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3 Les adjectifs du type insuetus

Dans le document Quid noui ? (Page 69-74)

Les adjectifsinusitatus,insuetus,insolitus,insolensexpriment la négation d’un usage établi puisque le préverbe négatif porte sur un second élément de composé rapproché d’une base signifiant « usage » (inusitatus et usus) ou

« habitude » (insuetus et suesco;insolitus,insolens et solere). À cet ensemble s’ajoutent inuisitatus et inauditus car « ce que l’on n’est jamais allé voir » et « ce dont rien n’est dit » est nécessairement « inhabituel ». Sur cette base morphosémantique se développent d’autres valeurs qui illustrent des représentations particulières de la nouveauté.

1. Voir Meslin 1985, p. 56-57.

2. Cicéron,Nat.II, 96 (à propos de l’éclat du ciel) :sed adsiduitate cotidiana et consuetudine oculorum adsuescunt animi,neque admirantur neque requirunt rationes earum rerum quas semper uident,proinde quasi nouitas nos magis quam magnitudo rerum debeat ad exquirendas causas excitare (« mais son retour quotidien et l’habitude de le voir font que nos esprits s’y accoutument, ne s’étonnent plus, ne recherchent pas les raisons des choses qu’ils voient tout le temps, comme si la nouveauté des phénomènes plutôt que leur importance devait nous inciter à la recherche des causes ». Trad. C. Auvray-Assayas). Plus généralement, sur la rupture dans le cours du temps, voir Groys 1992, p. 8-11 et Grimaldi 1993, p. 181-183, qui montre comment le changement motivé par l’élan créateur est la condition sans laquelle le temps n’existerait pas.

3. Voir Robert 2008, p. 274-277.

4. Voir Meslin 1985, p. 65-66.

3.1 La nouveauté sortant de l’ordinaire

Le sens de « qui n’est pas courant, qui n’est pas familier » lexicalise un aspect particulier de la nouveauté où celle-ci se caractérise par rapport à un état de fait vécu et bien établi. Est qualifiée d’insolitusetinusitatusla nouveauté qui tranche avec ce que l’on a l’habitude de voir dans un domaine spécifique.

Comme l’un des devoirs de l’orateur est de faire ressortir l’originalité de la situation, dans lede imperio Cn Pompei, Cicéron montre la gravité particulière des désastres subis par les Romains (Imp.45) et, à cette défaite hors du commun correspond la victoire extraordinaire de Mithridate —insolita uictoria— dans un parallélisme qui met en valeur le mérite de Pompée pour rétablir les choses (ibid.) :

Huius (sc. Pompei) aduentus et Mithridatem insolita inflatum uictoria continuit.

Son arrivée a contenu Mithridate enorgueilli d’une victoire si extraordinaire.

Il en est de même quand il s’agit d’un crime (Rhét. Her.II, 49) :

ostendimus non uulgare, sed singulare esse maleficium, spurcum, nefarium, inusitatum¹.

nous montrons que le crime n’est pas courant, qu’il est unique, affreux,

sacrilège, inouï. (Trad. G. Achard)

Inauditusa un emploi analogue, mais il s’opère assez souvent une référence explicite à la durée qui, par comparaison, fait apparaître le caractère exceptionnel de la situation, par exemple en Cicéron,Quinct.81²:

alterum nefarium,et ante hoc tempus inauditum.

[...] un acte affreux et dont on n’avait pas idée jusqu’à maintenant.

Tout se passe comme si la référence à un savoir collectif répandu (audita« ce qui se dit ») donnait un écho plus fort à la nature inhabituelle de la nouveauté.

De fait,inauditusexprime un degré supérieur³et il est, à la différence des autres, coordonné àdiuinus⁴. Il est d’ailleurs à l’origine directe du fr.inouï.

1. Voir de même Valère Maxime IV, 4, 6.

2. De même Cicéron,Vatin.33 ;Cluent.15 ; Tite-Live IV, 33, 1 Quinte-Curce V, 9, 2 ; Pline l’Ancien 36, 114.

3. Cicéron,Caecin.36 :Sic nemo umquam interdixit ; nouum est,non dico inusitatum,uerum omnino inauditum(« Mais jamais personne n’a délivré une telle formule d’interdit. Le cas est nouveau et, je ne dirai pas extraordinaire, mais même tout à fait inouï. » Trad. A. Boulanger).

