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2. La démarche technique et créative : peintre, décorateur ou architecte d’intérieur ?

2.6. La question des thèmes

2.6.2. Popularité des thèmes

La production d’icônes par Yūḥannā al-Armanī, Ibrāhīm al-Nāsiḫ et leurs ateliers, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, est particulièrement importante. L’étude menée par Magdi Guirguis qui se basait, sur ce point, sur les recherches non publiées de Nubar Der Mikaelian, établissait un total de trois cent trente-deux icônes502. Ce chiffre comprend les panneaux qui portent le nom du peintre et ceux qui lui sont attribués, ainsi que ceux réalisés en collaboration avec Ibrāhīm al-Nāsiḫ, mais ne concerne que la ville du Caire503. Sur ces trois cent trente-deux icônes, cent quarante-huit portent le nom de Yūḥannā et cent quatre-vingt-quatre sont considérées comme attribuables, par le style, aux deux maîtres.

Le récolement inédit que j’ai pu réaliser entre 2010 et 2015 a permis de corriger ce chiffre et d’atteindre un ensemble de quatre cent trente-cinq panneaux, soit plus de cent panneaux supplémentaires. De plus, ce chiffre ne comprend pas les décors et ciboria que Yūḥannā al-Armanī et son atelier ont pu réaliser. Cette somme est obtenue grâce à une révision complète des inscriptions sur les panneaux et à l’établissement de critères d’identification stylistique des œuvres. Néanmoins, cet ensemble ne peut être totalement exhaustif. Afin d’avoir une vision de l’œuvre du peintre, j’ai souhaité me concentrer sur les icônes toujours conservées ou dont il existe une reproduction photographique. Cette étude ne prend donc pas en considération les panneaux mentionnés ou les icônes disparues dont on ne peut trouver aucune source textuelle ou iconographique précise avérée. Parmi ces évocations, il est tout de même important de mentionner les icônes probablement réalisées par Yūḥannā al-Armanī pour l’ancienne cathédrale Saint-Marc de

501 Il n’existe en tous cas de méfiance à l’égard des catholiques puisque les syriaques ayant commandé l’icône de saint Behnam le sont.

502 GUIRGUIS 2008, p. 87.

503 L’étude de Nubar Der Mikaelian, reprise par Magdi Guirguis, répartit les icônes identifiées comme suit : soixante-cinq pour l’église de la Vierge-Marie al-Mu‘allaqā, quarante pour l’église Saints-Serge-et-Bacchus, trente-deux pour l’église Sainte-Barbe, vingt-huit pour l’église de Vierge-Marie de Qaṣrīyyat ar-Rīḥān, une pour le couvent Georges du Vieux-Caire, treize pour l’église Saint-Chenouté, quatre-vingt-dix-huit pour l’église Saint-Mercure, dix-huit pour l’église de la Vierge-Marie al-Damšīrīyya, dix-huit pour le monastère Saint-Ménas (Fum al-Ḫālīǧ), cinq pour l’église de la Vierge-Marie de Ḥārat Zuwēla et quatorze pour le Musée copte.

l’Azbakiyya, commanditées par Ǧirǧis al-Ǧawharī et détruites au milieu du XIXe

siècle sous le patriarcat de Cyrille IV504. De même, Nubar Der Mikaelian mentionne dans son étude près de vingt-huit icônes réalisées par Yūḥannā al-Armanī pour l’église de Qaṣrīyyat ar-Rīḥān sans en donner le détail505.

Sur les quatre cent trente-cinq panneaux dénombrés, deux cent trois sont autographes506 et deux cent trente-deux sont attribués au maître ou à son atelier. Afin de mieux cerner les choix des thèmes iconographiques des panneaux voulus par les églises, il est possible de regrouper les sujets traités en grandes catégories comme il a été fait précédemment : figures d’archanges, de Jésus-Christ, Deesis, saints martyrs debout ou assis, saints cavaliers, scènes de l’Ancien Testament, scènes du Nouveau Testament, la Vierge et l’Enfant entourés des apôtres ou d’archanges, et la Vierge Hodegetria. Du fait de la production massive de scènes du Nouveau Testament pour l’église Saint-Mercure du Caire (soixante-cinq panneaux ; Y 114 à Y 158), cette catégorie représente près de la moitié de la production autographe du peintre. Les figurations de saints et saintes représentent ensuite 17% tandis que les saints cavaliers sont proches avec 13%. Ce sont ensuite les scènes de l’Ancien Testament qui sont les plus nombreuses avec 9% et les archanges avec 4%.

