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La question de l’autorité moderne et la théorie de la représentation de Hobbes Hobbes

Dans le document Walter Benjamin et la sécularisation (Page 77-80)

3. Dialectique du droit et violence divine

3.11. La question de l’autorité moderne et la théorie de la représentation de Hobbes Hobbes

Concernant le droit naturel, Benjamin conclut donc comme suit : « Le droit naturel s’efforce de “justifier” les moyens par la justice des fins. »124 Cette critique benjaminienne du droit naturel touche justement le principe fondamental de Léviathan de Hobbes : théorie de la représentation. Dans l’histoire des théories de l’État, cette théorie est considérée comme étant la première à séculariser la légitimité de l’État. Qui légitime le pouvoir d’État ? Cette question est identique à la question par laquelle ce chapitre a commencée : qu’est-ce qui est l’origine du droit ? Et la réponse à cette question sur la légitimité du pouvoir d’État distingue les théories de l’État du Moyen Âge et celles de la modernité. Celles-là affirment que Dieu légitime le pouvoir d’État. D’un autre côté, sans présupposition des choses spirituelles comme Dieu, celles-ci affirment que les choses séculières légitiment le pouvoir d’État. Et comme nous l’avons

123 Ibid., p. 211 ; GS 2 : 180. 124 Ibid., p. 212 ; GS 2 : 180.

vu, pour la théorie de droit positif comme celle de Kelsen, ce qui légitime le droit est le droit même, alors que c’est le peuple pour la théorie de droit naturel à laquelle se réfère la théorie schmittienne de l’état d’exception. La théorie hobbesienne de la représentation est ici comprise comme la première théorie moderne à affirmer que ce n’est pas Dieu, mais les choses séculières ou les hommes qui légitiment le pouvoir d’État. Pourtant, la critique benjaminienne du droit naturel pose à la théorie hobbesienne de la représentation la question de la signification de cette sécularisation, et elle montre que cette sécularisation ne signifie pas plus que la substitution du peuple à Dieu, et que dans la théorie hobbesienne, le peuple joue le même rôle qu’a joué Dieu dans les théories médiévales de l’État.

Pour clairement comprendre la problématique de la légitimité du pouvoir d’État, on va commencer, tout d’abord, par la mise en évidence des théories de l’État médiéval occidental. Celles-ci sont les théories théologico-juridiques selon laquelle l’Église légitime le pouvoir d’État. L’augustinisme politique, une théorie exemplaire de l’État médiéval, insiste sur l’idéal de l’intermédiaire de l’Église entre les deux Cités de Dieu : le royaume de Dieu et l’État temporel. Comme nous l’avons vu, il insiste sur la subordination de l’État temporel à l’autorité spirituelle, à travers l’Église catholique. Ce qui légitime le pouvoir d’État, c’est Dieu. Et l’Église est considérée comme l’intermédiaire entre Dieu et l’État. L’augustinisme politique vise ainsi à donner à l’Église le pouvoir politique supérieur à l’État séculier. Ce qui importe ici, c’est que la légitimité du pouvoir d’État s’appuie sur Dieu en tant qu’ordre spirituel et métaphysique. En terme de Benjamin, le pouvoir d’État est compris comme une violence légitime qui sert aux fins légitimes de l’ordre spirituel et métaphysique de Dieu.

Par contre, les théories modernes de l’État ne présupposent pas Dieu en tant qu’ordre métaphysique qui pourrait légitimer le pouvoir d’État. La théorie hobbesienne de l’État est ce qu’on peut appeler la théorie de la représentation. Selon Hobbes, l’État s’exprime bien par le mot « personne ». Ce mot se comprend par sa signification latine. « Le mot personne est latin. Alors que les Grecs ontπρόσωπον qui signifie la figure,

persona, en latin signifie le déguisement, ou l’apparence extérieure d’un homme imitée

