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Sur quelques mots désignant le nouveau en grec, d’Homère à Platon

Dans le document Quid noui ? (Page 26-48)

Michel Casevitz Université de Paris-Ouest — Nanterre — La Défense

Dans la Synonymik de J. H. Heinrich Schmidt, au chapitre 46, consacré à παλαιός et à ses synonymes, succède logiquement le chapitre consacré à νέος et aux mots proches qui expriment la notion de nouveauté¹. Il se trouve aussi que, récemment, la thèse de J. Peigney a étudié « l’idée du neuf dans la pensée grecque d’Homère à Platon²» ; c’est donc naturellement que, après avoir étudié les sens de ἀρχαῖος et de παλαιός, j’ai été conduit à réfléchir sur l’expression en grec du nouveau, du neuf, en examinant principalement la distribution des exemples de νέος et de καινός, les deux adjectifs les plus employés pour exprimer cette idée³.

R

Dans notre étude⁴des deux principaux adjectifs exprimant la notion de vieux, d’ancien, nous avions montré que cette notion pouvait être exprimée subjectivement d’un côté (ἀρχαῖος) ou objectivement de l’autre (παλαιός).

L’essai d’explication que nous avons tenté sur νέος et καινός s’est vite révélé décevant et inadéquat.

Dans le Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Histoire des mots, de P. Chantraine⁵, l’opposition entre les deux adjectifs est ainsi définie,suκαινός :

1. On trouvera en annexe la liste des mots étudiés dans ce chapitre de laSynonymik.

2. Thèse de doctorat d’État, soutenue le 22 novembre 2001 à l’université de Rennes 2 — Haute-Bretagne.

3. Nous laissons pour une étude postérieure l’examen de προσφατός, « tué récemment » d’où

« récent ».

« “nouveau, nouvellement inventé, qui innove, inattendu”, franchement distinct de νέος qui peut se dire d’êtres vivants et signifier “jeune”, etc. (ion.-att., etc.) » etsuνέος : « “jeune”, dit d’enfants ou de jeunes gens, rarement d’animaux ou de plantes ; peut se dire d’objets et l’on a chez Homère (Odyssée, II, 293, νῆες... νέαι ἠδὲ παλαιαί), mais la tendance de la langue est d’employer le mot au sens de “jeune, récent”, ou parfois “qui cause un changement” (Hom.

ion.-att., etc.)... [en l’absence de toute forme grecque répondant à latiniuuenis, sanskrityuvan-] le mot νέος prenant le sens de “jeune”, il a laissé place pour celui de “nouveau” à καινός qui apparaît depuis Hérodote, cf. Porzig,Festschrift Debrunner, p. 343sq.¹».

L’opposition entre les deux adjectifs, telle que Chantraine la définit, entre les êtres vivants et les choses, si on examine l’ensemble des exemples de ces deux mots, ne nous est apparue ni sensible ni vérifiée. Il nous a donc semblé nécessaire de réexaminer les occurrences de ces mots, pris chacun à part et aussi les quelques exemples où on les trouve tous deux.

Le plus ancien de ces deux mots en grec est νέος, qui existe dès les tablettes mycéniennes²:ne-woemployé pour l’huile, la laine, la brebis, la roue « de cette année, de l’année en cours », par opposition àpe-ru-si-nwa(fém.) « de l’an passé » ou àpa-ra-ja(fém.) « ancien, vieux ». Καινός n’apparaît pas avant Eschyle, bien que l’anthroponyme Καινεύς, un roi des Lapithes, soit attesté chez Homère (Il. I, 264³). Signalons aussi que νέος a fourni beaucoup de dérivés et de composés, ce qui n’est pas le cas de l’autre adjectif, moins productif, bien qu’il ait tendu à se développer au cours de l’histoire de la langue.

Νέος est fréquent chez Homère⁴; au singulier ou au pluriel animé, en emploi libre ou formulaire, l’adjectif signifie « jeune » et s’oppose à « vieux » (γέρων,

1. Porzig 1954, p. 346.

2. Cf. Chadwick-Baumbach 1963,suνέος, p. 224 ; Aura Jorro 1985,sunewo, newokito, newopeo, p. 470-473. L’étymologie indo-européenne est claire, cf. Chantraine 2009,suνέος (et p. 1331). Sur l’étymologie de καινός, moins claire, cf. DÉLG,su.

