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2. La démarche technique et créative : peintre, décorateur ou architecte d’intérieur ?

2.4. Le coût d’un savoir-faire

La légende du prêt financier entre un chrétien et un juif tout juste évoquée sur l’icône de saint Ménas (Y 47) n’est évidemment pas sans rappeler la réalité de la question des circulations monétaires dans l’Empire ottoman : « Le numéraire est rare dans presque tout le Levant, aussi, quoique la loi défende de prêter à intérêt, les emprunteurs ne peuvent se procurer de l’argent qu’à un taux très-élevé, et comme les créanciers n’auraient aucun recours contre leurs débiteurs auprès des autorités pour le paiement des intérêts, ni même de leur créance, s’ils étaient convaincus d’avoir prêté illégalement, ils sont obligés de recourir à toutes sortes de fictions, pour assurer la rentrée de leurs fonds ; ils s’entourent de garanties, demandent des répondants, et le plus grand nombre ne prêtent jamais que sur gages »443. Une troublante citation donnant l’impression d’éclairer la présence d’une telle illustration sur les icônes et non les traditionnels dromadaires liés au martyre de ce saint personnage. Cette interpellation sur la monnaie me permet également d’en soulever une autre : quel est le prix d’une icône de Yūḥannā al-Armanī au XVIIIe siècle en Égypte ?

Le travail d’un artiste comme Yūḥannā est à replacer dans le contexte de l’histoire économique de l’Égypte au XVIIIe siècle. Dans l’héritage dispersé lors de sa succession en 1786444, entre les pièces d’étoffes et un coffre de bois, l’acte fait mention de neuf « planches de bois peintes » que l’on peut aisément interpréter comme des icônes445. Fait exceptionnel, la valeur de ces neuf panneaux est estimée à quinze riyāls baṭāqa, soit un peu moins de deux riyāls baṭāqa l’icône.

Se pose alors la question des monnaies en usage en Égypte à la fin du XVIIIe

siècle et de ce à quoi peut bien correspondre le « riyāl ». André Raymond remarque

443 COMBES 1846, p. 192.

444 Le Caire, Archives nationales d’Égypte : Maḥkama al-Qisma al-ʿArabiyya, enregistrement 127,

paragraphe 208, p. 172 : GUIRGUIS 2008, p. 63.

que l’Égypte, comme d’ailleurs l’ensemble des pays de l’Empire ottoman, avait établi un système monétaire double aux XVIIe et XVIIIe siècles, avec une circulation simultanée des monnaies « occidentales » et des monnaies ottomanes et locales446. Les activités commerciales et les produits les plus précieux étaient ainsi évalués au moyen de monnaies étrangères tandis que les transactions courantes se faisaient grâce à des monnaies fabriquées localement. Cette pratique fut d’ailleurs l’une des raisons qui accélérèrent les difficultés économiques que connut l’Égypte durant la période ottomane.

En cette fin de siècle, les monnaies européennes ont la faveur des Égyptiens du fait de leur plus grande stabilité dans le commerce. L’usage de ces monnaies a longtemps eu cours dans les échanges en Orient en raison des déséquilibres économiques récurrents entre l’Europe et le Levant. Les monnaies d’or et d’argent pénétraient ainsi les marchés commerciaux et se diffusaient jusqu’au centre de l’Afrique et en Extrême-Orient. Du fait de l’estime de ces monnaies, elles faisaient souvent l’objet de surévaluations par rapport à leur valeur intrinsèque et à leur cours réel. Rapidement, des valeurs fictives étaient données en Égypte aux monnaies d’argent, allant au-delà de la valeur du métal précieux, obligeant le gouvernement à en fixer un cours. Les commerçants occidentaux établis au Caire se livraient alors à un savant jeu de délit d’initiés afin d’augmenter considérablement leurs plus-values.

