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3. Un peintre connecté à l’Orient et à l’Occident

3.2. La question du style

Parmi la variété de types iconographiques développés par Yūḥannā al-Armanī et Ibrāhīm al-Nāsiḫ, le grand nombre de panneaux encore conservé est une source primordiale de l’histoire du goût et des exigences des commanditaires. En réalisant des peintures destinées à des églises restaurées, les peintres doivent se conformer à des images qui sont enclines à se répéter dans les différents édifices. Le travail du peintre et la similarité de certains panneaux permettent de mieux cerner le travail de l’artiste, ses habitudes, ses penchants, ses défauts et donc son style.

3.2.1. La figure humaine

La palette de Yūḥannā al-Armanī est particulièrement riche. Aussi, sa manière et les détails observés sur les figures humaines qu’il représente révèlent un style particulièrement affirmé. Toutefois, si le style de Yūḥannā est bien reconnaissable parmi les artistes chrétiens actifs en Égypte au XVIIIe siècle, les particularités de son parcours – et notamment sa collaboration avec Ibrāhīm al-Nāsiḫ – ne permettent évidemment pas d’observer une évolution linéaire de sa production. Pourtant, l’apposition de son nom et les dates qui figurent sur les différents panneaux (cat. Y) confirment ce qui peut être défini comme l’évolution de son style.

Dans le catalogue des icônes du Musée copte du Caire, Paul van Moorsel et Mat Immerzeel avaient énuméré les grandes caractéristiques du trait de Yūḥannā al-Armanī 589. Ils avaient ainsi mis en exergue les particularités des yeux, plus ronds et plus grands (Y 42) que ceux peints par Ibrāhīm al-Nāsiḫ590. Les bouches souriantes aux lèvres fines sont aussi particulièrement reconnaissables. Ils avaient également

589 MOORSEL,IMMERZEEL,LANGEN 1994, p. 17-18.

590 Ibrāhīm al-Nāsiḫ, Saint Georges, M.C. 3366, Le Caire, Musée copte : MOORSEL,IMMERZEEL, LANGEN 1994, p. 27, n° 20.

noté que les nimbes des figures de Y!"ann# al-Arman$ étaient réalisés à main levée et donc rarement parfaitement circulaires (Y 42, Y 51).

Par la suite, Adeline Jeudy avait également tenté de définir les grandes caractéristiques du style du peintre. Elle constate ainsi que son trait ressemble beaucoup à celui d’Ibr#h$m al-N#si%, ce qu’expliquent facilement leurs longues années de collaboration. Adeline Jeudy note néanmoins des différences dans la morphologie des visages : « […] tandis qu’ Ibr#h$m a pour habitude de représenter des visages plutôt ronds et lourds, ceux de Y!"ann# sont en revanche très allongés, en particulier au niveau du nez. Les yeux sont chez l’un ou l’autre peintre relativement grands et en forme d’amande : ils le paraissent d’autant plus sur les icônes d’Ibr#h$m où les visages sont plus concentrés. En revanche, les visages en forme de « poire » de Y!"ann# semblent constituer l’une de ses caractéristiques stylistiques »591.

Ces différents éléments peuvent être ainsi résumés pour définir le ou plutôt les styles de Y!"ann# al-Arman$. Il privilégie la représentation de figures frontales et de trois-quarts. Les corps ne sont pas particulièrement élancés mais les vêtements toujours richement drapés laissent entrevoir l’existence d’un corps. Les têtes, relativement bien proportionnées par rapport à l’ensemble du corps, ont des formes variant de l’ovale à la forme de « poire » inversée (Y 41, figure 13). Mais ce qui rend reconnaissable un visage

réalisé par Y!"ann# al-Arman$ n’est pas tant la forme de la tête que les dégradés de couleurs que l’on y observe, et la forme des yeux. Les tonalités de couleur des visages évoluent ainsi du blanc au beige, le rose accentuant les pommettes et les joues (Y 189) ; un résultat qui contraste avec les effets obtenus par Ibr#h$m al-N#si% et qui tendent à animer le visage. Cette vivacité est accentuée par des yeux en amande largement ouverts et des paupières finement peintes (Y 62). La présence des yeux est renforcée par d’épais sourcils courbés qui rejoignent les arêtes de longs nez droits (Y 57). Des effets d’ombres au niveau des yeux et du nez viennent renforcer la profondeur des visages. Les bouches sont souvent menues, les lèvres

591 JEUDY 2004, p. 71-72.

Figure 13. Saint Takla Haymanot (détail), Y 41.

minces et souriantes, comme cela est noté plus haut (Y 165). Les mains, peu détaillées, sont souvent composées de doigts épatés tandis que les rares pieds nus présentent souvent un défaut de perspective (Y 45).