3. Cf. Perpillou 1973, § 205, p. 184, qui cite d’autres anthroponymes formée autour de και-νός, tels Καινίας, Καῖνος, Καίνιος, en renvoyant à Bechtel 1964, p. 229. Καινεύς peut être un abréviatif, hypocoristique, d’un composé tel que Κηνόμαχος, attesté en Béotie. Signalons aussi chez Homère le patronymique Καινείδης désignant Κόρωνος (Il. II, 746). Le nom Καινεύς se retrouve peut-être dans un thrène de Pindare (fr. 128 f, 8 Maehler). On trouve aussi ce nom pour un Thessalien dans lesLoisde Platon (XII, 944 d 6).

4. Il y a 58 exemples de l’adjectif (dont 34 au pluriel ou duel animé) — compte non tenu de Od. 8, 58, omis par les meilleurs manuscrits et athétisé généralement —, 31 de l’adverbe νέον (dont 17 dans l’Odyssée). Sur les 58 ex., 21 sont dans l’Iliade, 37 dans l’Odyssée. Le comparatif νεώτερος apparaît 19 fois (dont 10 dans l’Odyssée), le superlatif νεώτατος 6 fois (dont 2 dans l’Odyssée). Voir Snell 1997, col. 331-334,suνέος [G. Markwald] et, col. 334, les articles sur les composés et les dérivés dus à B. Mader, G. Markwald et J. N. O’ Sullivan.

παλαιός). Ainsi, pour nous limiter aux deux premiers chants de l’Iliade, on voit le vieillard Chrysès brûler les morceaux de chair et verser le vin couleur flamme, « tandis qu’à ses côtés des jeunes ont en mains les fourchettes à cinq dents¹» :

καῖε δ’ἐπὶ σχίζῃς ὁ γέρων, ἐπὶ δ’αἴθοπα οἶνον

λεῖβε· νέοι δὲ παρ’αὐτὸν ἔχον πεμπώβολα χερσίν. (I, 462-463) L’opposition jeunesvsvieux est aussi nette en II, 789 ; les Troyens tiennent séance devant les portes de Priam :

πάντες ὁμηγερέες, ἠμὲν νέοι ἠδὲ γέροντες. (II, 789²) Tous réunis en assemblée, jeunes et vieux également.

Le Nestor homérique est le type du vieux soldat³et les jeunes comme Diomède le lui font bien sentir : « Ah ! vieillard, les jeunes combattants te donnent bien du mal. Ta vigueur est brisée, la fâcheuse vieillesse t’accompagne » :

Ὦ γέρον, ἦ μάλα δή σε νέοι τείρουσι μαχηταί,

σὴ δὲ βίη λέλυται, χαλεπὸν δέ σε γῆρας ὀπάζει... (VIII, 101-102) Mais Nestor se flatte d’être l’aîné et de loin :

ἦ μὴν καὶνέοςἐσσί, ἐμὸς δέ κε καὶ πάις εἴης

ὁπλότατος γενεῆφι. (IX, 57-58)

Tu es jeune il est vrai ; tu pourrais même être mon fils, un fils qui me fût né après tous les autres⁴.

Cf. X. 176 (encore à Diomède) :

σὺ γάρ ἐσσίνεώτερος, εἴ μ ̓ἐλεαίρεις.

Aussi bien tu es jeune, et je te fais pitié, dis-tu.

Et Nestor peut même tirer argument de son âge pour en imposer aux « jeunes », Agamemnon et Achille :

̓Αλλὰ πίθεσθ ̓ · ἄμφω δὲνεωτέρωἐστὸν ἐμεῖο

Allons, écoutez-moi tous deux : aussi bien suis-je votre aîné.

1. Traduction Mazon (qui met au présent les temps du récit), comme ensuite, sauf indication contraire.

2. La formule ἠμὲν... γέροντες se retrouve en IX, 36 et 258, ainsi que chez Hésiode, fr. 75, 13 MW.3. Voir Casevitz 1998, p. 55-69.

4. L’adjectif (dérivé de ὅπλον) n’existe qu’au superlatif ὁπλότατος « le plus jeune » (hapax dans l’Iliade, 4 ex. dans l’Odyssée) et au comparatif ὁπλότερος « plus jeune » (5 ex. dans l’Iliade, 2 dans l’Odyssée, 1 dans lesTravauxd’Hésiode, 445).