504 BUTLER 1884, p. 96 ; SIMAIKA 2011, p. 96 ; AUBER DE LAPIERRE 2015, p. 31. Si cette mention permet de mieux appréhender l’importance que Yūḥannā al-Armanī pouvait avoir auprès des instances pontificales, aucune source ne nous renseigne sur le nombre de panneaux peints pour cette nouvelle cathédrale. Les seuls vestiges de cette commande sont sans doute les panneaux Y 161, A 100 et A 176.

505 GUIRGUIS 2008, p. 86. Les critères stylistiques alors retenus par Nubar Der Mikaelian, parfois peu fiables, ne permettent pas de reprendre le chiffre de vingt-huit panneaux qu’il mentionne dans son étude. La documentation photographique consultée permet aujourd’hui d’assurer la présence de vingt panneaux réalisés par Yūḥannā al-Armanī et son atelier.

Statistiques de la production des œuvres autographes de Y!"ann# al-Arman$ (Y)

D’un point de vue historiographique, les thèmes abordés dans les icônes sont étroitement liés aux traditions locales qui justifient la popularité de tel ou tel saint, des personnages à qui sont dédiés les édifices mais également à la grande popularité des saints cavaliers, garants de la protection des chrétiens sur des territoires dominés par un pouvoir musulman 507 . La démultiplication iconographique à l’époque ottomane, on l’a vu, est également obtenue grâce à la prospérité des élites qui agissent, à l’instar des saints cavaliers, comme des

507 Dans la plupart des cas, les dédicaces des édifices remontent à la période médiévale. La Vierge Marie est celle à qui est dédiée la majorité des églises du Caire. Y!"ann# al-Arman$ a peint des icônes dans des édifices portant le nom de saints locaux (Saint-Ménas de Fum al-.#l$), Saint-Jean-de-Senhout) ou de saints populaires dans tout l’est-méditerranéen (Saint-Georges de ,#rat Zuw-la, Sainte-Barbe, Saint-Mercure, Saints-Serge-et-Bacchus, Saints-Cyr-et-Jean, Saint-Théodore, Saint-Behnam). Le peintre en charge du décor a systématiquement réalisé une image du saint éponyme : la Vierge Marie dans l’église al-Mu‘allaq# (Y 102), saint Mercure (Y 48), saint Théodore (A 67), par exemple.

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protecteurs de la population chrétienne508. Pour ces derniers, les réalisations de Yūḥannā al-Armanī montrent un engouement évident pour le saint le plus populaire du christianisme oriental, Georges de Cappadoce. Toutefois, sa figure est supplantée en cette époque par celle de Mercure. En analysant les icônes conservées et en confondant les panneaux autographes et ceux attribués à l’artiste ou à son atelier, on observe douze exemples de Mercure et neuf de Georges. Les cavaliers les plus populaires sont ensuite, par ordre décroissant, Théodore le Stratélate puis Ménas, Victor le Stratélate et Claude le Stratélate. Pour comprendre la popularité d’un personnage par rapport à un autre à l’époque ottomane, Febe Armanios pointe l’important phénomène des apparitions dont les témoignages viennent peupler les récits des hagiographies et des voyageurs européens509. L’apparition du cavalier protecteur, qu’il s’agisse de Mercure, de Georges ou de Ménas, instruit sous un jour nouveau les innovations que l’image copte a connues durant le XVIIIe siècle. L’apparition rend compréhensible l’engouement iconographique que l’on peut avoir à cette époque pour ces figures. C’est d’ailleurs ce même type d’événement qu’identifie Brigitte Voile pour la seconde moitié du

XXe siècle. Elle a pu identifier, dans le récit du prêtre Labīb Mīḫā’īl daté de 1961, une apparition de saint Georges qui répond à celle évoquée en son temps par Vansleb et qui insiste sur la façon de reconnaître le cavalier identique aux icônes : « Et il apparaît toujours avec les traits sous lesquels il est figuré sur les images, sur les icônes et sur les amulettes […] l’image du cavalier magnifique vêtu de sa cotte

508 ARMANIOS 2011, p. 36-37.

509 Febe Armanios reprend notamment dans son étude (ARMANIOS 2011, p. 84-85) le texte de Jean-Michel Vansleb dont je donne ici la version originale en français : « Pour ce qui regarde cette pretenduë Apparition, après l’avoir observée assi exactement qu’il m’a esté possible, pendant trois jours que j’y ay esté pour ce sujet : J’ay trouvé que ce n’est autre chose que la reflexion des objets qui passent devant cette Eglise à une juste distance, laquelle estant portée par le moyen de l’air dans la Chapelle par les deux petites ouvertures dont elle reçoit le jour, represente à l’endroit opposé de la muraille une ombre qui a quelque ressemblance à l’objet qui y passe ; comme par exemple, lors qu’il passe un homme à cheval, on voit dans la Chappelle sur la muraille l’ombre qui represente, quoy qu’un peu confusément, un Cavalier ; si c’est une femme qui porte un enfant entre ses bras, on y voit l’ombre de la même figure, & ainsi du reste. : Et le Peuple qui est grossier & superstitieux, ne sçachant comme cela se fait, il s’imagine que ce sont des Saints qui leur apparoissent.