Il est important de noter que toutes ces caractéristiques qui permettent de mieux cerner les traits de Yūḥannā al-Armanī, et de pouvoir lui attribuer des icônes, sont parfois à nuancer, même parmi les icônes signées (cat. Y), car lors de différentes restaurations non documentées (XIXe-XXe siècles), les visages ont parfois été repeints et dénaturent complètement les panneaux592.

Paul van Moorsel concluait ainsi son volume sur les peintures du monastère Saint-Paul : « […] chez Ibrāhīm et Jean [Yūḥannā al-Armanī], outre la minutie apportée aux finitions et les nombreux soins consacrés à chaque détail, notamment dans les paysages, on remarque surtout une grande habileté à rendre la physionomie. Le caractère stéréotypé des physionomies que l’on rencontre plus d’une fois chez ces deux peintres d’icônes, comme cela arrive dans les travaux de série, ne nuit en rien au résultat »593.

3.2.2. Le paysage

Les arrière-plans des icônes de Yūḥannā al-Armanī présentent une grande diversité quant aux types de paysages.

Tout d’abord, il convient de mentionner les panneaux uniquement pourvus de fonds dorés, unis ou poinçonnés, ou peints de couleurs unies ou dégradées. Dans le premier cas, il s’agit en règle générale d’icônes présentant des archanges (Y 50), des saints (Y 31) ou de grands ensembles comme les Deesis (Y 52 à Y 62) ou la Vierge Marie entourée des apôtres (Y 01 à Y 07). Les icônes pour lesquelles sont réalisés des fonds unis ou dégradés peints (A 29) sont de même type mais sans doute ce choix a-t-il été fait par le commanditaire pour des raisons économiques : la couleur jaune en de pareils cas remplace ainsi souvent l’or (A 136)594.

Un autre type d’arrière-plan plus élaboré conçu par Yūḥannā al-Armanī est le paysage. Il y développe, selon les sources d’inspiration utilisées venues notamment d’Italie et la scène décrite, des bords de lacs (Y 93), des zones

592 Lorsque de tels changements sont avérés, les modifications sont indiquées dans les notices du catalogue.

593 MOORSEL 2002, p. 121.

désertiques (Y 160), des vallons (Y 48) aussi bien que des montagnes (Y 138). Cette végétation particulièrement diversifiée a permis de mettre en exergue des caractéristiques stylistiques du peintre. Si les paysages élaborés ne sont guère en adéquation avec les étendues des bords du Nil, Nabil Selim Atalla avait été le premier à observer la manière si spécifique pour Y!"ann# al-Arman$ de faire les arbres595. Il met ainsi en œuvre un tronc relativement épais, vertical, qui s’élance dans toute sa hauteur, pour se subdiviser ensuite en plusieurs branches parallèles, toujours verticales, qui ne sont jointes entre elles que par plusieurs touffes feuillues ovales de couleur verte (Y 104, Y 191, Y 195 entre autres, figure 14). Parmi les différents types de conifères utilisés en menuiserie en Égypte à l’époque ottomane, ce type de représentation se rapproche du pin d’Alep (pinus

halepensis) que l’on retrouve dans une grande partie du bassin

méditerranéen596. Ce type d’identification est d’autant plus précieux pour reconnaître un ensemble de critères stylistiques de Y!"ann# al-Arman$ qu’il est très différent des arbres peints par Ibr#h$m al-N#si%597 . Ce critère est également un élément permettant de reconnaître un panneau que l’on peut alors attribuer au maître ou à son atelier (A 192, A 195 entre autres). Ces derniers présentent de longs troncs courbés dont l’extrémité est pourvue de feuilles organisées de manière circulaire. Aucune branche n’apparaît. Ces différents paysages, selon l’iconographie élaborée, présentent souvent une faune en lien avec les textes. Des taureaux (Y 95), des dragons (Y 159), des serpents (Y 198) ou encore des monstres marins (Y 126) peuvent ainsi être figurés. Toutefois, l’animal que Y!"ann# al-Arman$ sait le mieux peindre reste le cheval (parmi les plus remarquables : Y 48, Y 64, Y 67)598.