Nestor peut même, en jouant sur les mots, parler d’un privilège de l’âge qui allège quelque peu le poids des ans, tout en regrettant sa jeunesse :

Εἰ τότε κοῦρος ἔα, νῦν αὖτέ μεγῆραςἱκάνει.

̓Αλλὰ καὶ ὧς ἱππεῦσι μετέσσομαι ἠδὲ κελεύσω βουλῇ καὶ μύθοισι · τὸ γὰργέραςἐστὶγερόντων· αἰχμὰς δ ̓ αἰχμάσσουσινεώτεροι, οἵ περ ἐμεῖο

ὁπλότεροιγεγάασι πεποίθασίν τε βιῆφιν. (IV, 321-325)

Si j’étais jeune homme alors [au moment où je tuai Éreuthalion], aujourd’hui, la vieillesse m’atteint. Je n’en compte pas moins rester dans les rangs des meneurs de chars afin de les guider de mon conseil et de ma voix. C’est le privilège des vieux. Les jeunes joueront de la javeline, puisqu’ils sont plus aptes à se battre et font confiance à leurs forces.

(Traduction Mazon modifiée.) Νέος chez Homère qualifie la plupart du temps des personnes mais peut parfois qualifier des objets : ainsi pour des jeunes branches (νέους ὅρπηκας¹) d’un olivier sauvage, en Il. XXI, 38, pour une chambre neuve (Il. XVII, 38) et pour des navires en Od. II, 293 (νῆες... νέαι ἠδὲ παλαιαί). Dans l’Hymne homériqueà Déméter, 167, νέον... θάλος désigne en fait une jeune personne, métaphore devenue vite banale ; Hésiode, Trav. 569, parle de la nouvelle lumière du printemps (φάος... ἔαρος...νέον). Quant à l’emploi adverbial du neutre νέον (récemment, nouvellement), il est fréquent chez Homère ainsi que dans l’Hymne homérique à Hermès(6 ex.).

Après la langue épique, νέος se trouve fréquemment dans tous les registres de la langue, en même temps que καινός. Examinons d’abord les emplois de l’un et de l’autre chez les Tragiques :

Chez Eschyle, on dénombre 41 exemples de l’adjectif, épithète ou substantivé, en incluant l’accusatif adverbial neutre, et seulement 5 de καινός (à quoi on ajoutera un exemple du verbe καινίζω et trois composés : καινοπη-γής, καινοπήμων, παγκαίνιστος). Les exemples duProméthéeet de l’Agamemnon sont particulièrement intéressants : dans le premier, on compte 11 ex. de νέος et un seul de καινός, celui-ci étant à proximité de celui-là : Prom. 941-944 (paroles de Prométhée apercevant Hermès :

̓Αλλ’ εἰσορῶ γὰρ τόνδε τὸν Διὸς τρόχιν, τὸν τοῦ τυράννου τοῦνέουδιάκονον·

πάντως τικαινὸνἀγγελῶν ἐλήλυθεν.

1. Le mot ὅρπηξ est un hapax chez Homère.

Mais j’aperçois le coursier de Zeus, le serviteur du jeune maître ; en tout cas, il vient annoncer quelque chose de nouveau¹.

Habituellement, on traduit ici νέος par « jeune », peut-être pour le distinguer de καινός au vers suivant, ce qui exclurait le sens de « nouveau » pour qualifier τύραννος. Mais c’est supposer que νέος ne se situe pas sur le même plan que καινός ; or, il peut s’agir ici du maître qui est nouveau, qui succède à un autre, et qui vient annoncer du nouveau : pour ce qui est de la nouveauté, καινός en indique une d’une autre sorte, exceptionnelle (puisque le mot est rare... et neuf), et on peut insister en donnant une précision, il s’agit d’une nouvelle

« radicalement neuve ». Les autres exemples de νέος dans leProméthéen’ont rien de neuf. Disons qu’ils montrent chacun que l’adjectif désigne ce qui est nouveau ou renouvelé dans une certaine continuité. Ainsi, en 35, Héphaistos énonce cette vérité : ἅπας δὲ τραχὺς ὅστις ἂν νέον κρατῇ « Tout nouveau maître est rude », et le maître s’inscrit dans une lignée de maîtres, peu importe le moyen employé pour accéder au pouvoir. En 170 (lyr.), Prométhée annonce

« le nouveau dessein » (τὸ νέον βούλευμα) qui changera le sort de Zeus, nouveau qui succédera à l’ancien qui avait permis l’accès au pouvoir de ce nouveau maître (τῷ νέον θακοῦντι 389). En 232-233, Prométhée, exposant les crimes de Zeus, indique que, sitôt installé sur le trône, il ne tint aucun compte des malheureux mortels ;

ἀλλ ̓ἀιστώσας γένος

τὸ πᾶν ἔχρῃζεν ἄλλο φιτῦσαινέον.

