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La décision et la violence divine

Dans le document Walter Benjamin et la sécularisation (Page 86-89)

3. Dialectique du droit et violence divine

3.16. La décision et la violence divine

La Critique de la violence est une recherche sur une autre sorte de violence que des violences fondatrice et conservatrice de droit, en un mot, sur une violence de la justice. Comme nous l’avons vu, Benjamin définit la justice comme une notion qui n’a aucune continuité avec le droit ; d’un autre côté, la légitimité est définie comme une notion qui indique la continuité avec le droit. La justice est donc une notion transcendante au droit, alors que la légitimité est une notion immanente au droit. Les théories du droit naturel et du droit positif réduisent toutes les deux la justice transcendante à la légitimité immanente. Carl Schmitt appelle cette réduction la sécularisation. C’est donc la sécularisation qui est le « dogme fondamental commun » à ces théories de droit naturel et de droit positif. Et elle rend possible le va-et-vient

134 Ibid., p. 127 ; AK V, 31.

dialectique de la violence et du droit. Par rapport à elle, il faut envisager une violence qui donnerait à la justice sa propre place, qui séparerait la justice de la légitimité, et qui s’opposerait à la sécularisation de la justice. Benjamin présente son projet sur une telle violence comme suit : « Et aussi la question de la vérité qu’il faut attribuer à ce qui est le dogme fondamental commun à ces théories [le droit naturel et le droit positif] : des moyens légitimes permettent d’atteindre à des fins justes. Que se passerait-il, par conséquent, si toute espèce de violence, s’imposant à la manière d’un destin, utilisant des moyens légitimes, en elle-même se trouvait en conflit inexpiable avec des fins justifiées, et s’il fallait en même temps envisager une autre sorte de violence, qui alors assurément ne pourrait être pour ces fins ni le moyen justifié ni le moyen injustifié, mais ne jouerait d’aucune façon à leur égard le rôle de moyen, entretenant bien plutôt avec eux de tout autres rapports ? Ainsi se trouverait mise en lumière la singulière expérience, à première vue décourageante, qui correspond au caractère finalement indécidable de tous les problèmes de droit […]. Ce qui décide, en effet, de la légitimité des moyens et de la justification des fins, ce n’est jamais la raison mais, pour la première, une violence qui a le caractère d’un destin et, pour la seconde, Dieu lui-même. »135 Benjamin introduit ainsi la notion de décision pour décrire le caractère de la violence. Ce qui est important sur cette notion de décision en premier lieu, c’est que la raison manque de l’instant de la décision : la raison ne décide pas. Benjamin introduit la notion de décision, en l’opposant à la raison. Il semble qu’on peut expliquer cette opposition de la décision à la raison comme suit : la raison ne connaît pas son extérieur, alors que la décision se passe hors de l’ordre normatif de la raison. Cependant, la raison dont il s’agit ici, c’est selon la terminologie de Kant, la raison théorique, donc ce n’est pas la raison pratique. C’est-à-dire que c’est la raison qui connaît, mais non la raison qui pense. L’activité de la raison théorique est d’appliquer ses catégories aux intuitions pour produire la connaissance. Cette application consiste dans la réduction des intuitions à l’ordre acquis des catégories de la connaissance. Et la raison théorique ne connaît pas les choses extérieures auxquelles elle ne peut pas appliquer ses règles acquises, tout simplement parce que la connaissance n’est autre que cette application. Pourtant, la décision ne serait pas l’application d’une règle. C’est parce qu’on ne décide qu’au moment où on n’a pas de règle (autrement dit, on n’a pas besoin de décider dans la situation à laquelle on peut appliquer une règle ou une loi.). Décider serait toujours décider ce qui est hors de l’ordre normatif de la raison théorique. La décision serait donc irrationnelle, inconnaissable et hors la loi. Forcément, la raison théorique ne peut pas

décider, et elle ne peut faire autre chose que l’application d’une loi acquise. L’inconnaissable décide donc. Si on comprend l’opposition entre la décision et la raison, cette opposition correspond précisément à l’opposition entre la décision et la norme juridique, que décrit Carl Schmitt. Pour celui-ci, la décision qui mérite le nom est la décision de l’exception : « En effet, la décision de l’exception est décision en un sens éminent. Car une norme générale telle qu’elle est présentée par la proposition juridique normalement en vigueur ne comprendra jamais une exception absolue, et c’est pourquoi elle ne pourra pas non plus totalement fonder la décision qui veut qu’on soit en présence d’un vrai cas d’exception. »136 La décision est l’exception de la norme juridique, donc celle-ci ne peut pas fonder la décision. Carl Schmitt oppose ainsi la décision à la règle normative. On peut comprendre la notion benjaminienne de décision à la même manière que celle de Schmitt. La décision au sens benjaminien s’échappe de la raison, ainsi que la décision au sens schmittien s’échappe de la norme juridique. Benjamin traite encore cette notion de décision dans son essai sur Le surréalisme. Là, il pense que le surréalisme sert à la décision, parce qu’il a pour but de chercher l’inconscient, l’irrationnel ou la liberté. On traitera donc encore cette notion de décision dans la lecture de cet essai dans le troisième chapitre.

Certes, la décision chez Benjamin n’est comprise que selon l’idée schmittienne de décision. Pourtant, elle n’est pas complètement identique à la décision chez Schmitt. On peut faire remarquer la différence entre ces deux décisions : alors que Schmitt ne voit que la décision de l’état d’exception, Benjamin distingue deux sortes de décisions : la décision par le destin et la décision par Dieu. Comme nous l’avons vu, le destin est l’ordre inconnaissable de l’état d’exception : le destin décide de l’état d’exception. Donc la décision de l’état d’exception chez Schmitt correspond à la décision par le destin chez Benjamin. Et celui-ci introduit la notion de décision par Dieu, qui est une décision différente de celle de l’état d’exception. Benjamin considère que la violence mythique ou le destin décide la légitimité, et que Dieu décide la justice. La légitimité consiste dans l’exclusion inclusive du droit, c’est-à-dire dans le transfert de l’extériorité dans l’intérieur du droit, donc pour Benjamin, la décision de l’état d’exception chez Schmitt, qui correspond à la décision de la légitimité par le destin, n’est pas la décision qui mérite le nom, aussi longtemps que cette décision n’est qu’un des moments du développement continuel de la loi ; c’est seulement la décision de la justice par Dieu qui est la décision au sens authentique. Ce que Benjamin cherche est la violence divine, la violence en tant que décision divine de la justice, qui pourrait détruire le va-et-vient

dialectique du droit et de la violence.

Dans le document Walter Benjamin et la sécularisation (Page 86-89)