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Grève générale prolétarienne et violence sans fin chez Sorel

Dans le document Walter Benjamin et la sécularisation (Page 70-73)

3. Dialectique du droit et violence divine

3.7. Grève générale prolétarienne et violence sans fin chez Sorel

Sorel est donc celui qui réfléchit, plus radicalement que Marx, comment finir l’histoire des luttes de classes. Pour Sorel, ce qui pourrait apporter la transition entre la société divisée en maîtres et en asservis et la société sans classe n’est ni la dictature du prolétariat ni la grève générale politique, mais la grève générale prolétarienne. Il définit ainsi la grève générale prolétarienne : « La grève générale supprime toutes les conséquences idéologiques de toute politique sociale possible ; ses partisans regardent les réformes, même les plus populaires, comme ayant un caractère bourgeois ; rien ne peut atténuer pour eux l’opposition fondamentale de la lutte de classe. Plus la politique des réformes sociales deviendra prépondérante, plus le socialisme éprouvera le besoin d’opposer au tableau du progrès qu’elle s’efforce de réaliser, le tableau de la catastrophe totale que la grève générale fournit d’une manière vraiment parfaite. »109 Pour Sorel, la notion de catastrophe caractérise la grève générale prolétarienne, alors que la notion de progrès caractérise la grève générale politique. La notion de progrès correspondrait bien à la notion de dialectique qui s’appuie sur la métaphore de croissance continuelle de la plante. De même que la métaphore de la vie de plante, la notion de progrès permet de voir la continuité entre les périodes, et de considérer le passage des époques comme un développement progressif d’une seule chose. Par la notion de progrès, Sorel met donc en évidence le fait que le réformisme marxiste consiste dans son affirmation de la continuité dialectique de l’histoire. L’affirmation réformiste du progrès est incompatible avec l’affirmation de l’idéal marxien de société sans classe. Il faut donc que la grève générale soit apocalyptique et catastrophique par rapport à l’histoire des luttes de classes. Sorel définit ainsi la grève générale prolétarienne par la notion de catastrophe. Autrement dit, nous ne pouvons finir l’histoire des luttes de classes que par cette grève catastrophique.

Comment la pratique de la grève générale prolétarienne se déroule-t-elle ? Concernant cette question, Benjamin appelle notre attention au passage dans lequel Sorel discute sur l’utopie, en disant : « S’appuyant sur certaines déclarations

occasionnelles de Marx, Sorel interdit au mouvement révolutionnaire toute sorte de programmes, d’utopie, en un mot de fondations juridiques »110. Ces « certaines déclarations occasionnelles de Marx » sont citées et examinées dans le texte de Sorel comme suit : « Le professeur Brentano, de Munich, a raconté qu’en 1869 Marx écrivait à son ami Beesly (qui avait publié un article sur l’avenir de la classe ouvrière) qu’il l’avait tenu jusque là pour le seul Anglais réactionnaire et qu’il le tenait désormais pour un révolutionnaire, – car, disait-il, “qui compose un programme pour l’avenir est un réactionnaire”. Il estimait que le prolétariat n’avait point à suivre les leçons de doctes inventeurs de solutions sociales, mais à prendre, tout simplement, la suite du capitalisme. Pas besoin de programmes d’avenir ; les programmes sont réalisés déjà dans l’atelier. »111 L’idée de ce passage de Marx cité par Sorel est que la composition d’un programme pour l’avenir s’oppose à la révolution prolétarienne. C’est parce que, comme Benjamin identifie les « programmes » aux « fondations juridiques », la composition d’un programme pour le futur n’est pas différente de la fondation d’un nouveau droit. Cette composition d’un programme n’est donc qu’un des moments du va-et-vient dialectique du droit et de la violence. Le programme pour l’avenir ne fonctionnerait qu’en tant que nouvel ordre juridique qui voudrait que, après la révolution, de nouveaux maîtres forcent de nouveaux valets à obéir. Pour réaliser la société sans classes, il faut abandonner tout ce qu’une classe force une autre classe à obéir, donc il faut abandonner toute sorte de programmes et d’utopies.

