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De l’artisanat à l’entreprenariat : les corporations de métiers à l’époque ottomane

2. La démarche technique et créative : peintre, décorateur ou architecte d’intérieur ?

2.1. De l’artisanat à l’entreprenariat : les corporations de métiers à l’époque ottomane

Les informations sont peu nombreuses concernant les artisans et artistes travaillant dans le domaine de la peinture et le commerce de la décoration. Les raisons en peuvent être que, contrairement aux artisans du bois et du textile, leur nombre était relativement peu élevé, et leur poids économique faible.

C’est d’autant plus dommageable lorsque l’on tente de retracer la carrière professionnelle de Yūḥannā al-Armanī. Dans les divers documents mentionnant son activité, il apparaît régulièrement comme étant « al-naqqāš », tandis que dans certains autres cas, ou parfois même dans une archive similaire, il est indiqué comme étant « al-rassām » 239. À une seule occasion, Yūḥannā se définit lui-même comme «

al-muṣawwir », terme désignant généralement dans le monde arabe l’artiste peintre. Cette

unique mention n’apparaît pas dans un contrat ou dans une mention de tribunal mais dans le sanctuaire de l’église Saint-Georges du monastère Saint-Ménas de Fum al-Ḫālīǧ (D 02). Ce ne sont donc pas, dans ce cas, les autorités ottomanes ou patriarcales

239 Le Caire, Archives nationales d’Égypte : Maḥkama al-Qisma al-ʿArabiyya, enregistrement 126,

paragraphe 44, p. 30 ; GUIRGUIS 2008, p. 63. Ce document daté de 1192 de l’Hégire (1778) mentionne également le deuxième fils de Yūḥannā, Ǧirǧis, en usant du même terme, « al-rassām ».

qui identifient Yūḥannā comme « al-muṣawwir » mais le peintre lui-même, en guise

de signature240.

Il est ainsi particulièrement étonnant que ce dernier terme ne se retrouve que si rarement dans les actes ou les œuvres liées à Yūḥannā Armanī. La désignation «

al-muṣawwir » se retrouve couramment hors des frontières égyptiennes afin d’identifier

un artiste. De brillants exemples sont notamment manifestes à Jérusalem ou en Syrie à l’époque ottomane. Je l’ai évoqué précédemment, Yūsūf al-Muṣawwir est à l’origine d’une des plus brillantes familles de peintres qui ont fondé l’École d’Alep à partir du

XVIIe siècle241. Entre 1641 et 1777, sur quatre générations, cette famille atypique liée au patriarcat melkite d’Antioche a également contribué au renouvellement artistique chrétien de sa région. Leur attachement à l’art de l’enluminure et aux icônes justifie pleinement cette désignation d’« al-muṣawwir », d’artiste peintre, que l’on retrouve

chez les différents membres de la famille. Toutefois, contrairement à Yūḥannā al-Armanī, ils s’illustrent avant tout par leur grande maîtrise des miniatures peintes dans les manuscrits. Cette qualité de « muṣawwir » doit-elle alors être réduite à cet art ?

L’exemple du peintre d’Ibrāhīm al-Nāsiḫ, sur lequel je reviendrai plus en détail par la suite, est éclairant. Connu comme peintre d’icônes, Ibrāhīm ibn Samʿān ibn Ġubrīāl est avant cela célèbre au Caire pour lui aussi copier et enluminer des manuscrits242. Comme dans les provinces levantines, les manuscrits à peintures chrétiens se multiplient considérablement en Égypte à partir du XVIIe siècle. Les scribes, artistes professionnels, prêtres ou moines, répondent aux demandes exponentielles des églises et monastères. Ibrāhīm est de ceux-là, à l’image de Yūsūf al-Muṣawwir un siècle auparavant. Toutefois, jamais la désignation de « muṣawwir » n’est utilisée pour

l’Égyptien qui a pourtant su se faire remarquer par son art. Les corporations qui régissent ces métiers sont strictes quant à ces désignations dans le monde ottoman. Toutefois, la frontière semble mince et perméable entre un « naqqāš » et « muṣawwir ». Le premier terme, par exemple, souvent considéré comme inférieur au

second dans le monde arabe, ne désigne qu’une spécialisation chez les peintres de la

240 Ce rare décor complet est situé autour de l’autel du sanctuaire dédié à saint Georges. Mamdouh Shafik avait observé un lien possible entre le style des panneaux et les icônes de Yūḥannā al-Armanī mais n’avait pas repéré le nom de l’artiste placé dans l’écoinçon de la niche centrale : SHAFIK 2008, p. 141. Magdi Guirguis a été le premier à lire ce nom auquel est associé la date d’exécution de 1493 de l’ère des Martyrs (1777) que j’ai pu ensuite confirmer en me rendant dans le sanctuaire : GUIRGUIS

2008, p. 67.