Quant à la maniere qu’ils les connoissent, & distinguent ; c’est qu’ils jugent d’eux selon qu’ils les voyent depeints dans les Tableaux de leurs Eglises ; par exemple, s’ils voyent l’ombre qui represente un Cavalier, alors ils disent que c’est Saint Georges ; parce que les Coptes, aussi-bien que tous les autres Peuples du Levant le representant toûjours dans leurs Tableaux, comme un homme à cheval, tuant un Dragon : S’ils voyent celle d’une femme qui porte un enfant entre ses bras, ils disent que c’est la Sainte Vierge ; car c’est ainsi qu’ils la voyent dépeinte dans leurs Eglises : S’ils voyent l’ombre d’un homme à pied, & d’une couleur un peu rougeâtre, ils disent que c’est Saint Menna, parce qu’ils le dépeignent avec une veste rouge ; & ils jugent des autres Saints sur de pareilles idées. Ils sont tellement entestez de la vérité que cette Apparition que si quelqu’un la leur vouloit contester, il courroit risque de se faire assommer. » : VANSLEB 1677, p. 159-161.

de mailles, chevauchant la croupe de son cheval et tenant dans sa main sa lance qu’il pointe sur la bête gigantesque ramassée sous les pieds du cheval »510. Toutefois, elle ajoute que les apparitions peuvent laisser apparaître des personnages sous formes lumineuses dont l’aspect peut être retranscrit dans l’icône par l’or et les étoiles (Y 40).

Les panneaux attribués stylistiquement à Yūḥannā al-Armanī et à son atelier révèlent une part toujours importante laissée aux scènes du Nouveau Testament, qui représentent 26% des deux cent trente-deux icônes mentionnées plus haut. Ce chiffre est notamment dû aux nombreuses scènes de la vie du Christ que les églises veulent avoir pour enrichir leurs murs. Les scènes les plus populaires sont alors, et en toute logique, l’Annonciation (A 37, A 38, A 128, A 180, A 197), le Baptême du Christ (A 173, A 174, A 180), la Crucifixion (A 68, A 147, A 155, A 178, A 199, A 200) et la Résurrection (A 28, A 101, A 118, A 178, A 196). Malgré leur popularité en Égypte, les écrits apocryphes illustrent en de rares occasions les icônes. Yūḥannā al-Armanī et son atelier utilisent tout de même des références du Protévangile de

Jacques pour la Rencontre d’Anne et Joachim (Y 102), la Présentation de Marie au

Temple (Y 102) et l’Annonciation (A 128)511. Quatre groupes majeurs, aux proportions relativement homogènes, se détachent ensuite avec 17% pour les saints cavaliers, 16% pour la Vierge et l’Enfant entourée d’apôtres ou d’archanges, 15% avec les saints et 13% pour la Vierge Hodegetria.

510 MIḪA’IL 1961, p. 179 ; VOILE 2004, p. 150.

Statistiques de la production des œuvres attribuées à Y!"ann# al-Arman$ et à son atelier (A)

Cette uniformité relative des productions prouve l’intérêt des commanditaires pour un nombre réduit de sujets imposés pour les décors des églises et explique la répétitivité observée dans l’art de Y!"ann# al-Arman$ et de son atelier. Aussi, le morcellement observé entre les différents thèmes pose encore une fois la question de l’organisation de la production. À quoi correspond la part de travail du maître dans son atelier ? Les peintres et apprentis qui forment celui-ci sont-ils répartis selon un domaine de spécialité (paysage, figure humaine) ou selon un type iconographique (Vierge et l’Enfant, saint cavalier). Encore une fois, le cruel manque de sources concernant le fonctionnement des ateliers de Y!"ann# et d’Ibr#h$m al-N#si% ne permet malheureusement pas de répondre à une telle interrogation. "#$%&'()*! +%#,*-!.&'-/$#&-/#! 0))*,*! 1&,'-*!/2!*&,'-)*!3,(2#4*! 5)6/2-! 1&,'-*!$&7&8,)#*!! 1$9')*!5)!8:"'$,)'!;)*-&<)'-! 1$9')*!52!=/27)&2! ;)*-&<)'-! >,)#()!)-!8:?'@&'-!)'-/2#4)! 5)*!&AB-#)*!/2!>,)#()! )'-/2#4)!5:&#$%&'()*! >,)#()!C/5)()-#,&!

2.7. La question des textes