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La question du temps en didactique des mathématiques

expérimentale et explication compréhension

2. Un ancrage en didactique des mathématiques

2.3 La question du temps en didactique des mathématiques

118 La notion de praxéologie nous semble être un descripteur particulièrement adapté afin de rendre compte de l’activité humaine au sein des systèmes didactiques en jeu dans le cadre des dispositifs ULIS. L’approche anthropologique nous invite également à une vigilance afin de ne pas réduire notre étude au niveau de la classe, mais de chercher à comprendre comment l’influence des contraintes et des conditions issues des niveaux de co-détermination supérieurs s’observe dans le cadre de pratiques inclusives.

2.3 La question du temps en didactique des

mathématiques

Le second chapitre nous a permis de voir que la question du temps en éducation avait été source de nombreuses recherches (Chopin, 2011; Delhaxhe, 1997). Afin de dépasser une approche provisionnelle, certains travaux inscrivent les questions liées au temps dans une approche didactique (Chopin, 2011; Favre, 2003; René de Cotret & Giroux, 2003). De plus, dans une perspective comparatiste, et de façon à pouvoir étudier l’articulation de différents systèmes didactiques, nous devons prendre en considération qu’une des variables clés pour comprendre la dynamique de ces systèmes réside dans « la progression du système d’objets culturels enseignés/étudiés. Cette progression, qui n’est pas régulière (puisque le temps didactique s’épuise avec l’étude d’un savoir et qu’il est relancé par l’introduction d’objets nouveaux mis à l’étude) définit le temps social particulier des systèmes didactiques » (Mercier et al., 2002, p. 10). Plusieurs années auparavant, d’autres auteurs relevaient déjà l’importance de l’étude des phénomènes temporels : « dans l’étude de tout système, le problème du temps occupe une place fondamentale […] et cela d’autant plus que ces systèmes montrent à qui veut le voir une extrême sensibilité au temps » (Chevallard & Mercier, 1987, p. 1). Dans cette perspective, nous souhaitons développer d’un point de vue théorique les différents cadres temporels produits au sein du système didactique. Nous allons revenir plus particulièrement sur le temps didactique qui est le cadre temporel, dans les travaux dont nous avons connaissance, le plus travaillé. Ensuite, pour affiner nos descripteurs et préciser le niveau d’analyse, nous nous intéresserons à trois autres cadres : le temps praxéologique, le capital-temps et le temps de l’élève. Pour terminer, nous reviendrons sur la question des articulations entre ces différents cadres temporels.

2.3.1 Le temps didactique

Le temps didactique correspond au découpage du savoir dans une durée. Son évolution s’observe à mesure que des objets nouveaux sont introduits par l’enseignant. Chevallard précise le fonctionnement de ce qu’il nomme « la contradiction ancien/nouveau dans le processus d’enseignement » dans les termes suivants : « pour qu’un objet de savoir puisse s’intégrer comme objet d’enseignement dans ce processus, il faut que son introduction, à tel instant de la durée didactique, le fasse apparaitre comme un objet à deux faces, contradictoires l’une de l’autre. D’une part […] il doit apparaitre comme nouveau, opérant une ouverture dans les frontières de l’univers de connaissances déjà exploré ; sa nouveauté permet que se noue à son sujet, entre enseignant et enseigné, le contrat didactique. […] en un second moment, il doit apparaitre comme ancien, c’est-à-dire

119 autorisant une identification (par les enseignés) » (1991, p. 66). Le renouvellement des objets s’observe dans le cadre de la dialectique ancien/nouveau qui permet également de caractériser la vitesse d’exposition aux savoirs. Seul l’enseignant est capable de ce type d’anticipation (l’introduction d’objets nouveaux), il est ainsi responsable de la chronogenèse du savoir (ibid.). L’auteur précise également que ce cadre temporel n’est pas isomorphe avec le temps d’apprentissage, en effet, le temps didactique progresse sans attendre que le taux d’échec au sein de la classe soit nul : le contrat didactique accepte un certain seuil d’échec. Afin de rendre compte de l’usure des objets, Chevallard et Mercier parlent d’obsolescence interne84 (1987). Le temps didactique assujettit professeur et élèves. Du côté de l’enseignant, pour s’assurer de la progression du temps didactique, ce dernier se doit alors d’introduire régulièrement de nouveaux objets (Chevallard & Mercier, 1987; Mercier, 2001). Du côté des élèves, l’assujettissement s’observe dans le sens où ils sont tenus d’articuler leur temps personnel avec le temps didactique.

