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La position chez Fichte

Dans le document Walter Benjamin et la sécularisation (Page 190-193)

Langage et violence

3. La théorie de l’autonomie de l’œuvre d’art selon Benjamin

3.13. La position chez Fichte

Fichte tente d’accomplir la tâche, apparemment contradictoire, de chercher l’extériorité dans l’immédiateté. Pour cela, il introduit la notion de « position » (Setzen), et il la définit comme suit : la position se situe dans le domaine théorique, alors que la réflexion se situe dans le domaine pratique ; elle est la représentation [Vorstellung] de la réflexion dans le domaine théorique : selon Fichte, la réflexion et la position se comblent et se déterminent mutuellement : « Ainsi Fichte connaît-il deux modes d’action infinie du Moi : c’est-à-dire, outre la réflexion, la position. Formellement, il est possible de concevoir l’activité réelle [Tathandlung], chez Fichte, comme une combinaison dans laquelle ils cherchent à combler et à déterminer mutuellement leur nature purement formelle, leur vacuité : l’activité réelle est une réflexion qui pose ou une position réfléchie, “un se poser en tant que posant, dit Fichte, […] mais en aucun cas un simple poser”. »340 Le concept fichtéen de l’activité réelle indique ainsi la combinaison mutuelle de la réflexion du domaine pratique et de la position du domaine théorique. En introduisant la différence entre le domaine théorique et le domaine pratique, Fichte tente de penser que dans le domaine théorique le déroulement de la position n’atteint pas l’infini, alors que la réflexion se déroule infiniment dans le domaine pratique. Il explique le déroulement de la position comme suivant : « Selon

340 Ibid., p. 52 ; GS 1 : 22.

Fichte, le Moi considère comme son essence une activité infinie consistant dans la position. Cela se passe de la façon suivante : le Moi se pose (A) et s’oppose dans l’imagination un non-Moi (B). La “raison intervient au milieu […] et détermine l’imagination à inclure B dans le A déterminé (le Sujet) : mais alors le A, posé comme déterminé, doit à nouveau se limiter par un B infini, avec lequel l’imagination procède exactement comme ci-dessus ; et ainsi de suite jusqu’à la complète détermination de la raison [ici théorique] par elle-même, où il n’est alors plus besoin d’aucun B limitatif hors de la raison, dans l’imagination ; c’est-à-dire jusqu’à la représentation du Sujet qui représente. […]” »341 Le A correspond au premier degré de la réflexion, et le B au deuxième degré. Et, le B est inclus dans le A, parce que l’imagination [Einbildungskraft] au sens kantien fonctionne en tant que ce qui lie immédiatement l’entendement et l’intuition, c’est-à-dire le A en tant que l’entendement et le B en tant que l’intuition. Le A doit se limiter alors par le B infini, parce que le B s’oppose au A, malgré qu’ils soient immédiats dans l’imagination. À la même manière, le B infini devrait se limiter par le C inclus dans le B. Ainsi ce processus de la limitation de l’activité du poser dure infiniment. Mais il n’est pas infini dans le domaine théorique. C’est parce que celui-ci n’est que fini, alors que le domaine pratique est infini : « “[…] Dans le domaine pratique l’imagination poursuit ce processus à l’infini jusqu’à l’idée absolument indéterminable de l’unité la plus haute, laquelle ne serait possible qu’après une infinité achevée, qui est elle-même impossible”. Ainsi, dans la sphère théorique, la position ne va pas jusqu’à l’infini ; le propre de cette sphère est justement d’être constituée par l’endiguement de la position infinie ; il consiste dans la représentation [Vorstellung]. »342 Dans le domaine théorique, le processus infini de la position est endigué. Et il est endigué par la représentation, qui consiste à médiatiser (donc non identifier) les deux champs différents : la représentation noue le domaine théorique et le domaine pratique, en les divisant. Elle indique que même si par son développement infini la position atteint la limite entre le domaine pratique et le domaine théorique, elle ne peut pas dépasser cette limite, parce que si elle la dépasse, elle n’est plus la position, mais elle devient la réflexion. Donc la position ne va pas jusqu’à l’infini : la position est limitée dans le domaine théorique fini, alors que dans le domaine pratique la réflexion se charge de l’infinité : « Et le fait est qu’au fond la réflexion est la forme autochtone de la position infinie : la réflexion est la position dans la thèse absolue […]. Lorsque le

341 ibid., p. 52 ; GS 1 : 22-23.