4. Cicéron, Red. Pop. 7: C. Pisonis [...] diuina quaedam et inaudita auctoritas atque uirtus (« l’autorité et la valeur merveilleuses et incroyables [...] de C. Pison ») ;cf.Dom.59 ; Tacite,Ann.II, 24, 7.

3.2 La nouveauté mystérieuse

Insolitus et inusitatus s’appliquent à une situation nouvelle par rapport à l’expérience acquise, mais qui en plus est étrange, mystérieuse.

L’enchaînement apparaît bien en Tite-Live IX, 45, 15 dans le récit du combat des Romains face aux Èques :

postquam ibi neque stationes pro portis, nec quemquam in uallo, nec fremitum consuetum castrorum animaduerterunt, insolito silentio moti, metu insidiarum subsistunt.

après avoir remarqué qu’il n’y avait pas de sentinelles aux portes, personne sur la palissade et qu’on n’entendait pas le bruit habituel d’un camp, frappés par ce silence étrange, ils s’arrêtèrent, craignant un piège.

Il n’y a pas le bruit habituel émanant du camp et ce constat objectif, quand il est analysé, provoque l’effroi car la situation est alors vécue comme mystérieuse¹. Cicéron décrit un comportement contradictoire (Att.VIII, 8, 1) :

Aluerat Caesarem ; eundem repente timere coeperat, condicionem pacis nullam probarat, nihil ad bellum pararat[...], ibat in Graeciam, omnis nosἀπροσφωνήτους expertis sui tanti, tam inusitati consilii relinquebat.

Il avait nourri César ; il s’était avisé tout à coup de le craindre ; il n’avait approuvé aucune des conditions de paix ; il n’avait rien préparé pour la guerre [...]. Il s’en allait en Grèce,sans adresser un motà aucun de nous, sans nous donner aucune part dans une décision si énorme, si étrange.

(Trad. J. Bayet) La parataxe oppositive souligne le manque de cohérence, en sorte que la décision de partir en Grèce est étrange².

3.3 La nouveauté vécue

L’intériorisation fait qu’un adjectif commeinsuetus « inhabituel » signifie aussi « non habitué à³ » et il se rapproche de nouus « novice ». Une différence existe cependant. Lesmilites nouiforment une troupe qui n’a pas encore combattu⁴et c’est en somme son statut par rapport à d’autres, tandis

1. Voir Tite-Live IV, 30, 10 ; VII, 17, 3 ; XXVIII, 27, 16 ; Quinte-Curce VIII, 14, 23.

2. Voir Lucrèce V, 100 ; Quinte-Curce IV, 4, 3.

3. Tite-Live XXI, 35, 3 (à propos des éléphants) :quia insuetis(sc.hostibus)adeundi proprius metus erat(« parce que les ennemis qui n’étaient pas habitués avaient peur de les approcher davantage »).

4. Voirsupra, p. 67.

qu’insuetus exprime une inaccoutumance seulement vis-à-vis d’un type de combat (Tite-Live XXXI, 35, 6) :

nec eques regius equiti par erat,insuetus ad stabilem pugnam.

les cavaliers du roi, qui n’avaient pas l’habitude du combat d’infanterie, étaient désavantagés par rapport aux cavaliers romains. (Trad. A. Hus)

3.4 La nouveauté et la rareté

Enfin,insolensassocie parfois à la nouveauté la rareté. Il s’applique à un mot et le qualifie comme extérieur aux habitudes de l’usage (Aulu-Gelle I, 10, 4) :

ut tamquam scopulum,sic fugias inauditum atque insolens uerbum.

de fuir comme un écueil le mot étrange et rare. (Trad. R. Marache) Si le mot n’est pas radicalement nouveau, du moins crée-t-il un effet de surprise parce qu’il est peu entendu (inauditum) et qu’il est « rare¹».

3.5 Les adjectifs du typeinsuetusen relation avecnouus

En certaines occurrences, ces adjectifs sont employés en relation avecnouus, ce qui permet de préciser les rapports dans le réseau lexical. Les troubles à Syracuse viennent interférer avec la conduite de la guerre punique et Tite-Live précise (XXIV, 27, 5) :

Ad Murgantiam tum classem nauium centum Romanus habebat, quonam euaderent motus ex caedibus tyrannorum orti Syracusis, quoue eos ageret noua atque insolita libertas opperiens.