Dans le prolongement de ces travaux, Gérard Sensevy, dans le cadre d’une ingénierie, met en évidence que les élèves peuvent aussi être responsables de l’avancée du temps didactique (Sensevy, 1996, 1998). Il introduit la notion de chronogénéité qu’il définit comme étant « le processus par lequel une production d’élève qui possède la propriété de faire avancer le temps didactique » (1996, p.8). Deux niveaux sont distingués, une forte chronogénéité qui traduit la capacité à faire avancer le temps didactique et un second niveau, plus faible, qui ne porte pas cette capacité, mais dont les productions « sans présenter un rapport radicalement nouveau, sont écologiquement intéressantes, en ce qu’elles se présentent comme support pour la formation de rapports nouveaux » (p. 38). Dans le prolongement de cette notion, Sensevy parle d’élève chronogène pour parler d’un élève en mesure de produire du temps didactique, donc de le faire avancer (1998). Plus récemment, Chopin propose de préciser le concept de temps didactique (2010). Elle introduit la distinction entre le temps méso-didactique et le temps micro-didactique. Selon elle, les travaux de théorisation du temps didactique de Chevallard et de Mercier correspondent au niveau méso-didactique dans le sens où le temps didactique est envisagé sur un temps relativement long correspondant à l’introduction successive de plusieurs objets : l’année, le semestre ou encore la période. Chopin introduit la notion de temps micro-didactique lorsque l’échelle temporelle considérée est limitée « par les introductions successives de deux objets de savoir. On parlera aussi du temps de séquences d’enseignement » (p. 89). Pour cette auteure, lorsque l’étude porte sur une échelle micro, ce n’est plus l’introduction successive d’objets nouveaux qui peut rendre compte de l’avancée du temps didactique : « la progression du savoir n’est pas scandée par l’introduction successive de nouveaux objets. Cette introduction marque plutôt la fin de la leçon et le début d’une nouvelle. Ainsi, les scansions assurant la production du temps micro-didactique sont spécifiques à ce cadre » (p. 93). Afin de modéliser le temps micro-didactique, Chopin fait appel à deux modèles théoriques : le modèle des moments de l’étude85 (Chevallard, 1999) et le modèle d’hétérogénéisation86 (Chopin, 2011). Elle

84 Pour ces auteurs, l’obsolescence externe consiste, dans le processus de transposition didactique, à « rénover » (Chevallard & Mercier, 1987, p. 2) le savoir à enseigner en partant du savoir savant. L’obsolescence externe s’observe donc au niveau de la noosphère.

85 Dans le modèle des moments de l’étude, toute praxéologie reposerait sur six moments organisés en quatre groupes (activités d’étude et de recherche ; synthèses ; exercices et problèmes ; contrôles). Dans le cadre de la TAD, les scansions du temps didactique correspondraient donc à la réalisation de ces différents moments

86 Le modèle d’hétérogénéisation définit l’hétérogénéité didactique comme « un effet émergeant des différents positionnements des élèves dans une situation didactique donnée : elle est à la fois spécifique de,

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n’oppose pas ces deux modèles, mais précise ceci : « le modèle des moments de l’étude permettant des descriptions des praxéologies didactiques mises en œuvre par le professeur est apparu heuristique pour déceler ce qui n’a pas été réalisé par le professeur en termes de moment. Le modèle d’hétérogénéisation quant à lui nous semble permettre de rendre compte […] de la manière dont le temps didactique se construit par la pratique, au croisement de dimensions anthropologiques et didactiques » (2010, p. 108).

Chevallard et Mercier nous mettent en garde contre le fait de ne considérer qu’un cadre temporel unique : « on se condamnerait à ne rien comprendre aux effets d’un temps spécifique particulier si on ne l’envisageait aussi en son articulation avec les autres temporalités vécues par le sujet » (1987, p. 9), c’est pour cette raison que nous allons maintenant nous attacher à définir trois autres cadres temporels.