Le constat des possessions de Yūḥannā al-Armanī à sa mort en 1786 le place bien loin de ce type de pratique447. Toutefois, si la monnaie d’or, souvent matérialisée par le ducat vénitien en Égypte au XVIIIe siècle, est absente de l’inventaire des biens du peintre, le riyāl fait quant à lui référence à une monnaie d’argent. L’Égypte frappait

peu de monnaies d’argent et la circulation de ces dernières était principalement fondée sur les pièces étrangères. André Raymond note que cette pratique s’incarnait, pendant la deuxième moitié du XVIIe siècle, par l’écu hollandais, puis par la piastre espagnole, de la fin du XVIIe siècle à 1750, et enfin par le thaler impérial de Marie-Thérèse d’Autriche (1717-1780) 448. Ce dernier est utilisé comme moyen d’échange conventionnel en Afrique du nord, en Égypte, dans la région du Soudan, dans la

446 SVORONOS 1956, p. 82-83 et p. 114-118 ; MANTRAN 1962, p. 233-271 ; RAYMOND 1999, p. 17.

447 Aucune monnaie locale, notamment le para, n’apparaît dans l’établissement et l’estimation des biens de Yūḥannā al-Armanī.

péninsule arabique et jusqu’en Indonésie449. Les émissions de thalers450 montrent un engouement hors norme pour cette monnaie qui atteint très vite l’Empire ottoman. Le voyageur Carsten Niebuhr mentionne sa présence au Yémen vers 1767451.

Le terme de riyāl, utilisé en Égypte au XVIIIe siècle, et que l’on retrouve encore notamment aujourd’hui pour la désignation des monnaies iranienne, saoudienne ou yéménite, trouve son origine dans la piastre espagnole d’argent (sévillane ou mexicaine) que l’on désignait en Europe sous le nom de real (signifiant littéralement « royal »). Le thaler, en usage bien avant celui frappé sous le règne de Marie-Thérèse, était connu dès la fin du XVIIe siècle dans l’Empire ottoman. Considéré comme identique au real espagnol, il n’apparaît dans les textes qu’en 1703 sous le nom d’abū

ṭāqa qu’il conservera avant de se transformer en baṭāqa/pataque, désignation présente

dans l’estimation des icônes de Yūḥannā al-Armanī 452. D’un titre légèrement inférieur au real, son poids légèrement supérieur lui permet de s’imposer sur le marché levantin sous l’effigie de Marie-Thérèse. Le bon aloi, la netteté des contours et la bonne résistance à la rognure permirent à la pièce impériale de s’imposer et de se diffuser par le commerce du café. À la fin du XVIIIe siècle, le thaler devient la monnaie de base en

449 FREEMAN-GRENVILLE 1998, p. 622-623. Mis en circulation en 1741 lors de l’accession de Marie-Thérèse au trône de Hongrie, le thaler conserve durant ce règne la même taille et le même poids, soit un aloi de 833,3 millièmes, un diamètre de 1, 553 pouces, et un poids de 433,14 grammes (Sur le thaler de Marie-Thérèse d’Autriche : SEMPLE 2005 ; LELART 2007, p. 321-346). La souveraine est figurée en buste, côté face, entourée de la légende abrégée : « Maria THERESIA Dei Gratia Romanorum IMPeratrix HUngariae et BOhemiae REGina » (Seules les lettres capitales figurent sur la face de la pièce). Au revers, différentes versions ont été frappées dont une Vierge à l’Enfant, mais ce sont les armoiries des Habsbourg soutenues par une aigle couronnée bicéphale qui demeurent les plus courantes.

450 583 250 pièces sont frappées en 1751, 1 360 597 pièces vers 1757 et plus de deux millions vers 1764.

451 FREEMAN-GRENVILLE 1998, p. 622. Toutefois, ce qui fait l’originalité de cette monnaie, c’est sa longévité dans le commerce international puisque sa circulation était encore relativement courante au

XIXe siècle et certaines émissions ont été effectuées par l’Oesterreichische Nationalbank (Banque nationale d’Autriche, OeNB) à Vienne dans la première moitié du XXe siècle (CUHAJ 2012, p. 151. Les pièces en argent sont toutes datées de 1780, date de la mort de l’impératrice Marie-Thérèse). Elles ont notamment pu servir à délivrer des diplomates et missionnaires britanniques du Négus éthiopien dans la seconde moitié du XIXe siècle. Les Italiens et les Britanniques en émettent également respectivement en 1935 et en 1941 pour, d’une part, conquérir l’Éthiopie et, d’autre part, pour replacer plus tard l’empereur sur son trône. Tout un ensemble de monnayages non officiels permit également au thaler de se diffuser un peu partout dans le monde.