L’iconographe prête un soin particulier à l’image de cet animal qu’il fait figurer à de nombreuses reprises dans les icônes de saints cavaliers. Bien que son

595 ATALLA 1998a, p. 139.

596Je remercie très sincèrement María Victoria Asensi Amorós pour son aide apportée à l’identification de cette essence.

597 On peut citer comme exemple l’icône de saint Jean-Baptiste (Le Caire, Musée copte, M.C. 3452) par Ibr#h$m al-N#si% datée de 1186 de l’Hégire (1772) : MOORSEL,IMMERZEEL,LANGEN 1994, p. 24, n° 16.

598 Cette remarque n’est malheureusement qu’un constat et le manque de sources sur la formation du peintre ne permet pas d’en savoir plus à ce sujet. A-t-il eu par exemple accès, au Caire, à des miniatures des arts de l’Islam ou des traités d’hippologie pour un tel travail ? Pour ces derniers, je n’en ai trouvé aucun ouvrage ancien dans les bibliothèques des communautés chrétiennes.

Figure 14. Les patriarches Abraham, Isaac et Jacob (détail), Y 191.

observation se borne à l’apparence externe de l’équidé, il en reproduit fidèlement les positions de la tête, du corps et des jambes. Avec ses nombreux exemples de chevaux cabrés (Y 36, Y 196), Y!"ann# al-Arman$ démontre une parfaite maîtrise d’un sujet réputé particulièrement difficile à exécuter.

Enfin, l’arrière-plan des icônes de Y!"ann# al-Arman$ peut également être composé d’éléments architecturaux intérieurs et extérieurs. Ils varient de simples arcatures composées de colonnes torses ou échiquetées à chapiteaux corinthiens (Y 73) jusqu’à de véritables bâtiments : murs (Y 90), tours (Y 43), bâtiments percés de fenêtres coiffés de coupoles (Y 49) ou de toits coniques (Y 194). De manière tout à fait exceptionnelle, Y!"ann# al-Arman$ peint trois monuments historiques dans ses icônes : le monastère de Shahran près d’Hélouan en lien avec saint Bars!m (Y 192), l’aqueduc du Caire et les pyramides de Khéops, Khéphren et Mykérinos à &$za (Y 130, figure 15). Si le premier monument n’est qu’une invention d’architecture sortie de l’esprit du peintre599, les deux autres monuments étaient connus de Y!"ann# al-Arman$. Il s’agit d’une part de

l’aqueduc mamelouk construit dans le quartier de Fum al-.#l$) par le sultan an-N#'ir Mu"ammad bin Qal#w!n au début du XIVe siècle600, complété au début du

XVIe siècle par le sultan Q#n'!h al-;!r$ et qui marque depuis une frontière avec le

Vieux-Caire et le site de Fus(#(. La représentation des pyramides de &$za, site majeur pour les voyageurs occidentaux venant en Égypte au XVIIIe siècle601, par Y!"ann# al-Arman$ est d’autant plus exceptionnel qu’il s’agit d’une première dans l’art ottoman. Il s’agit de la première référence antique historique que l’on voit ici apparaître dans l’art égyptien de l’icône.

599 Le monastère figuré ressemble à tous les édifices que peint Y!"ann# al-Arman$, toutefois, il est possible de lui donner un nom car l’hagiographie de Bars!m est liée à ce site et que le peintre accentue se présence dans la composition par l’adjonction d’une imposante croix orfévrée sur la toiture.

600 RAYMOND 1993, p. 136 ; WILLIAMS 2008, p. 44.

601 Sur les lieux visités par les voyageurs occidentaux en Égypte à l’époque ottomane, voir l’introduction.

Figure 15. Le Repos pendant la Fuite en Égypte (détail), Y 130.