Au contraire, il avait besoin d’en faire disparaître la race et d’en faire pousser une autre totalement nouvelle.

Il nous semble que l’on aurait pu entendre καινόν au lieu de νέον : au demeurant l’ajout de τὸ πᾶν aboutit à un sens proche de καινόν ; mais νέον indique que la race des mortels sera « renouvelée » et non pas radicalement différente de la précédente, elle sera neuve mais ne sera point fondamentalement autre.

D’autres expressions dans le Prométhée désignent le nouveau maître de l’Olympe comme νέος ταγός (96), νέος τύραννος (310), ce qui peut étonner, puisque καινός aurait été attendu, mais Océan conseille ici à Prométhée d’adapter de nouveaux comportements (μεθάρμοσαι τρόπους/ νέους 309-310), pour la raison que le maître est nouveau (la répétition de l’adjectif est à elle

1. Sauf indication contraire, les traductions sont désormais personnelles.

seule un argument) ; l’emploi du mot τύραννος suffit à indiquer que la prise de pouvoir fut une rupture.

L’adjectif νέος est employé dans leProméthéepour désigner des personnes — éventuellement substantivé — ou le pouvoir à l’accusatif d’objet interne : νέον νέοι κρατεῖτε « jeunes vous exercez un jeune [c’est-à-dire fragile] pouvoir » dit aux dieux Prométhée (955), qui refuse de « se terrer d’effroi devant les jeunes dieux » (ὑποπτήσσειν... τοὺς νέους θεούς 960) : ils sont jeunes, en tant que nouveaux dieux (cf. aussi 439). C’est le Chœur qui les désigne comme les

« nouveaux timoniers » (νέοι οἰακονόμοι 148, métaphore réservée dans cette pièce à la langue lyrique), avec de nouvelles règles (νεοχμοῖς... νόμοις 150).

Des gouvernants neufs, jeunes, ont succédé à d’autres, usés, vieillis, comme une génération succède à une autre.

DansAgamemnon, νέος désigne ce qui est nouveau, dans une tonalité affligée : τί νέον ; demande le chœur des vieillards à Clytemnestre (85). Le héraut conte les épreuves des Grecs au retour de Troie et parle, après la tempête, d’une nouvelle souffrance (νέον πάθος 669) ; et plus loin c’est Cassandre qui se demande « quelle est cette grande douleur [qui se prépare] » (τί τόδε νέον ἄχος μέγα 1101, lyr.). On trouvera encore, au début des Choéphores, Oreste qui se demande si « une nouvelle peine » atteint les demeures des Atrides (πῆμα... νέον 13). On songe aussi au chœur des Thébaines gémissant : « Ah ! Souffrances nouvelles de ces demeures mélangées aux anciens malheurs » (ὦ / πόνοι δόμων νέοι παλαι- / οῖς συμμιγεῖς κακοῖς,Sept.749-751 lyr.).

Cette opposition entre vieux, ancien, et neuf, jeune, se trouve aussi explicite dans Agamemnon, dans la bouche de Clytemnestre : « avant que cesse la douleur ancienne apparaît un nouvel abcès » (πρὶν καταλῆξαι / τὸ παλαιὸν ἄχος νέος ἱχώρ 1479-1680 lyr.). Même opposition explicite dans les Sept contre Thèbes, entre les jeunes et les vieilles femmes (νέας τε καὶ παλαιάς 327 (lyr.). Parmi les nombreuses autres occurrences de l’adjectif νέος chez Eschyle, nous ne citerons que νέας γυναικός qui se trouve dans le début d’un fragment desArchères, fr. 243 R « pas de danger que l’œil d’une jeune femme¹ m’enflamme... » (νέας γυναικὸς οὔ με μὴ λάθῃ φλέγων / ὀφθαλμός... 1-2), car nous retrouverons l’expression chez Euripide, où elle peut faire problème.

Les occurrences de καινός sont évidemment extraordinaires, puisque rares ; dans lesChoéphores, 658-659, Oreste demande à l’esclave :

Ἄγγελλε τοῖσι κυρίοισι δωμάτων

πρὸς οὕσπερ ἥκω καὶ φέρωκαινοὺςλόγους.