C’est à Murgantia qu’alors le général romain maintenait une flotte de cent vaisseaux, dans l’attente de l’issue de l’agitation à Syracuse due au meurtre des tyrans et de l’orientation que prendrait une liberté nouvelle dont les habitants n’avaient pas l’habitude.

Après la chute des tyrans, la liberté ouvre sur un régime politique totalement différent et donc nouus, mais l’interrogation du général sur le devenir de la cité (quonam euaderent motus) tient à une comparaison entre ce que les habitants connaissaient et ce qu’ils ne connaissaient pas (insolita libertas). En somme, sinouusmarque une rupture, les adjectifs du typeinauditus,insolitus établissent une référence aux habitudes acquises et ils expriment l’idée que la

1. Voir de même Cicéron,Or.29 ; Quintilien,I. O.IV, 1, 58.

rupture vient mettre un terme à une continuité longue. Ces deux aspects de la nouveauté sont complémentaires et il n’est pas indifférent que la conjonction de coordination utilisée soitatque¹, celle justement d’un rapport unitaire.

Le lien étroit entre ces deux aspects permet l’expression de nuances précises.

Sénèque analyse ainsi les réactions des hommes face à la nature (Q. N.VI, 3, 2) : naturam oculis, non ratione, comprehendimus, nec cogitamus quid illa facere possit, sed tantum quid fecerit. Damus itaque huius neglegentiae poenas tamquam nouis territi, cum illa non sint noua sed insolita.

nous saisissons la nature, non par la raison, mais par les yeux, et nous ne pensons pas à ce qu’elle peut faire, mais seulement à ce qu’elle a fait.

Nous sommes punis de notre insouciance par la peur que nous inspirent des phénomènes que nous croyons nouveaux, alors qu’ils ne sont pas radicalement nouveaux mais sans exemple connu.

Si l’effroi naît des chosesnoua, c’est qu’elles surprennent un esprit qui n’est pas préparé, et l’on retrouve ici l’emploi denouuspour une rupture déroutante, celle contre laquelle le sage doit se prémunir². Celui qui pratique laratioétablit des relations entre les phénomènes et les choses nouvelles, pour lui, ne sont pasnouamais seulementinsolitacar elles ne sont pas encore mises en rapport avec celles qui sont déjà comprises³.

R

Tout un réseau lexical se forme autour denouuspour exprimer plusieurs aspects de l’idée de nouveauté. Une triple distinction s’établit à la base pour la caractériser comme un état qui entre dans l’existence (nouus), existe depuis peu (recens) ou se compare à un état antérieur bien établi (les adjectifs du type insuetus). En somme se dégagent trois regards : le nouusconstitue un nouveau départ, tourné résolument vers l’avenir⁴, lerecensest une amorce du nouveau, l’insuetusl’affirmation d’une différence. Loin de nous l’intention de faire de ces distinctions des règles car l’on trouve des cas où elles s’estompent, mais elles reposent sur des tendances de l’usage. Elles montrent l’importance de l’idée de rupture, mais celle-ci n’exclut pas celle de continuité et de passage.Nouussignifie aussi bien « ce qui n’existe pas auparavant » et « ce qui

1. De même Tite-Live XXXIX, 23, 13 ; Valère Maxime V, 6, 3.

2. Cf.suprap. 58-59.

3. Voir Moatti 1997, p. 303-305.

4. Sur cet aspect du nouveau qui rompt avec l’attente, voir, plus généralement, Romano 1999, p. 223-225.

constitue la forme nouvelle d’un phénomène déjà en cours ». La nouveauté s’inscrit dans la dialectique de l’un et du multiple. Sans doute est-ce ce statut complexe entre deux pôles contradictoires qui explique les connotations axiologiques liées aux contextes et les idées associées portées par la polysémie.

Les connotations sont souvent négatives (rupture avec la tradition, l’ordre établi) mais elles peuvent être positives avec les différentes formes de progrès.

Les idées associées relèvent de l’étonnement, de la surprise, de l’étrange et du mystère, parfois de la rareté. La nouveauté n’est pas une donnée en soi du temps objectif et mesuré, elle suppose à la fois un jugement et une comparaison, c’est-à-dire une perception du temps investi par l’action. La nouveauté pour les Latins, c’est finalement l’action qui voit ses différences dans la conscience d’une évolution, quand se mesure « la continuité du courage dans la discontinuité des tentatives, la continuité de l’idéal malgré la rupture des faits¹».

Dans le document Quid noui ? (Page 69-74)