plus grand, quel meilleur service pourrais-je rendre à la Répu-blique que d’instruire et de former la jeunesse, surtout quand les mœurs et les 1. Voir Lucrèce,DRNV, 1117-1129.

2. Lucrèce,DRNIII, 59-64, traduction personnelle. Voir aussi LucrèceDRN II, 7-13 et III, 995-1002.

3. Voir Épicure,M.C. XIV ; Lucrèce,DRNV, 1132-1135. Sur la position épicurienne, qui ne saurait se réduire à un μὴ πολιτεύεσθαι (Diogène Laërce X, 119), voir Besnier 2001 : l’impératif de la vie cachée dépend des circonstances et souffre des exceptions (voir Plutarque,De tranq.

An.II, 465F-466A), qui permettent de justifier la participation aux affaires.

4. Fowler 2007, p. 431.

5. Cicéron,Diu.II, 4, traduction J. Turpin, Paris, Flammarion, 2004.

temps actuels l’ont entraînée sur une pente si dangereuse que les efforts de tous sont nécessaires pour la réfréner et pour l’arrêter ?

Cicéron considère que la philosophie représente le seul antidote efficace contre la perversion politique¹. C’est pourquoi, il se propose, grâce à la constitution d’une nouvellepaideia romana, de lutter contre l’influence perni-cieuse des vecteurs éducatifs usuels afin de former une nouvelle élite éclairée, capable de rénover la République. Ce programme d’éducation civique, dont les fondements sont décrits dans le prologue de la troisièmeTusculane², passe par une évaluation rationnelle des principes qui régissent la société romaine ainsi que par la distinction entreueraetfalsa gloria³. Définie comme « éloge unanime des gens de bien » et « retentissement de la vertu », la véritable gloire, qui se présente comme une conséquence de l’action vertueuse, ne doit pas être recherchée pour elle-même⁴. Dans ces conditions, la réflexion philo-sophique doit mettre en évidence l’erreur qui consiste à penser « qu’il n’y a rien de plus désirable pour l’homme que les honneurs, les commandements, la popularité ». Au final, il s’agit de « se passer du savoir culturel qui a causé la ruine de la République et de suggérer une possible renaissance de la cité avec l’aide de la philosophie grecque⁵».

R

Ma conclusion sera brève : tous deux confrontés aupatriai tempus iniquum, Lucrèce et Cicéron ont trouvé refuge dans la philosophie grecque. Tous deux ont vu en elle une nouveauté salvatrice. Tous deux ont tenté de l’illustrer en latin et se sont présentés comme créateurs d’une littérature philosophique romaine. Tous deux ont entrepris de l’enseigner à leurs concitoyens afin de préserver la paix civile. Mais le premier, peut-être sous l’influence despoetae noui⁶, s’est voulu moderne en participant à « la nouveauté introduite par la révolution » épicurienne⁷. Il a pensé pouvoir pérenniser la découverte d’Épi-cure, qui n’était déjà plus guère récente, en radicalisant son originalité au

1. Voir Gildenhard 2007, p. 167-187.

2. Voir Cicéron,Tusc. III, 1-4.

3. Voir Cicéron,Tusc. III, 3 ; V, 46 ; 103-104 ;Off. I, 43 ; 62-68 ; 83 ; II, 31-38. Sur la notion de gloire chez Cicéron, voir Haury 1974 ; Moreau 1974 ; Garbarino 1980 et Thomas 2002, p. 22-26 et 129-133.

4. Voir Cicéron,Tusc. I, 109.

5. Voir Gildenhard 2007, p. 187.

6. Concernant l’influence despoetae nouisur Lucrèce, voir Kenney 1970.

7. Sur la notion de modernité,voirHarder 1996, p. 22-23.

moyen d’une fracture temporelle. De son côté, Cicéron, en tant qu’homo nouus, a fait son possible pour masquer la nouveauté et l’extranéité de la philosophie et intégrer celle-ci à la vie et à l’histoire de Rome en se référant discrètement au modèle platonicien de l’anamnèse :

Nec uero nostra quaedam est instituenda noua et a nobis inuenta ratio[...]disputatio repetenda memoria est¹.

Mais il ne s’agit pas ici d’établir un système nouveau m’appartenant en propre et imaginé par moi [...] Je veux faire revivre le souvenir d’un débat.

Mettant à profit le potentiel d’innovation inhérent à toute culture et en parti-culier à la culture romaine², il a choisi d’inscrire la romanisation de la philo-sophie dans la durée continue du progrès de la civilisation. Concevant cette acculturation en termes de genèse et d’héritage, il a posé les jalons d’une réflexion sur l’histoire de la philosophie antique.

Mettant à profit le potentiel d’innovation inhérent à toute culture et en parti-culier à la culture romaine², il a choisi d’inscrire la romanisation de la philo-sophie dans la durée continue du progrès de la civilisation. Concevant cette acculturation en termes de genèse et d’héritage, il a posé les jalons d’une réflexion sur l’histoire de la philosophie antique.

Dans le document Quid noui ? (Page 173-184)