1. Hors contexte, nous ne pouvons pas exclure le sens de « nouvelle femme ».

Va faire l’annonce aux maîtres de ces demeures, ceux auprès desquels je suis venu et à qui j’apporte des paroles nouvelles.

Pour attirer l’attention de l’esclave et de ses maîtres, Oreste ne peut se contenter de se dire porteur de paroles neuves, ce serait banal ; il dit apporter des parolesradicalement neuves, osons diresensationnelles. Kαινός désigne ce qui est neuf au sens de ce qui inaugure, d’un genre nouveau, sans précédent. C’est bien le sens aussi enEuménides, 406-407, dans la bouche d’Athéna, surprise et se demandant qui sont ces jeunes femmes qu’elle ne connaît pas, les Érinyes, qui forment le Chœur :

καινὴνδ ̓ὁρῶσα τήνδ ̓ὁμιλίαν χθονός ταρβῶ μὲν οὐδέν, θαῦμα δ ̓ὄμμασιν πάρα.

En voyant cette troupe nouvelle en ce pays, je n’ai aucun effroi mais de l’étonnement dans mes yeux.

Ces femmes ne sont pas jeunes ou vieilles, ce n’est pas ce qui importe, elles forment une troupe du pays radicalement nouvelle.

Le verbe dérivé καινίζω se trouve dansAgamemnon, 1071, où le Coryphée prend pitié de Cassandre et la prie d’abandonner son attitude immobile :

Ἴθ’, ὦ τάλαινα, τόνδ ̓ἐρημώσασ ̓ὄχον εἴκουσ ̓ἀμάγκῃ τῇδεκαίνισονζυγόν.

Viens, ma pauvre, abandonne ton char et, cédant à ce destin, inaugure le joug.

Cassandre doit se résigner et assumer son nouveau sort : elle va faire l’expérience toute nouvelle pour elle de la servitude¹. L’adjectif verbal

1. Dans un fragment desThéores, fr. 78 c, col. II, 49, καινὰ ταῦτα n’est pas clair, le contexte étant lacunaire, tandis qu’au vers suivant il semble qu’il s’agisse de « nouveaux amusements » (νεοχμὰ [...] ἀθύρματα). Dans un vers précédant ce passage (37), on retrouve l’opposition banale entre vieux et jeunes (κοὐδεὶς παλαιῶν οὐδὲ τῶν νεωτέρω[ν). On trouve aussi chez Eschyle deux adjectifs composés en καινο- : dans lesSept contre Thèbes, le messager qui décrit les blasons des boucliers des chefs, parle de Polynice : ἔχει δὲ καινοπηγὲς εὔκυκλον σάκος. Mazon traduit ainsi : « Il porte un écu rond, tout récemment forgé. » Il nous semble que le sens donné à καινο-πηγής n’est pas correct : il le serait si le mot était νεοκαινο-πηγής ou ἀρτικαινο-πηγής ; ce bouclier qui forme un cercle parfait a dû être « forgé d’une façon tout à fait neuve ». L’autre composé en καινο- se trouve aussi dans lesSept, dans la bouche du chœur des Thébaines annonçant les malheurs (363-365 lyr.) ; le texte n’est pas clair, nous donnons ici le texte de Mazon et sa traduction, belle infidèle : Δμωίδες δὲ καινοπήμονες † νέαι / τλάμονες εὐνὰν † αἰχμάλωτον / ἀνδρὸς εὐτυχοῦν-τος... « Et des captives, encore novices à la souffrance, sanglotent en songeant au lit réservé à l’esclave, au lit du soldat à qui le hasard les donne... » Mazon souligne en note que le texte est conjectural et, dans l’apparat critique, indique que le texte entrecrucesfut jugé comme une glose par S. Butler (en 1809) et proposeexempli gratiaλέχος προστένουσιν (le verbe se trouve

composé παγκαίνιστος, hapax absolu, se rencontre dansAgamemnon, 960, pour la sève, le suc (κηκίς) de la pourpre (πορφύρας), entièrement renouvelé, que nourrit la mer (le mot aurait pu être un composé de νέος, mais il se trouve qu’aucun composé *παννέος ou *παντονέος n’est attesté).

