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L’autonomie de l’œuvre d’art par rapport à tout critère

Dans le document Walter Benjamin et la sécularisation (Page 182-185)

Langage et violence

3. La théorie de l’autonomie de l’œuvre d’art selon Benjamin

3.8. L’autonomie de l’œuvre d’art par rapport à tout critère

Cela signifie en même temps que Benjamin affirme l’autonomie de l’Esthétique transcendantale du point de vue de la philosophie kantienne, parce que l’expérience, que la modernité rend porteur muet de la loi du sujet, est identique à l’intuition. Selon Gadamer, l’autonomie de l’Esthétique transcendantale est un thème du romantisme allemand : il s’agit du concept romantique de génie. Forcément, Benjamin cherche ce qu’il veut dans le romantisme allemand. Kant donne le nom d’« esthétique transcendantale » à la théorie de l’espace et du temps, qui se définissent comme des intuitions pures. Dans ces intuitions, « nous trouvons, quand nous voulons, dans le jugement a priori, aller au-delà du concept donné, ce qui ne peut être découvert a priori dans le concept, mais bien dans l’intuition qui lui correspond, et peut être synthétiquement lié à ce concept. »315 Ainsi, à l’origine, l’intuition doit se séparer du

312 Ibid., p. 187 ; GS 2 : 163. 313 Ibid., p. 186 ; GS 2 : 162-163. 314 Ibid., p. 187 ; GS 2 : 163.

concept. Sinon, on ne peut pas penser la synthèse entre les deux éléments différents. Kant applique ce cadre de l’Esthétique transcendantale à la compréhension de l’art, en définissant le jugement esthétique comme le « jugement de goût ». Le jugement de goût se représente sans médiation des concepts déterminés de l’entendement. Alors Gadamer fait remarquer une distinction de la beauté libre et de la beauté adhérente. Dans sa

Critique de la faculté de juger, Kant traite de cette distinction de la beauté. La beauté

libre est celle qui relève d’un pur jugement de goût où n’intervient aucune réflexion conceptuelle. Mais on aura affaire à une beauté moins libre, lorsque celle-ci « adhérera » à un concept. Il s’agit de l’absence d’un concept dans l’esthétique. Mais, selon Gadamer, l’autonomie de l’esthétique que montre Kant est imparfaite, parce qu’elle dépend de la sphère métaphysique. Kant voit aussi dans la beauté un « symbole de la moralité ». Kant préfère la beauté naturelle à celle de l’œuvre d’art : il affirme la distinction entre des produits de la nature et des œuvres d’art. C’est parce que tout art est une production de quelconque règle qui a un concept comme principe déterminant. Par contre, la beauté de la nature ne se fonde jamais sur des concepts déterminés. Pour Kant, la beauté naturelle est supérieure à la beauté artistique. Kant définit aussi le génie de cette manière : il est un talent qui consiste à produire ce pour quoi on ne saurait donner de règle déterminée ; c’est en tant que nature qu’il donne les règles de ses créations.316 Le concept kantien de génie se soumet à la nature, autrement dit, à la moralité. Pourtant, l’esthétique du romantisme allemand n’accepte pas cette soumission, et elle radicalise l’autonomie de l’esthétique. Le romantisme remplace la question de la beauté naturelle par celle de la beauté artistique ou créatrice, et là le génie se substitue au goût. Gadamer explique comme suit : « Il est en fait évident que le concept de goût perd son importance quand c’est le phénomène de l’art qui passe au premier plan. Vis-à-vis de l’œuvre d’art le point de vue du goût n’est que second. La sensibilité sélective qui le constitue a souvent, par rapport à l’originalité de l’œuvre d’art, une fonction de nivellement. Le goût évite ce qui est inhabituel et monstrueux. »317 Le goût empêche d’évaluer les créations du génie à leur propre valeur. Donc l’esthétique du romantisme soustrait le concept de génie de la nature. Par là, l’esthétique devient effectivement autonome par rapport à l’entendement et à la métaphysique.

L’opposition entre Kant et le romantisme allemand que décrit Gadamer correspond précisément au rapport entre Goethe et le romantisme allemand chez

316 Kant, Emmanuel, Critique de la faculté de juger, p. 262.

317 Gadamer, Vérité et Méthode : les grandes lignes d'une hérméneutique philosophique, édition intégrale revue et présentée par Pierre Fruchon, Jean Grondin et Gilbert Merlio, Paris, éd. Seuil, 1996, p. 73.

