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La double face de signe nu

Dans le document Walter Benjamin et la sécularisation (Page 142-145)

Langage et violence

2.19. La double face de signe nu

La conception ou le « signe nu » a ainsi sa face qui se rapporte à la spontanéité

231 Ibid., p. 156 ; GS 2 : 150. 232 Ibid., p. 156 ; GS 2 : 150.

créatrice. Benjamin explique la face sacrée de ce « signe nu » en mentionnant le signe de Dieu que décrit Friedrich Müller dans son poème Éveil d’Adam et premières nuits

bienheureuses : « Au même chapitre de son poème se montre [spricht] du poète

[Müller] la connaissance que seul le mot à partir duquel les choses sont créées permet aux hommes de les dénommer, tandis que dans les divers langages des bêtes, même s’ils sont muets, il se communique dans l’image : Dieu donne successivement aux bêtes un signe [ein Zeichen] afin qu’elles se présentent devant l’homme pour la dénomination. La communauté linguistique de la création muette avec Dieu est ainsi donnée dans l’image des signes à la manière presque sublime. »233 Comme le mot français « signe », le Zeichen a deux sens distincts : marque et signal. Benjamin profite bien de ces deux sens de Zeichen. C’est-à-dire que le signe de Dieu que décrit Müller correspond au signe en tant que signal, alors que le « signe nu » correspond au signe en tant que marque matérielle. Et le signe en tant que signal indique le côté sacré du signe, le mot sécularisé de Dieu : par le signe, Friedrich Müller exprime le mot de Dieu qui est devenu identique à la dénomination dans le langage humain. Certes ce signe n’est pas le langage même de la chose, ni le nom de la chose donné par Dieu ; mais il contribue à la communauté immédiate et divine des langages de choses. Le langage humain en tant que « signe nu » est ainsi à la fois le signe de Dieu et le signe matériel hors de l’immédiateté de Dieu. Par là, on pourrait dire que le langage humain en tant que « signe nu » est la « vie nue » du langage. Le « signe nu » est exclu de l’immédiateté divine ; pourtant, il est aussi exclu du dehors de cette immédiateté, parce qu’il reste un sacré. Le « signe nu » correspond donc à la « vie nue » qui se situe à la limite entre l’ordre spirituel de destin et l’ordre juridique.

2.20. Traduction

233 Ibid., p. 158-159 ; GS 2 : 152, traduction modifiée. Concernant la dernière phrase citée, son original est : « Auf eine fast sublime Weise ist so die Sprachgemeinschaft der stummen Schöpfung mit Gott im

Bilde des Zeichens gegeben. » (GS 2 : 152) Maurice de Gandillac et Rainer Rochlitz le traduisent

comme suit : « Cette image du signe donné traduit, sur un mode qui touche au sublime, la communauté linguistique entre la création muette et Dieu. » Il est évident qu’ils se méprennent sur la structure grammaticale de cette phrase. Bien qu’ils considèrent que le participe passé « gegeben » qualifie les « Zeichen », il est grammaticalement impossible à le considérer. Sans doute, il qualifie l’« ist ».

Benjamin développe ici la théorie de traduction [Übersetzung], en disant que la dénomination de la chose par l’homme est la traduction. Il est important de la comprendre, non seulement pour comprendre ce texte Sur le langage en général et sur

le langage humain, mais aussi pour comprendre ses autres œuvres sur la traduction : La tâche du traducteur et Le concept de critique esthétique dans le romantisme allemand

(Benjamin pense que la traduction et la critique sont des notions identiques dans le romantisme allemand). Dans Sur le langage en général et sur le langage humain, par le terme « traduction », Benjamin veut dire que la dénomination de la chose consiste à ajouter la connaissance à cette chose : « Traduire le langage des choses en langage d’homme, ce n’est pas seulement traduire le muet en parlant, c’est traduire l’anonyme [Namenlosen] en nom. Il s’agit donc de la traduction d’un langage imparfait en langage plus parfait ; elle ne peut donc s’empêcher d’ajouter quelque chose, à savoir la connaissance. »234 Pourtant, cette connaissance n’est pas la connaissance de Dieu, mais la connaissance de l’homme. La connaissance de l’homme ne peut jamais saisir le langage de la chose tel qu’il est : l’homme ne peut pas saisir le nom propre de la chose, forcément celle-ci lui apparaît en tant qu’anonyme. La traduction consiste à rendre cet anonyme connaissable pour lui imposer la connaissance en tant que loi qui lui est étrangère. La traduction n’est objective que dans le mot de Dieu : « Or, l’objectivité de cette traduction est garantie en Dieu. Car Dieu a créé les choses, en elles le mot créateur est le germe du nom connaissant, comme Dieu aussi à la fin dénomma toute chose après l’avoir créée. Mais cette dénomination n’est manifestement que l’expression de l’identité en Dieu entre le mot qui crée et le nom qui connaît, non la solution toute faite de la tâche que Dieu assigne expressément à l’homme même : donner un nom aux choses. »235 L’objectivité de la traduction n’est garantie que dans le langage de Dieu. Elle n’est donc pas garantie dans le langage humain, parce que l’immédiateté des langages n’existe que dans le langage de Dieu.

Pourtant, cela ne signifie pas que la traduction de la chose par l’homme ne soit complètement arbitraire par rapport au langage propre de la chose. Benjamin l’explique ici à la manière du va-et-vient herméneutique de Heidegger : si on peut connaître la chose, on doit toujours déjà connaître un peu de cette chose ; autrement dit, si on peut traduire le langage de la chose, on doit préalablement présupposer la traductibilité de cette chose. Et cette traductibilité doit s’appuyer sur la continuité du langage humain

234 Ibid., p. 157 ; GS 2 : 151.

avec la communauté immédiate de Dieu : « En concevant en lui le langage muet et anonyme des choses, en le faisant passer, dans les noms, aux sons, l’homme s’acquitte de cette tâche [de donner un nom aux choses]. Mais elle serait impossible à remplir si en Dieu n’étaient apparentés le langage humain des noms et le langage sans nom des choses, sortis du même mot créateur, devenu dans les choses communication de matière en une communauté magique, dans l’homme langage de la connaissance et du nom en un bienheureux esprit. »236 La traductibilité du langage de la chose doit ainsi s’appuyer sur le fait que l’origine du langage humain est le langage immédiat de Dieu. Ce fait garantit la relation continuelle du langage humain avec le langage immédiat de Dieu. Certes, Dieu a fait l’homme selon sa ressemblance. La ressemblance indique que l’homme n’est pas immédiatement identique à Dieu ; mais l’homme maintient sa relation continuelle avec Dieu par le fait que Dieu lui a donné l’ordre de dénommer et traduire les choses. La traduction s’appuie sur cette relation continuelle, qui est différente de la ressemblance dualiste : « La traduction est le passage d’un langage dans un autre par une série de métamorphoses continues. La traduction parcourt en les traversant des continus de métamorphoses, non des régions abstraites de similitude et de ressemblance. »237 Certes le langage humain n’est pas identique au langage immédiat de Dieu ; mais il est continuel avec ce langage de Dieu, par le fait qu’il est la frontière même entre l’infini et le fini. Et cette continuité rend possible la traduction du langage de la chose en le « signe nu » du langage humain. La notion de traduction souligne donc aussi le caractère sacré du langage humain.

Dans le document Walter Benjamin et la sécularisation (Page 142-145)