2.3.2 Le temps praxéologique

Nous venons de voir qu’à une échelle micro-didactique, l’observation de l’introduction successive d’objets ne permet pas de rendre compte de l’évolution du temps didactique. La notion de temps praxéologique est introduite afin de « préciser l’analyse du temps d’enseignement et de la dialectique ancien/nouveau » (Assude et al., 2016, p. 203). Ce cadre temporel désigne « la manière dont l’enseignement est organisé temporellement en tant que système praxéologique » (ibid., p. 208) ainsi, l’évolution dans l’une des composantes du quadruplet qui définit une praxéologie ponctuelle se traduit par une évolution du temps praxéologique. Dans cette perspective, lorsque le temps didactique avance, le temps praxéologique avance également. Cependant, la réciproque n’est pas de mise. Nous pouvons citer à titre d’illustration le travail sur une nouvelle technique relative à une tâche ancienne : le temps praxéologique avance, mais dans cet exemple, le temps didactique n’évolue pas. L’avancée du temps praxéologique peut permettre de faciliter la synchronisation d’élèves déclarés en difficulté avec le temps didactique de la classe. Lorsque l’étude porte sur une échelle temporelle réduite, les auteurs précisent qu’il s’agit d’indexer « le temps praxéologique sur le temps d’enseignement et non sur le temps d’apprentissage. En effet, l’évolution des apprentissages s’avère délicate à mettre en évidence » (2016, p. 207).

2.3.3 Le capital-temps

Chevallard et Mercier cherchent à rapprocher les notions de cadres temporels avec celle de contrat didactique (1987). L’enseignant, par contrat avec l’institution, est tenu de réaliser le programme officiel dans un temps imparti. Ils précisent que si l’on s’intéresse à l’enseignant, « l’examen de ses possibilités d’action, des types de décisions auxquels il aura recours (notamment en leur incidence sur la qualité du temps didactique qu’il pourra produire) exigerait une étude séparée » (p. 11). Plusieurs années plus tard, la notion de capital temps est introduite (Assude, 2004) afin de rendre compte de ces décisions prises par l’enseignant et de leurs incidences d’un point de vue qualitatif sur les cadres temporels. Assude le définit de la façon suivante : « the et crée par, cette situation » (Chopin, 2010, p. 103). L’avancée du temps micro didactique pourrait donc s’observer à travers la dynamique d’hétérogénéisation et d’homogénéisation des positions des élèves par rapport à la situation proposée par l’enseignant

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“objective” time counted down by the clock and available for the classroom work: the year, the month, the day, the hour, and the minute. Such time cannot be compressed but represents a capital, i.e., the value attributed to each time interval depends on what can be done within it » (p. 187). Le capital temps correspond donc à la valeur attribuée au temps d’horloge disponible pour un intervalle donné. La gestion de ce capital par l’enseignant l’amène à estimer le coût de chacune des activités par rapport au temps d’horloge disponible. L’enseignant, pour mener à bien son projet est amené à diviser le capital dont il dispose en différentes activités : « activities, syntheses, assessments » (p. 188). Il est donc amené à faire des choix concernant le temps alloué à ces différentes activités potentielles afin d’atteindre son objectif en fonction du capital temps dont il dispose. Assude précise également que les stratégies temporelles mises en œuvre dépendent directement de la connaissance dont les enseignants ont des objets à enseigner. Dans le cadre de l’étude de cas en question, plusieurs stratégies mises en œuvre par l’enseignant afin de gagner87 du capital temps ont été identifiées : la gestion de la relation individuel/collectif, l’utilisation d’affichages, la capacité à laisser de côté ce qui n’est pas en rapport avec l’avancée du temps didactique et le fait de réaliser des synthèses intermédiaires. Rappelons que ces stratégies ont été mises en évidences dans le cadre d’une étude de cas consacrée l’intégration d’un logiciel de géométrie dynamique. Assude fait néanmoins l’hypothèse que ces stratégies ne sont pas spécifiques et peuvent se retrouver dans d’autres situations.

Dans cette même étude, Assude (2004) propose de définir le rythme d’une séance comme le rapport entre le temps didactique et le capital temps. On le caractérisera de rapide lorsque le temps didactique évolue rapidement pour un capital temps limité ; à l’inverse un rythme lent correspond à une faible évolution du temps didactique dans un capital temps plus long.

