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1 Le latin à la Renaissance

Dans le document Quid noui ? (Page 110-114)

Dans les langues mortes, il n’y a de langue qu’à travers les auteurs et le latin n’échappe pas à la règle. On peut toutefois faire des distinctions entre le latin dans l’Antiquité et le latin à la Renaissance. C’est une banalité de dire que, dans l’Antiquité, le latin connaît des variations de type diachronique. Les variations diatopiques, si elles sont plus difficiles à déceler concrètement, sont une réalité elles aussi (lapatavinitasde Tite-Live en est un exemple célèbre).

Quant aux variations diastratiques, leur existence est désormais bien établie². Le latin classique n’est donc pas une langue totalement unifiée, comme les œuvres conservées le montrent, mais il a ceci de particulier, notamment par rapport au latin de la Renaissance, que le référent commun à tous ses usagers, y compris ceux dont le latin n’est pas la langue maternelle, qu’ils soient Grecs, Gaulois ou Arméniens, que ce référent commun est vivant et présent. C’est lui qui maintient un minimum de cohésion entre les manifestations de la langue les plus éloignées. Malgré la prétention des humanistes italiens comme Poggio

1. En ce qui concerne la littérature des humanistes (et plus généralement tout le latin post-médiéval, jusques et y compris le latin contemporain), on se reportera pour une présenta-tion générale et une orientaprésenta-tion bibliographique à Ijsewijn 1990 et 1998. Voir en particulier la première partie du t. I :Classical,Medieval and Neo-Latin, p. 1-38.

2. Pour un exposé général sur les variations diachroniques, diatopiques et diastratiques du latin, voir par exemple Mazzini 2010.

et Valla à écrire et parler un latin considéré par eux comme« lingua nostra », le latin à la Renaissance est une langue elle aussi éclatée, une langue apprise, mais surtout c’est une langue dont le référent unique, le latin classique, a dis-paru depuis des siècles en tant que langue vivante. Le latin a certes continué à être parlé, dans certains milieux, tout au long du Moyen Âge, mais ce n’est plus le latin de Cicéron, de Quintilien (dont le Moyen Âge ne connaît d’ailleurs que des fragments), ni des poètes du siècle d’Auguste, pour ne citer que ceux-là. Le latin médiéval, précisément, constitue pour les humanistes un obstacle important, dans la mesure où ils n’arrivent que rarement à s’en affranchir tout à fait, et singulièrement pour ce qui est du vocabulaire. Ils doivent encore, dif-ficulté supplémentaire, compter avec le poids de leur propre langue mater-nelle, nécessairement vernaculaire, qui peut laisser des traces plus ou moins visibles dans la syntaxe ou le lexique de leur latin. Le latin écrit (et parlé) à la Renaissance est donc une langue essentiellement reconstituée.

De ce point de vue, Poggio peut être considéré comme une figure emblé-matique des difficultés rencontrées par les auteurs de la Renaissance. Comme beaucoup d’humanistes florentins de la première heure, c’est un notaire, formé à Bologne aux finesses de l’ars dictaminis. Le latin qu’on lui a enseigné est le latin scolastique, encore bien vivant à son époque. D’une certaine manière, c’est un homme du Moyen Âge. Toute sa vie d’hommes de Lettres — et c’est bien là le cœur de cette Renaissance —, toute sa vie intellectuelle sera dictée par la redécouverte des auteurs classiques. Mais, à la différence de ce qui a pu se produire lors des Renaissances antérieures — Renaissance du xiies., Renais-sance ottonienne aux xe et xie s., La Renaissance carolingienne aux viiieet ixe s., ... —, la Renaissance à laquelle Poggio prend part se caractérise par la volonté de rendre les textes à l’Antiquité, par une approche historicisante qui cherche à interpréter les mots dans le contexte où ils ont été employés et non pas dans celui où ils sont lus. Il a ainsi fallu réapprendre le latin, en lisant les auteurs, dans un processus long et pénible, où à la difficulté de redécouvrir les règles de la grammaire classique s’ajoute celle de l’établissement des textes, corrompus par des siècles de tradition manuscrite¹. C’est cette redécouverte qui fait la richesse et l’intérêt de ce grand mouvement de retour aux sources, à l’origine des disciplines modernes de la philologie et de la linguistique notam-ment, mais c’est aussi le signe concret du caractère artificiel de ce latin huma-niste, même s’il a donné lieu à plus d’un chef-d’œuvre de maîtrise, pour ne pas dire de virtuosité.

1. Ijsewijn 1998, t. II, p. 377.

Ce constat inhérent à l’idée même de latin à la Renaissance en amène un autre : en l’absence de référent présent, immédiatement accessible, ce latin est naturellement appelé à se diviser, à sa manière propre, dans des divisions dont les origines remontent aux origines de la Renaissance. La querelle entre Valla et Poggio le montre. Comme on l’a vu, Valla, s’attirant les foudres venge-resses d’un Poggio jamais à court d’insultes, critique sans ménagement le latin de sesLettres, y relevant des fautes de morphologie ou bien l’emploi de mots impropres. C’est que Poggio appartient à la première génération des huma-nistes italiens, celle qui débroussaille le terrain et ne dispose que d’instru-ments lexicographiques pas encore tout à fait en adéquation avec ses besoins ; Valla, lui, est de la génération suivante, celle qui déjà crée et utilise les instru-ments de travail novateurs, fondés sur une approche moderne du latin, tels que lesElegantiae(1444) de Valla précisément, lesCommentarii de orthographia (c. 1450) de Giovanni Tortelli (1400-1466) ou encore leCornu copiae(Venise, 1489 †) de Niccolo Perotti (1430-1480). Cette génération-là voit le latin autre-ment et l’écrit aussi d’une autre manière. On gardera bien à l’esprit, lorsque nous examinerons quelques exemples illustrant la question des néologismes, le manque d’instruments performants, notamment dans le domaine lexical, auquel tous les humanistes ont été confrontés.