Quittons Eschyle, dont les autres exemples de nos deux mots n’offrent rien de neuf. Chez Sophocle, il y a 40 occurrences de νέος (plus une vingtaine de dérivés ou composés) et seulement 8 occurrences de καινός dont 3 dans les Trachiniennes, où l’on trouve aussi deux composés en καινο- et un exemple du verbe dérivé καινίζω. En 613 de cette pièce, Déjanire, s’adressant à Lichas, le prie d’apporter à Héraclès la tunique qu’elle a préparée, car elle a fait ce vœu :

στελεῖν χιτῶνι τῷδε καὶ φανεῖν θεοῖς θυτῆρακαινῷ καινὸνἐμ πεπλώματι.

Le parer de cette tunique et le présenter aux dieux en sacrificateur nouveau dans une vêtement nouveau.

L’emploi de l’adjectif à deux reprises indique bien qu’Héraclès sera avec cette tunique, vêtement d’un nouveau type, jamais vu, un sacrificateur d’un nouveau type : il y a là toute l’ironie tragique, puisque Déjanire, abusée par Nessos, pense avoir le moyen de retrouver l’amour du héros et que cette preuve censée agir comme un philtre, est en fait — ce que sait seul le spectateur, averti par la légende —, un instrument de mort. Si νέος avait été employé au lieu de καινός, la tunique aurait été seulement neuve et le sacrificateur jeune.

En 868, le Chœur constate : on entend à l’intérieur un funeste gémissement (κωκυτός : plainte d’une femme) : καί τι καινίζει στέγη « et ce toit fomente quelque chose d’inouï ». Il y a ici l’expression d’un phénomène jamais encore perçu. Et le Chœur peu après, entendant la nourrice annoncer les malheurs provoqués par l’envoi de la tunique à Héraclès, l’interroge pour en savoir plus (il s’agit de la mort de Déjanire, encore connue de la seule nourrice) :

Τί δ ̓, ὦ γεραιά,καινοποιηθὲνλέγεις ; (873)

De quelle création extraordinaire, vieille, parles-tu ? Vers la fin, Héraclès qui se meurt parle à son fils Hyllos :

Ὅδ’οὖν ὁ θὴρ Κένταυρος, ὡς τὸ θεῖον ἦν πρόφαντον, οὕτω ζῶντά μ’ἔκτεινεν θανών.

dansAgamemnon, 252). L’édition procurée par M. L. West chez Teubner (Stuttgart, 1990) met entrecrucestout le texte de τλάμονες (qu’il édite τλήμονες) à εὐτυχοῦντος inclus.

φανῶ δ’ἐγὼ τούτοισι συμβαίνοντ’ἴσα

μαντεῖακαινά, τοῖς πάλαι ξυνήγορα... (1162-1165)

J’avais reçu de mon père la prophétie m’indiquant que je mourrais par un mort.

Eh bien, c’est ainsi que ce Centaure, ce monstre, conformément à la prophétie divine, mort m’a tué vivant. Mais je vais, moi, t’annoncer des oracles nouveaux (=inédits, sans précédent), qui concordent à égalité avec elle, et qui parle en accord avec les mots anciens...

Les derniers mots, cependant que s’éloigne le cortège funèbre d’Héraclès, sont prononcés par le Coryphée qui s’adresse aux jeunes Trachiniennes :

Λείπου μηδὲ σύ, παρθέν’, ἐπ’οἴκων, μεγάλους μὲν ἰδοῦσανέουςθανάτους, πολλὰ δὲ πήματα <καὶ>καινοπαθῆ,

κοὐδὲν τούτων ὅ τι μὴ Ζεύς. (Καὶ add. Bentley) (1275-1278) Ne reste pas non plus, toi, jeune fille, éloignée de la maison, tu as vu des morts nouvelles, et des souffrances nombreuses et pour la première fois souffertes, et rien de cela qui ne soit Zeus !

Ces morts sont récentes (Déjanire, Héraclès), mais les souffrances sont d’un type neuf. On voit que νέος n’implique pas rupture avec le passé et n’inaugure rien de neuf, le mot s’inscrit dans la continuité : ce ne sont pas ces morts qui innovent, elles s’ajoutent à d’autres, mais les souffrances, elles, sont tout à fait neuves.

DansŒdipe Roi, 915-916, Jocaste parle ainsi d’Œdipe : Οὐδ ̓ὁποῖ ̓ἀνήρ

ἐννους τὰκαινὰτοῖς πάλαι τεκμαίρεται.

Et il ne conjecture pas, comme un homme réfléchi, ce qui est nouveau d’après le passé.