241 Yūsūf al-Muṣawwir est lui-même le petit-fils de Basili al-Muṣawwir, peintre moscovite né à Alep dont aucune œuvre n’est malheureusement connue : NASSIF 2017, p. 162.

cour ottomane auprès du sultan (musavvir nakkaş)243. L’usage de ces deux termes ne peut donc clairement permettre de différencier la qualité du travail de tel ou tel peintre. Dans le contexte égyptien copte, les peintres spécialisés dans l’exécution d’icônes sont régulièrement désignés comme « al-muṣawwir », tandis que leur peinture était

désignée comme taswīr244. Cela se vérifie pour quelques peintres d’icônes qui ont précédé Yūḥannā dans cette tâche, tel Suryal al-Muṣawwir, fils du prêtre Abū al-Mina, mais aussi al-muʿallim Mīḫā’īl al-Muawwir, fils d’al-muʿallim Ḥannā al-Muṣawwir al-Šāmī245. Parmi les témoignages de voyageurs ottomans, ils sont mentionnés par Evliya Çelebi qui note, à la fin du XVIIe siècle, que les membres de cette formation étaient peu nombreux, qu’ils ne possédaient en règle générale pas de boutique, et qu’ils se déplaçaient au gré des commandes246. La peinture n’était pas d’ailleurs pas exclusivement réservée aux édifices chrétiens et aux coptes, comme le montrent assez bien les panneaux décoratifs aux scènes figurées présents dans les nombreux palais ottomans du Caire ou au musée Gayer-Anderson qui viennent contredire l’idée reçue d’un islam iconoclaste247.

Ainsi, au gré de son parcours professionnel, trois termes sont utilisés pour désigner Yūḥannā al-Armanī : naqqāš, rassām et muṣawwir. Ces appellations sont

intimement liées entre elles mais désignent des métiers artistiques relativement distincts, en tous cas pour les deux premiers. On peut alors supposer que le peintre franchit, au gré de son apprentissage, les étapes lui permettant de passer de l’un à l’autre. Les désignations retrouvées montrent que Yūḥannā a débuté en tant que

naqqāš, puis est devenu rassām.

243 Au palais de Topkapı, à Constantinople, des ateliers d’artistes et d’artisans choisis dans tout l’Empire selon leur talent et leur habileté sont regroupés au sein du ehl-i hiref et étroitement supervisés. Parmi ces ateliers figure celui de l’art du livre, le nakkaşane, créé sous le règne de Bayezid II (1481-1512).

Jusqu’au milieu du XVIe siècle, ce sont les artistes iraniens qui y ont eu le plus d’influence. C’est également au sein du nakkaşane qu’était conçu l’ensemble des motifs et décors destinés aux autres arts

(orfèvrerie, mobilier). Les peintres du palais travaillaient avant tout, néanmoins, sur l’enluminure. Selon leur habileté et leur spécialisation, ils étaient désignés comme musavvir nakkaş (peintre de miniature), ressam (peintre au pinceau et à l’encre) ou muzehhib nakkaş (enlumineur) : BAǦCI 2015, p. 796-802.

244 GUIRGUIS 2008, p. 70.

245 Archives de la bibliothèque du Musée copte du Caire, MS 30 Biblica, f° 81a ; Archives du Patriarcat copte, D 169, découvertes par M. Guirguis que je tiens à remercier.

246 ÇELEBI 2003, p. 476 ; GUIRGUIS 2008, p. 70.

247 Sur les décors des palais ottomans du Caire : REVAULT,MAURY 1975 ; REVAULT,MAURY 1977 ; REVAULT, MAURY 1979 ; MAURY 1983 ; WARNER 2003 et dans un contexte chrétien : AUBER DE

LAPIERRE 2017, p. 235-266. Sur la question de l’image en Islam, il est notamment possible de se référer à : HEYBERGER 2003, p. 29-54 ; NAEF 2015.