452 Cette désignation de « père de la fenêtre » revient à cette remarque faite par Charles Nicolas Sigisbert Sonnini de Manoncourt sur les Égyptiens dans son ouvrage publié en 1798 qu’[une personne qui les frappe par quelque trait ou quelque attribut saillant, est bientôt connue sous le nom de père de ce trait ou de cet attribut. Mon grand nez m’a valu souvent la qualification de « père du nez », et un de mes compagnons qui portait des moustaches très fournies, n’a pas eu d’autre nom, pendant le cours de notre voyage, que celui d’abou schenapp, « père de la moustache ». Une manière aussi plaisante de distinguer son monde, sans avoir besoin de s’enquérir des noms, paraît être générale en Afrique » : SONNINI 1798,

II, p. 71. L’usage pour le thaler est ainsi sans doute dû à l’héraldique des Habsbourg qui apparaît telle une « fenêtre » sur le revers de la pièce d’argent.

Égypte pour toutes les transactions453. Le consul de France, en 1769, remarquait d’ailleurs que les « gens du pays et même les paysans qui ne les voulaient pas reconnaître auparavant [les] préfèrent aux sequins ». Il précisait également qu’ « il est bien rare qu’il se fasse le moindre paiement en or »454. La monnaie impériale s’impose comme monnaie de compte vers 1780 et conserve ce rôle jusqu’en 1798. En 1821, Denis Samuel-Bernard, membre de l’expédition d’Égypte et directeur de la Monnaie du Caire tirait cette conclusion de l’usage du riyāl dans son Mémoire sur les monnaies d’Égypte :

« Le thalari ou thaler [Thalari] dérive du mot allemand reischthaler, dont nous avons fait le mot risdale ; ou plutôt c’est le mot thaler, auquel on a donné, dans la langue franque, la terminaison italienne. Le mot thaler, dans quelques pays d’Allemagne, et particulièrement en Saxe, en Hanovre et en Prusse, est la monnoie de compte et répond à notre mot écu], monnoie d’Allemagne dite risdale d’espèce ou écu de convention, fabriquée par diverses puissances pour servir de moyens d’échange, dans le commerce, avec divers pays, et particulièrement la risdale d’Autriche, était également fort répandu en Égypte. Cette pièce fut portée, au tarif arrêté par une commission de Français et de négocians du pays, au même taux que la piastre. Le change lui étoit même plus favorable, quoique la piastre ait réellement un peu plus de valeur intrinsèque, à cause de la supériorité du titre. Cette faveur pouvait tenir non-seulement à la nature des relations commerciales, mais encore à ce que le poids du thalari est plus fort, et peut-être aussi à ce que son exécution est plus parfaite. Les Arabes désignent les piastres et les thalari par le mot ryâl […] »455.

Il est difficile d’établir la valeur d’une telle monnaie à la mort de Yūḥannā al-Armanī en 1786, et donc d’estimer la valeur d’une icône. Toutefois, à titre d’exemple, Denis Samuel-Bernard précise qu’un riyāl (thalari) d’argent valait, en 1821, 150 paras,

soit 5 livres 7 sous et 1 5/7 de deniers, soit un peu plus de 5 francs or. Comme il ne s’agit pas d’un bien de consommation courante, il est délicat de tenter de comparer l’incomparable. Néanmoins, les travaux menés par André Raymond sur les prix et sur la question de la dépréciation des monnaies permettent d’établir qu’à la fin du XVIIIe

453 al-Jabartī indique par exemple qu’Abū al-Ḏaḥāb avait donné au frère de ‘Ali ibn Musa, à la mort de ce dernier, la somme de cinq cents riyāls : AL-JABARTI éd. 1979, p. 490.

454 RAYMOND 1999, p. 24.

siècle, une icône valait six paires de souliers en cuir456. Ceci permet de confirmer la place de Yūḥannā al-Armanī parmi les artisans de l’époque au Caire.

Il est ainsi aisé de comprendre l’utilisation du riyāl baṭāqa pour les valeurs

données aux possessions de Yūḥannā al-Armanī lors de sa succession. D’un coût relatif, les icônes reçoivent tout de même une évaluation en monnaie d’argent et non en monnaie locale. Il s’agit là de l’unique témoignage de la valeur d’une icône produite au XVIIIe siècle par Yūḥannā al-Armanī. Cette mention permet également de mieux envisager les modestes possessions du peintre, qui ne se consacra qu’à cet art tout au long de sa vie.

2.5. Un travail de menuisier ou un travail de peintre : les techniques de