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La déconstruction du langage humain chez Benjamin

Dans le document Walter Benjamin et la sécularisation (Page 169-172)

Langage et violence

2.36. La déconstruction du langage humain chez Benjamin

Comme nous l’avons déjà vu, dans sa Critique de la violence, par la notion d’expiation, Benjamin montre que la violence mythique inclut en elle-même ce qui la détruit elle-même. Là on peut faire remarquer qu’il y a le motif heideggérien de l’ouverture du Dasein dans le On. Nous pouvons aussi le trouver dans Sur le langage en

général et sur le langage humain : le langage humain décadent inclut son inversement

en lui-même. Plus le langage humain dénomme les choses par la connaissance, plus il connaît qu’il y a ce qui est inconnaissable : la communauté immédiate des choses. Dans le processus où le langage humain donne le nom à la chose, il doit inévitablement connaître qu’il y a le nom propre de la chose, différent de ce nom. Cependant, ce nom propre de la chose reste inconnaissable pour le langage humain. La déconstruction de la connaissance du langage humain est ainsi l’expérience impossible de connaître qu’il y a l’inconnaissable. On va voir comment Benjamin l’explique. Selon lui, la dénomination par le langage humain hors du langage immédiat est la « surdénomination »

282 Ibid., p. 94.

[Überbenennung], c’est-à-dire qu’il donne un nouveau nom à la chose, malgré qu’elle ait son nom propre donné par Dieu. Dénommée par le langage humain, la chose est « triste » [traurig] : « Recevoir nom – même si celui qui donne ce nom est un égal des dieux et un bienheureux – reste peut-être toujours un pressentiment de la tristesse. À bien plus forte raison lorsque ce nom ne vient pas de l’unique langage des noms, bienheureux et paradisiaque, mais des centaines de langues humaines où le nom s’est déjà flétri, et qui cependant, selon la sentence de Dieu, connaissent les choses. En Dieu seul les choses ont un nom propre. Car, assurément, dans le mot créateur Dieu les a appelées par leur nom propre. En revanche, dans la langue des hommes elles sont surdénommées. Le rapport des langues humaines à celle des choses contient ce qu’on peut approximativement définir comme une “surdénomination”, fondement linguistique le plus profond de toute tristesse et (du point de vue des choses) de tout mutisme. »283 La dénomination de la chose par le langage humain est ainsi la surdénomination : la chose reçoit un autre nom que son nom propre. Privée de son langage propre, elle est forcée d’être un porteur muet de la loi du langage humain. Elle est donc triste. C’est pourquoi la tristesse indique que le langage humain réprime et anéantit le langage de la chose, et que par là, il rend la chose muette. Le mutisme de la chose signifie donc la totalité du langage humain qui ne connaît aucunement son extériorité. C’est parce que le langage humain ne connaît pas d’autre langage que lui-même, que le langage de la chose anéantit dans la connaissance du langage humain. Benjamin dit : « C’est parce qu’elle est muette que la nature est en deuil [trauert]. »284 Mais là, il tente de voir en même temps une inversion : plus le langage de la chose est réprimé dans la connaissance hors de l’immédiateté divine, plus il prend sa place hors de cette connaissance, c’est-à-dire dans l’immédiateté divine. Benjamin dit donc : « c’est la tristesse de la nature qui la rend muette. Il est en toute tristesse un très profond penchant au mutisme, ce qui est infiniment plus qu’une impuissance ou qu’une aversion à communiquer. Ce qui est triste se sent de part en part connu par l’inconnaissable. »285 Exclu de la connaissance humaine, le langage de la chose est connu par l’inconnaissable, c’est-à-dire par Dieu. Hors de la connaissance humaine, le langage de la chose prend sa place dans la communauté immédiate de Dieu. En un mot, c’est la libération du langage de la chose du langage humain. Cette libération signifie en même temps que la

283 Benjamin, Walter, « Sur le langage en général et sur le langage humain », Œuvres, t. 1, p. 163 ; GS 2 : 155, traduction modifiée.

284 ibid., p. 163 ; GS 2 : 155. 285 ibid., p. 163 ; GS 2 : 155

connaissance du langage humain doit connaître qu’il y ait l’extérieur de sa loi, malgré que celle-ci soit imposée à toutes les choses. Le langage humain ne communique donc pas seulement le communicable, mais en même temps, il doit communiquer qu’il y ait l’incommunicable : « En chaque cas, le langage en effet n’est pas seulement communication du communicable, mais en même temps symbole du non-communicable [Symbol des Nicht-Mitteilbaren]. »286 Le langage humain achève sa tâche de dénomination donnée par Dieu, c’est-à-dire qu’il dénomme toutes les choses pour les connaître toutes et pour accomplir la totalité de sa connaissance ; mais par là même, il connaît qu’il ne connaît que la loi de sa connaissance, et qu’il y a le dehors de cette loi. Il connaît qu’il ne communique aucunement le langage de la chose. Alors que le langage humain est défini comme la limite entre la communauté immédiate de Dieu et son extérieur, l’accomplissement de la dénomination par le langage humain sépare complètement celle-ci de la dénomination immédiate de Dieu. C’est-à-dire que le langage humain ne peut plus se situer à la limite entre la communauté de Dieu et son extérieur, mais qu’il se sépare complètement de cette communauté. Et quand il sépare ainsi la communauté de Dieu et son extérieur, l’immédiateté pure de cette communauté est rétablie. La dénomination en tant que tâche sacrée du langage humain mène donc paradoxalement à sa désacralisation, parce que le caractère sacré du langage humain consiste dans sa continuité avec la communauté immédiate de Dieu. Et cette désacralisation seule peut rétablir cette communauté immédiate sans aucune contrainte, en libérant celle-ci de la loi du langage humain en tant que son extérieur. Dans la dénomination, le langage humain doit traduire et communiquer cette séparation. Benjamin conclut donc comme suit : « L’homme se communique à Dieu par le nom qu’il donne à la nature et (dans le nom propre) à ses semblables, et, s’il donne nom à la nature, c’est selon la communication qu’il reçoit d’elle ; car la nature, elle aussi, est tout entière traversée par un langage muet et sans nom, résidu de ce mot créateur et divin qui s’est conservé dans l’homme comme nom connaissant et qui continue de planer au-dessus de l’homme comme verdict judiciaire. Le langage de la nature doit être comparé à un secret mot d’ordre que chaque sentinelle transmet dans son propre langage, mais le contenu du mot d’ordre est le langage de la sentinelle même. Tout langage supérieur est traduction du langage inférieur, jusqu’à ce que se développe dans son ultime clarté le mot de Dieu qui est l’unité de ce mouvement du langage. »287 Le langage de la chose que connaît le langage humain est comparé à un secret mot d’ordre.

286 ibid., pp. 164-165 ; GS 2 : 156.

Ce qui est important est que ce mot reste secret pour l’homme : le « contenu » de ce mot n’est que dans le langage de la chose, et il reste donc inconnaissable pour le langage

Dans le document Walter Benjamin et la sécularisation (Page 169-172)