sur la scène ; quelquefois aussi, il signifie plus spécifiquement le déguisement de la figure : le masque ou le loup. De la scène, ce mot a été appliqué à tout homme représentant parole et action, dans les tribunaux comme dans les théâtres. De sorte qu’une personne est la même chose qu’un acteur, à la scène comme dans la conversation ordinaire ; personnifier, c’est tenir un rôle ou représenter soi-même ou un autre, et celui qui tient le rôle d’un autre est dit être le support de sa personne ou agir en

son nom »125. Ainsi, chez Hobbes, la personne signifie l’acteur. Selon Hobbes, « les mots et actions de certaines personnes artificielles appartiennent à ceux qu’elles représentent. » Et « celui dont les mots et les actions sont les siens est l’AUTEUR »126. Donc l’acteur est la personne qui représente les mots et les actions de l’auteur ; l’auteur est celui dont les mots et les actions sont représentées par l’acteur. Hobbes pense que le souverain représente ses sujets ainsi que l’acteur représente l’auteur : « Les humains en multitude forment une personne une quand ils sont représentés par un seul homme ou par une seule personne, en sorte que cela se fasse avec le consentement de chacun des individus particuliers de cette multitude »127. Ce n’est pas Dieu mais le peuple qui peut former et légitimer le souverain. Ainsi le peuple précède l’État, ainsi que l’auteur précède l’acteur. La multitude des hommes peut constituer une Personne à la seule condition où chacun des hommes qui composent cette multitude consente à être représenté par elle. Par conséquent, nul ne pourra se plaindre de cette personne et l’accuser, sans s’accuser soi-même et se plaindre de soi. C’est parce que la volonté unique du souverain représente la volonté de la multitude des hommes, et donc que cette volonté-là s’identifie complètement à cette volonté-ci. Cette identification assure la légitimité du pouvoir d’État.

La théorie hobbesienne de la représentation affirme que les gens veulent se conserver légitiment le pouvoir d’État, par la présupposition selon laquelle leur volonté est complètement identique à la volonté de l’État. Et concernant la volonté des gens, ce que veulent ceux-ci est qu’ils puissent se conserver. Finalement, la fin de la conservation de soi des gens légitime le pouvoir d’État aussi longtemps que celui-ci s’exerce pour une fin juste, c’est-à-dire pour que les gens se conservent. La théorie hobbesienne de la représentation est donc la théorie de l’identité immédiate de la justice des fins et de la légitimité du pouvoir d’État. Et elle est justement ce que critique Benjamin : selon celui-ci, comme nous l’avons vu, la justice des fins ne donne aucun critère pour la légitimité des moyens. Certes, toutes les formes de pouvoir d’État sont justes, parce qu’elles servent toutes à la conservation de soi des citoyens pour la raison qu’elles produisent le droit, qui, quoi qu’il soit, termine l’état de nature caractérisé par la guerre de tous contre tous. Si on considère le droit naturel comme une forme de droit, on pourrait dire que le pouvoir d’État est légitime, parce que, dans ce cas, toute violence qui sert à la conservation de soi des gens serait censée légitime. Mais, comme nous

125 Hobbes, Léviathan, p. 271. 126 Ibid., p. 272.

l’avons vu, la violence exercée dans l’état de nature ne peut pas être liée au concept de droit, parce que l’état de nature se définit par l’absence de toute forme de droit. La justice se définit dans l’état de nature, c’est-à-dire hors de tout ordre juridique, alors que la légitimité présuppose l’existence de tel ou tel ordre juridique. Donc, ce qui équivaut au droit peut légitimer le pouvoir d’État. Dans ce sens, les théories médiévales du pouvoir d’État ne sont pas contradictoires, parce qu’elles présupposent l’ordre spirituel hors de l’ordre juridique séculier : l’ordre spirituel appelé Dieu légitime le pouvoir d’État. D’un autre côté, les théories modernes du pouvoir d’État sont contradictoires, parce qu’elles essaient de voir une sorte d’ordre juridique dans l’état de nature, malgré que par définition, elles éliminent de l’état de nature tout ordre qui peut être équivalent à l’ordre juridique.

Dans le document Walter Benjamin et la sécularisation (Page 77-80)