On le voit donc, c’est aux origines de la Renaissance que remonte la diver-sité de ce latin des humanistes et les dissensions qu’engendre cette diverdiver-sité naissent en même temps que la pensée qui prétend le ressusciter. Ces diver-gences de vue cependant ne sont pas le seul facteur de division du latin. Sans refaire ici l’histoire de l’Humanisme et de sa propagation à travers l’Europe¹, et sans citer d’autres exemples, on peut dire que l’Humanisme ne se répand que petit à petit au Nord des Alpes, en Allemagne, en France, dans les Anciens Pays-Bas... au xveet surtout au xvies. Les conséquences sur la manière d’écrire le latin de cette expansion par étapes sont nombreuses. La principale est que, jusque tard dans le xviesiècle européen, on trouve des auteurs latins qui du point de vue de la pensée et de la langue peuvent être qualifiés de médié-vaux. Entre ces auteurs et les humanistes, un fossé, que comble cependant toute la palette de ceux qui oscillent, selon le milieu auquel ils appartiennent, selon leur niveau de connaissance du latin et selon leurs propres goûts, entre le latin scolastique et le latin classique ressuscité. Le retour plus ou moins

1. Voir sur ce point Ijsewijn 1990, t. I, deuxième partie :Neo-Latin Literature : Its History and Diffusion, p. 39-327, qui aborde « pays par pays » la diffusion et le développement du latin depuis la Renaissance italienne jusqu’à nos jours.

conscient à la langue des auteurs de l’Antiquité n’est pas toujours, je dirais même est rarement total, notamment pour ce qui est du vocabulaire. Même un Cicéronien pur et dur comme Étienne Dolet (1509-1546) ne peut faire autre-ment que d’employer l’un ou l’autre mot médiéval (commecompendiarius, un

« abréviateur¹») et quelques néologismes de forme (Erasmice, « à la manière d’Érasme²», au lieu deErasmi more, par exemple ;lychneolus, « petite lampe³», diminutif du classiquelychnus) ou de sens (le classiqueproscriptio, au sens chré-tien de « excommunication⁴»). Le latin à la Renaissance est ainsi fait d’une multitude de latins, au point que l’on pourrait presque dire, pour paraphraser Cicéron dans leDe finibus⁵:Quot homines,tot litterae Latinae.

On peine cependant à se faire une idée précise de ce latin, ou plutôt de ces latins de la Renaissance, et de la manière dont ils s’articulent, si l’on peut dire, dans le jeu des dissensions et des rivalités, mais aussi de l’imitation et de l’ému-lation. Les études linguistiques partielles ne manquent pas — il y en a de plus en plus —, mais on peine à dégager une vision générale, même à se limiter aux auteurs les plus marquants. Pour le vocabulaire, les instruments de travail que nous utilisons pour le latin classique sont certes précieux, mais ils ont été éta-blis sur des textes parfois très éloignés de ceux que les humanistes pouvaient lire dans les manuscrits et les éditions à leur disposition. Il n’existe du reste pas, à l’heure actuelle, de dictionnaire néo-latin complet : on ne dispose, à côté de listes restreintes⁶, que de deux lexiques, qui, loin d’avoir dépouillé toute la littérature de la Renaissance, n’en sont pas moins à large visée :

• LeLexique de la prose latine de la Renaissance de René Hoven⁷, dont la seconde édition a paru en 2006 et qui, comme son titre l’indique, ne couvre que la prose (de Pétrarque à Juste Lipse) ;

1. Un exemple dans Dolet,Correspondance, p. 187, 9, cité dans Hoven 2006,s. u. compendia-rius II(avec des références supplémentaires à Dolet).

2. Dolet,De imitatione Ciceroniana, p. 155, 2, cité dans Hoven 2006,s. u. Erasmice. Le mot n’est pas propre à Dolet (Hoven).

3. Il pourrait même s’agir ici d’un hapax, selon les relevés de Hoven en tout cas : Dolet, Cor-respondance, p. 178, 9, cité dans Hoven 2006,s. u. lychneolus. Rien dans Ramminger.

4. Ici aussi une seule occurrence, selon Hoven du moins : Dolet,Correspondance, p. 180, 26, cité dans Hoven 2006,s. u. proscriptio. Rien dans Ramminger.

5. Cicéron,Des termes extrêmes des biens et des maux, I, V, 15 :Sed quot homines,tot sententiae.

6. Typiquement :Le vocabulaire de.... Un exemple récent : Chadwick et Rose 2008.

7. Hoven 2006.

• LaNeulateinische Wortlisteen ligne de Johann Ramminger¹, qui englobe la poésie et couvre aussi le xviies., mais se limite aux néologismes de forme, contrairement à Hoven.

Entrons plus avant dans la question du vocabulaire précisément.

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