Au Caire, tout comme dans les autres grandes villes ottomanes – Constantinople, Jérusalem, Damas, Alep – les artisans et les commerçants étaient liés à des corporations professionnelles dirigées par des šayḫs. Ces derniers étaient notamment en charge de la collecte des taxes des membres de la guilde, et responsables des résolutions des divers conflits.

Devant l’absence de sources qui expliqueraient de manière détaillée les lois et régulations des corporations dont les membres étaient chargés d’une production artistique, seuls les documents juridiques permettent de mieux comprendre leur fonctionnement pour les naqqāšun et les rassāmun parmi lesquels évoluait Yūḥannā al-Armanī 248. Il apparaît que ces deux guildes regroupaient les artistes et artisans de l’illustration et de la peinture. Un naqqāš était un artiste peintre qui était également en mesure de décorer les maisons et les palais. Cependant, entre les XVIIe et XVIIIe siècles, les attributions ont quelque peu varié en raison de l’importance prise par le šayḫ de la guilde et d’une certaine indépendance qui lui est allouée. Ainsi, en Égypte, au XVIIIe

siècle, les façades et murs d’une demeure ne seront plus peints par des naqqāšun mais par une autre guilde, les mubayyidun fi-l-ʿaqarat. Les naqqāšun conservent néanmoins

le privilège de peindre des manuscrits mais également de donner des modèles pour des textiles et des céramiques.

La corporation des peintres décorateurs est particulièrement bien organisée dans le monde ottoman et régit une grande partie des activités commerciales249. Lors de commandes artistiques effectuées auprès du šayḫ, les documents juridiques nous montrent qu’un contrat était passé entre le financeur et le marchand, ne précisant que sommairement la composition effectuée250. Le résultat était laissé à l’appréciation de l’artiste qui se pliait au goût de l’époque, mais toutefois soumis ensuite au contentement du maître d’ouvrage. Le travail dans la corporation des naqqāšun, outre la peinture de manuscrits, incluait différents degrés de spécialisations : les décorations murales, les plafonds, les peintures sur bois, aussi bien dans les maisons ou les palais que dans les édifices religieux. D’autres artistes encore étaient spécialisés dans la

248 La corporation des rassāmun était incorporée à celle des naqqāšun.

249 HANNA 2011, p. 154-188.

250 Le Caire, Archives nationales d’Égypte, tribunal du Vieux-Caire, enregistrement 98, paragraphe 2276, p. 594 ; GUIRGUIS 2008, p. 68-69. Cet exemple du XVIIe siècle évoque un conflit entre un marchand venant d’édifier une mosquée. Ayant confié la décoration du plafond à un artiste de la corporation et peu satisfait du résultat, il mène une procédure contre celui-ci et le šayḫ de la corporation.

peinture sur métal, et notamment sur argent251. La guilde des naqqāšun était composée de membres issus de toutes origines ethniques et religieuses, mais les coptes semblent y prendre une place prépondérante. Un grand nombre d’entre eux étaient d’origine arménienne, comme al-ḏimmī Yūsūfal-naqqāš, fils d’al-ḏimmī Wannān al-Armanī.

Devant l’absence d’informations directes concernant la carrière de Yūḥannā al-Armanī, les éléments réunis ici nous permettent d’envisager le parcours qu’il a suivi. Toutefois, et malgré la rigueur de l’organisation des corporations ottomanes, la perméabilité qui existe entre le naqqāš et le muṣawwir ne permet pas, dans le cas de ce

peintre, d’éclairer plus en avant son statut artistique. En tant que peintre d’icônes, il aurait dû être plus souvent mentionné comme muṣawwir. Or, les références les plus

nombreuses le concernant sont naqqāš et rassām, termes officiels retenus par les corporations. Il apparaît clairement dans les archives ottomanes que les guildes étaient pourvues de règles très strictes252. On ne pouvait intégrer ces formations qu’après une démonstration de son talent devant ses pairs, à l’image du chef d’œuvre en Occident. Par ailleurs, même une fois ce statut obtenu, on ne pouvait librement lier à son nom le titre d’une corporation. Ce système était régulé par les tribunaux, et cela de manière très officielle. Un homme, en d’autres termes, ne pouvait se déclarer à sa guise comme

naqqāš ou rassām, sans une vérification détaillée par la juridiction concernée au nom

de la tradition et de la règle. Yūḥannā n’a donc eu d’autre choix que de suivre intégralement ces règles. Le terme « muṣawwir » s’accompagne, semble-t-il, d’une

revendication de créativité et non d’une reconnaissance officielle253. Contrairement à ce qu’a pu mentionner Magdi Guirguis, l’abondante production d’icônes de Yūḥannā al-Armanī, malgré l’absence de manuscrits enluminés par ses soins, aurait pu justifier l’usage de cette désignation254.