Sorel applique cette idée d’abandon de toute sorte de programmes d’avenir à son idée de grève générale prolétarienne : « La pratique des grèves nous conduit à une conception identique à celle de Marx. Les ouvriers qui cessent de travailler, ne viennent pas présenter aux patrons des projets de meilleure organisation du travail et ne leur offrent pas leur concours pour mieux diriger ses affaires ; en un mot, l’utopie n’a aucune place dans les conflits économiques. »112 Dans la grève générale prolétarienne, les ouvriers ne demandent rien aux patrons. Si ceux-là demandent à ceux-ci d’accepter quelques projets pour améliorer des structures sociales, alors la grève ne s’opposerait pas à la division de la société en classes dominante et asservie, dans la mesure où ils tentent de les forcer à obéir leur ordre juridique. L’utopie ne doit donc avoir aucune place dans la grève générale prolétarienne.

Par conséquent, la grève générale prolétarienne se manifeste en tant que pure et

110 Benjamin, Walter, « Critique de la violence », Œuvres, t. 1, p. 231 ; GS 2 : 194. 111 Sorel, Georges, Réflexions sur la violence, p. 91-92.

simple révolte : « Avec la grève générale, toutes ces belles choses disparaissent ; la révolution apparaît comme une pure et simple révolte et nulle place n’est réservée aux sociologues, aux gens du monde amis des réformes sociales, aux Intellectuels qui ont embrassé la profession de penser pour le prolétariat. »113 La notion d’utopie distingue ainsi la grève générale prolétarienne de la grève générale politique : par la grève générale politique, le réformisme marxiste demande à l’État d’accepter des programmes économico-juridiques pour améliorer des structures sociales ; d’un autre côté, la grève générale prolétarienne vise à ne contraindre personne d’obéir à quelques règles fondées par quelqu’un d’autre. Ce que la grève générale prolétarienne vise est donc de détruire l’État même qui assure le progrès de la société, c’est-à-dire la continuité de la dialectique de droit. Donc, comme dit Benjamin, « la grève générale prolétarienne s’assigne comme seule et unique tâche de détruire la violence de l’État [Staatsgewalt]. »114 Forcément, elle est anarchique, parce qu’elle ne doit avoir aucun programme économico-juridique d’avenir pour détruire le va-et-vient dialectique du droit et de la violence. Mais, comme nous l’avons vu, Benjamin n’apprécie pas ce qu’il appelle l’« anarchisme tout bonnement puéril »115. Pour Benjamin, semble-t-il, l’anarchisme de la grève générale prolétarienne est différent de l’ « anarchisme tout bonnement puéril ». Alors que celui-ci refuse tout simplement le pouvoir disposant d’un droit de contrainte sur l’individu, l’anarchisme de grève générale prolétarienne en profite pour le détruire : en premier lieu, la grève générale prolétarienne apparaît en tant que violence conservatrice de droit, parce qu’elle est reconnue par l’État ; pourtant, elle détruit le pouvoir d’État même.

La grève générale est une violence conservatrice de droit. Et en provoquant la « contradiction objective d’une situation de droit », elle suspend le droit existant. Pourtant, elle suspend le droit à des fins de production d’un nouveau droit. Toute violence qui a ses fins produit le droit, soit qu’elles soient légales soit qu’elles soient illégales ou naturelles pour le droit existant. Pourtant, la violence pourrait supprimer le va-et-vient dialectique du droit et de la violence dans certaines conditions. C’est ce que Benjamin apprend de Sorel. C’est seulement la violence sans fin qui est l’extériorité absolue, qui n’est absolument pas l’exclusion inclusive du système de droit, et donc qui pourrait détruire la dialectique continuelle du droit.

113 Ibid., p. 92, cité par Benjamin (« Critique de la violence », Œuvres, t. 1, p. 231). 114 Benjamin, Walter, « Critique de la violence », Œuvres, t. 1, p. 230 ; GS 2 : p. 194. 115 Ibid., p. 220 ; GS 2 : 187.

Dans le document Walter Benjamin et la sécularisation (Page 70-73)