2.3.4 Le temps personnel de l’élève

Nous allons maintenant présenter un dernier cadre temporel, le temps personnel de l’élève. Dans une perspective contractuelle, l’élève s’engage vis-à-vis de l’enseignant. De cette façon, c’est par rapport à ce dernier « qu’il se situera en sa position spécifique au sein du contrat didactique. Si le temps didactique ne va pas comme il conviendrait, ne lui permet pas d’articuler de manière satisfaisante son temps personnel, c’est en l’enseignant qu’il trouvera son partenaire tout désigné pour des négociations éventuelles » (Chevallard & Mercier, 1987, p. 12). Le temps personnel de l’élève correspond donc à sa relation au savoir en tant qu’enseigné. Elle n’est pas limitée au système didactique (ce cadre temporel inclut par exemple le travail dans tout autre système, interne ou non à l’établissement), mais se construit en référence au temps didactique qui lui, est une temporalité institutionnelle. Pour Mercier, l’élève doit « négocier l’articulation de son temps personnel avec le temps officiel » (1992, p. 196). L’enseignant doit pour sa part s’assurer de la synchronisation des temps personnels des élèves par rapport à l’avancée du temps didactique à travers la progression qu’il instaure.

87Nous parlerons de gain lorsque la valeur attribuée à un intervalle augmente, c’est-à-dire que les choix de l’enseignant ont une plus grande influence sur la progression du temps didactique. A l’inverse, un étirement du capital temps correspond à une diminution de la valeur attribuée à un intervalle, c’est-à-dire lorsque les choix de l’enseignant limitent la progression du temps didactique.

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2.3.5 Les articulations entre les cadres temporels

Les différents cadres temporels que nous venons de présenter traduisent le fait que tout système produit des temporalités qui lui sont propres. Pour Chevallard et Mercier, il s’agit d’observer ce qui se joue dans un système didactique avec les temps qu’ils produisent, mais il ne faut pas se limiter à cette analyse interne au système. Ils attirent notre attention sur l’importance de ne pas négliger le système didactique « dans un espace d’interaction sociale plus vaste, laquelle pose nécessairement le problème de la compatibilité et de l’articulation intertemporelles » (1987, p. 8).

Les articulations de ces cadres temporels peuvent, pour ces auteurs, s’envisager verticalement et horizontalement. Ils précisent que « la pluralité temporelle vécue est structurée, verticalement, selon une hiérarchie de niveaux temporels, dans laquelle un temps d’un niveau donné se déploie dans un cadre temporel de niveau supérieur, qui lui sert de référence immédiate et joue, en quelque sorte le rôle de pacemaker » (p. 9). Les articulations verticales rendent compte des relations entre un temps dominant et un temps dominé. Pour illustrer cette hiérarchie, les auteurs donnent en exemple le temps de l’élève qui est soumis au temps didactique. Le temps didactique est lui-même soumis au temps scolaire. Ce dernier étant soumis au temps de la société. Cependant, chaque cadre temporel dispose quand même d’une marge de liberté qui lui est propre.

Les articulations horizontales permettent de rendre compte des liens qui existent entre des systèmes différents. Pour Chevallard et Mercier, ces articulations « posent un problème différent. D’une part, les didacticiens ont été jusqu’ici, semble-t-il, peu sensibles à cet aspect du vécu de l’élève. D’autre part, il s’agit, d’une manière générale d’un problème difficile, et qui se complique encore dans le cas qui nous occupe : pour l’élève, si le temps de travail à l’école est, en principe, bien déterminé, comment se définissent les relations entre ce temps et le temps hors de l’école ? Entre ce temps et le temps à la maison ? Entre travail et loisir ? Ces questions se révèlent d’une particulière pertinence quand on en vient à s’interroger sur le rendement de l’institution scolaire » (p. 11).

Ces questions, relatives aux articulations horizontales des cadres temporels, nous permettent de prendre en considération nos pistes de travail et laissent entrevoir des perspectives de recherche intéressantes. Lorsque nous considérons les caractéristiques propres à notre objet d’étude, s’appuyer sur l’analyse des cadres temporels produits associés aux articulations verticales et horizontales apparait maintenant comme un axe de travail majeur. Cependant, nous allons voir que ce descripteur, chronogénétique, gagne à ne pas être considéré de façon isolée.