C’est peut-être pourquoi la désignation de Yūḥannā se révèle d’une grande complexité. Outre les cas de l’ism et de la nisba que j’ai déjà pu évoquer, les scribes avaient tendance à ajouter des titres honorifiques à certaines personnes et le métier pratiqué, rendant les noms peu commodes, mais riches d’informations. Les variantes,

251 Par exemple, Magdi Guirguis a pu identifier dans les archives le peintre Išāq al-Naqqāš fi-l-fadda (le peintre sur argent), fils d’al-ḏimmī Badawi al-Katib (le scribe) : GUIRGUIS 2008, p. 69. Le Caire, Archives nationales d’Égypte : Maḥkama al-Qisma al-ʿArabiyya, enregistrement 124, paragraphe 453,

p. 271.

252 RAYMOND 1974, p. 517-529.

253 Le terme est d’ailleurs utilisé dans le contexte coranique pour désigner la création divine.

classées ici chronologiquement, de la désignation professionnelle de Yūḥannā varient au cours de sa vie :

Al-ḏimmī Ḥannā al-rassām, fils d’al-ḏimmī Artin al-Armanī, en 1766255, • Al-ḏimmī Yūḥannā al-Qudsī al-rassām, fils d’al-ḏimmī Artīn, en 1766256,

Al-ḏimmī Ḥannā al-rassām, fils d’al-ḏimmī Artīn al-Naṣrānī al-Qudsī al-Armanī, en 1770 et 1771257,

Al-ḏimmī Ḥannā al-rassām, fils d’al-ḏimmī Artīn al-Naṣrānī al-Qudsī, en 1771258,

Al-ḏimmī Yūḥannā al-naqqāš, fils d’al-ḏimmī Artīn Naṣrānī al-Armanī, en 1778259,

• Ḥannā al-Armanī al-Qudsī al-Muṣawwir, en 1777260,

Ḥannā rassām, fils de Artīn, fils de Karabid Qudsī Naṣrānī al-Armanī, en 1786261.

Cette courte liste nous permet d’observer que, à l’image de ses pairs, Yūḥannā al-Armanī débuta sa carrière en tant que « rassām », décorant des murs ou peignant des fresques, avant de peindre des icônes et d’atteindre le statut de « naqqāš ». C’est dans une phase précoce de sa carrière, en 1750, qu’il a réalisé les peintures du sanctuaire de l’église Saint-Ménas du monastère de Fum al-Ḫālīǧ, qui tient autant de la décoration murale (notamment la partie constituée d’entrelacs végétaux) que de la peinture d’icônes (D 1). C’est pourtant dans un travail similaire qu’il s’illustre en 1777 pour les peintures du sanctuaire Saint-Georges du même monastère et dans lequel il s’identifie comme « al-muṣawwir ».

255 Le Caire, archives du Patriarcat copte orthodoxe, A 1324 : GUIRGUIS 2008, p. 71.

256 Le Caire, archives du Patriarcat copte orthodoxe, B 52, Maḥkama al-Qisma al-ʿArabiyya : GUIRGUIS

2008, p. 72.

257 Le Caire, Archives nationales d’Égypte : Maḥkama al-Qisma al-ʿArabiyya, enregistrement 122,

paragraphe 847 et 848, p. 414-415 ; Maḥkama al-Qisma al-ʿArabiyya, enregistrement 123, paragraphe

66, p. 44. GUIRGUIS 2008, p. 72.

258 Le Caire, Archives nationales d’Égypte : Maḥkama al-Qisma al-ʿArabiyya, enregistrement 123,

paragraphe 126 et 127, p. 71-72.

259 Le Caire, Archives nationales d’Égypte : Maḥkama al-Qisma al-ʿArabiyya, enregistrement 126,

paragraphe 44, p. 30.

260 Cf. note 2.

261 Le Caire, Archives nationales d’Égypte : Maḥkama al-Qisma al-ʿArabiyya, enregistrement 127,