Même, en fait, à un homme sensé il serait difficile de s’appuyer sur le passé pour comprendre ce qui n’a pas de précédent ! Les mots eux-mêmes traduisent ce qui est l’impossibilité où se trouve Œdipe pour deviner et comprendre l’inouï.

Des quatre autres exemples de καινός chez Sophocle (Philoctète., 52 ;Œdipe à Colone, 379, 722, 1543), le dernier est le plus démonstratif ; Œdipe s’adresse à ses filles :

Ὦ παῖδες, ὧδ’ἕπεσθ’. ἐγὼ γὰρ ἡγεμὼν σφῷν αὖ πέφασμαικαινός, ὥσπερ σφὼ πατρί.

Mes enfants, suivez-moi, ainsi ; car c’est moi qui me montre à mon tour votre guide à toutes deux, guide d’un nouveau type, comme cependant vous serviez toutes deux de guides à votre père...

Un guide aveugle est évidemment un guide radicalement nouveau !

Le corpus d’Euripide est assez abondant pour qu’on y dispose de nombreux exemples de l’un et l’autre adjectif : il y a 118 exemples de νέος (plus quelque 45 ex. de dérivés ou composés), et 72 exemples de καινός (plus 1 ex.

de l’adverbe καινῶς, 2 de καινουργέω, 1 de καινοτρόπος). On voit que la proportion en faveur de νέος n’est plus aussi écrasante que chez les deux Tragiques précédents. Mais καινός reste des deux le terme marqué.

Deux passages rapprochent les deux mots, l’un présentant νέος et καινός, l’autre καινός, et le dérivé νεοχμός¹. Dans lesSuppliantes, 89-91, Thésée arrive au palais où l’a mandé sa mère Aithra ; d’abord il entend seulement les sanglots des Argiennes du Chœur et c’est dans un second temps qu’il découvre le spectacle que lui offrent le Chœur et sa mère :

ὡς φόβος μ’ἀναπτεροῖ

μή μοί τι μήτηρ, ἣν μεταστείχω ποδὶ χρονίαν ἀποῦσαν ἐκ δόμων, ἔχῃνέον.

Tί χρῆμα ;Ἔα· Kαινὰςἐσβολὰς ὁρῶ λόγων·

Car une crainte m’agite, que ma mère, que ma démarche cherche et qui fut longtemps absente de la maison, ne subisse quelque nouveau revers. Ah ! Qu’est-ce ? Je vois des bases toutes neuves pour débuter mes paroles...

Entre le début de ces mots et leur fin, l’exclamation marque la surprise et l’adjectif καινός est chargé d’émotion et de stupéfaction. DansIphigénie en Tauride, 1160-1162, Thoas pose deux fois la même question à Iphigénie :

Th. Tί δ’ ἔστιν, Ἰφιγένεια,καινὸνἐν δόμοις ; Iph. ̓Απέπτυσ’· Ὁσίαι γὰρ δίδωμ’ ἔπος τόδε.

Th. Tί φροιμιάζῃ νεοχμόν ; ̓Εξαύδα σαφῶς.

— Qu’y a-t-il de neuf en cette demeure, Iphigénie ?

— Je crache dessus ! À la piété je dois cette parole.

— Qu’annonces-tu de nouveau ? Parle clairement.

Καινός ici pourrait être rendu par inouï, extraordinaire, νεοχμός est une sorte de doublet expressif de νέος.

1. Dans lesTroyennes, 1126, il y a un jeu entre le nom de Néoptolème et les καιναὶ συμφοραί qu’il a appris.

De ce vaste corpus, nous extrairons seulement quelques exemples significatifs, insistant sur la valeur de καινός. Dans la même pièce que nous venons de citer, au vers 239, le bouvier veut attirer l’attention d’Iphigénie sur l’importance du message qu’il va délivrer : ἄκουε καινῶν ἐξ ἐμοῦ κηρυγμά-των « Apprends de ma bouche un message inouï. » Il est évident que νέος

De ce vaste corpus, nous extrairons seulement quelques exemples significatifs, insistant sur la valeur de καινός. Dans la même pièce que nous venons de citer, au vers 239, le bouvier veut attirer l’attention d’Iphigénie sur l’importance du message qu’il va délivrer : ἄκουε καινῶν ἐξ ἐμοῦ κηρυγμά-των « Apprends de ma bouche un message inouï. » Il est évident que νέος

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