Moi se pose lui-même dans la thèse absolue, surgit la réflexion. »343 L’absoluité appartient au domaine pratique. Donc la réflexion est la position dans le domaine pratique, et lorsque le Moi se pose lui-même dans le domaine pratique, surgit la réflexion. Dans le domaine pratique la réflexion se charge du développement infini de la position. Par là, la position est effectivement limitée dans le domaine théorique, malgré que dans le domaine pratique, elle continue à se développer infiniment jusqu’à atteindre son absoluité. Fichte affirme ainsi la limitation de la position.

Il reste alors encore une question : à quel moment la position dépasse-t-elle la frontière entre le domaine théorique et le domaine pratique ? La réponse est que le premier non-Moi se pose déjà hors du domaine théorique. On peut chercher le fondement de cette réponse dans la définition fichtéenne du non-Moi en tant que l’inconscient du Moi : « Le contenu individuel de la conscience […] dans toute la nécessité avec laquelle il s’y met en valeur ne peut s’expliquer par une dépendance de la conscience à l’égard de quelconques choses en soi, mais seulement par le Moi lui-même. Or, toute production consciente est déterminée par des motifs et de fait présuppose constamment un certain contenu représentatif. La production originaire par laquelle, au départ, le non-Moi est acquis dans le Moi ne peut pas être consciente, mais seulement inconsciente. »344. Si la production du non-Moi était consciente, le non-Moi ne pourrait pas s’opposer au Moi, par conséquent, le Moi ne pourrait pas être limité, parce que le non-Moi ne serait pas extérieur au Moi conscient. L’opposition du non-Moi signifie donc l’extériorité du non-Moi à l’égard du Moi. Le Moi ne se limite que par le non-Moi en tant que l’inconscient : « Le Moi chez Fichte se limite lui-même par le non-Moi – inconsciemment toutefois »345. Fichte affirme donc que le non-Moi se pose à l’extérieur de la conscience de soi du Moi pour s’opposer à celui-ci. Et l’extériorité de la conscience de soi est le domaine pratique. Le premier non-Moi se pose déjà dans le domaine pratique pour s’opposer au Moi conscient. L’inconscient permet donc à Fichte de saisir l’extériorité dans l’immédiateté : le non-Moi est immédiat au Moi, parce qu’il est engendré dans le développement de celui-ci ; pourtant, il s’oppose au Moi, et il le limite, parce qu’il est défini comme l’inconscient du Moi, c’est-à-dire comme l’extériorité à l’égard du Moi conscient. Le non-Moi fichtéen est ainsi l’extériorité immédiate, et cette extériorité rend possible la limitation du Moi. Dès que le premier non-Moi se pose, le mouvement de la position dépasse donc la limite entre le domaine

343 Ibid., p. 54 ; GS 1 : 23.

344 Ibid., p. 53 ; GS 1 : 23. 345 Ibid., p. 68-69 ; GS 1 : 35.

théorique et le domaine pratique. Et le premier non-Moi, lequel se pose à l’extérieur du domaine théorique, limite donc le Moi par son extériorité. Par là, on peut aussi expliquer pourquoi Fichte définit le premier non-Moi comme l’intuition dans l’imagination (et le Moi comme l’entendement). Le premier non-Moi est intuition, parce qu’elle se pose au dehors de la conscience de soi, c’est-à-dire de l’entendement, et qu’elle y intervient, en s’y opposant. Et il est intuition immédiate, c’est-à-dire intuition intellectuelle, laquelle donne immédiatement ses propres formes. C’est pourquoi Fichte donne de l’importance au concept d’intuition intellectuelle. Chez Fichte, l’intuition intellectuelle est indissociable de la position. D’autre côté, le premier romantisme allemand établit la théorie de réflexion sans position. Forcément, il rejette le concept d’intuition intellectuelle : « L’opposition de Schlegel à Fichte l’a [Schlegel] souvent conduit, dans les Leçons Windischmann, à une vigoureuse polémique contre son concept de l’intuition intellectuelle. Pour Fichte, la possibilité de l’intuition du Moi reposerait sur la possibilité de capter et de fixer la réflexion dans la thèse absolue. Or c’est précisément pour cette raison que Schlegel rejeta l’intuition. »346 Comme nous l’avons vu, certes, le concept romantique de réflexion correspond à l’intuition intellectuelle ; mais il ne l’est qu’à la condition d’enlever de cette intuition intellectuelle sa nature intuitive, c’est-à-dire le modèle sur lequel l’intérieur reçoit l’intuition de l’extérieur. On verra la théorie romantique de réflexion plus tard.

Dans le document Walter Benjamin et la sécularisation (Page 190-193)