Benjamin. Goethe cherche le « phénomène originel » [Urphänomen] dans l’art. Les phénomènes originels ne sont pas rapportés à la créativité artistique, mais à la nature. L’idée de Goethe sur l’art est comme suit : « Lui-même, l’art, ne crée pas ses archétypes – ils reposent, avant toute production d’œuvre, dans cette sphère où l’art n’est pas création, mais nature. Saisir l’Idée de la nature pour faire en sorte qu’elle puisse être un archétype (un pur contenu), voilà quel fut en fin de compte le souci de Goethe dans sa recherche des phénomènes originels. C’est donc en un sens plus profond que peut se vérifier la proposition selon laquelle l’art est reproduction de la nature, pour peu que l’on comprenne comme contenu de l’œuvre d’art non pas la vérité de la nature, mais précisément la nature elle-même »318. Le concept goethéen de phénomènes originels se soumet ainsi à la nature, de même que le concept kantien du génie se soumet à la nature. Et chez Goethe, la nature fonctionne en tant que critère qui mesure l’œuvre d’art : « un contenu qui serait la vérité de la nature supposerait que la nature est le critère auquel il est mesuré »319. En outre, la nature dont il s’agit ici n’est pas la nature visible et matérielle, mais la « nature vraie », qui se distingue de celle-ci. La « nature vraie » est invisible dans la sphère des phénomènes, non pas des phénomènes originels. Selon Goethe, « dans la nature du monde elle [nature vraie] serait certes présente, mais cachée (submergée sous l’éclat de la manifestation). »320 La « nature vraie » correspondrait à la chose en soi par rapport aux phénomènes chez Kant. Et, selon Goethe, on ne peut chercher la « nature vraie » que dans l’art : « c’est dans l’art seul, non dans la nature du monde, que la nature vraie, accessible à l’intuition, originairement phénoménale, serait visible par reproduction »321. On peut ainsi trouver la nature dans l’art, et l’art est mesuré au critère de la nature. D’un autre côté, selon Benjamin, « le concept de mesure est étranger au romantisme : en aucune manière il ne se préoccupe d’un a priori du contenu, d’un équilibre des proportions dans l’art. En même temps que le concept de beauté, il rejette non seulement la règle mais aussi la mesure ; et dans sa poésie il y a tout autant de dérèglement que de démesure. »322 Le romantisme allemand refuse ainsi le critère de la nature qui évalue les œuvres d’art. Friedrich Schlegel institue donc « un autre critère de l’œuvre d’art que les règles : le critère d’une construction

318 Benjamin, Walter, Le concept de critique esthétique dans le romantisme allemand, p. 168 ; GS 1 : 112. 319 Ibid., p. 169 ; GS 1 : 113.

320 Ibid., p. 169 ; GS 1 : 113. 321 Ibid., p. 169 ; GS 1 : 113. 322 Ibid., p. 176 ; GS 1 : 119.

immanente et déterminée de l’œuvre elle-même »323. Il affirme ainsi l’autonomie des œuvres d’art : « du côté de l’objet et de la formation, il assurait dans le domaine de l’art cette autonomie que Kant avait conféré dans sa Critique à la faculté de juger. »324 Comme nous l’avons vu, Kant situe la faculté de juger dans la sphère autonome par rapport à l’entendement et à la métaphysique. Les romantiques d’Iéna développent bien l’idée kantienne de l’autonomie des œuvres d’art ; pour cette raison même, en désaccord avec Kant, ils refusent le primat de la nature : ils s’efforcent de libérer l’œuvre d’art de la nature. Il s’ensuit que Benjamin, comme Gadamer, fait remarquer la dévalorisation du concept kantien de « jugement de goût » par le romantisme allemand : « le concept romantique de critique présente ce trait distinctif d’ignorer toute appréciation subjective particulière dans le registre du jugement de goût. »325 Le romantisme allemand refuse le concept kantien de jugement de goût, parce que ce concept est un critère extérieur à l’œuvre d’art, et qu’il rend impossible l’autonomie de l’esthétique par rapport à la nature ou à la métaphysique. On peut ainsi faire remarquer le fait que Benjamin et Gadamer s’intéressent à une même problématique philosophique du romantisme allemand.

De plus, on peut faire remarquer que, par rapport à Gadamer, Benjamin souligne le fait que le premier romantisme substitue la nouvelle notion de critique esthétique au jugement de goût : pour les romantiques, le jugement sur l’œuvre d’art doit être immanente à celle-ci : « Ce n’est pas le critique mais l’art lui-même qui porte un jugement sur elle [l’œuvre], soit en l’admettant dans le médium de la critique, soit en la rejetant et l’estimant, précisément par là, indigne de toute critique. »326 Le concept romantique de critique n’est donc compréhensible que selon l’idée de l’autonomie de l’art. C’est pourquoi, c’est dans le concept de critique esthétique dans le romantisme allemand que Benjamin cherche l’expérience libérée des lois qui sont posées entre le sujet et l’objet.

Dans le document Walter Benjamin et la sécularisation (Page 182-185)