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Homo sacer chez Agamben

Dans le document Walter Benjamin et la sécularisation (Page 50-53)

2. La violence mythique et la vie nue

2.19. Homo sacer chez Agamben

Maintenant on est prêt à examiner l’interprétation de la « vie nue » par Agamben. Dans son livre sur Homo sacer, Agamben identifie la « vie nue » à une obscure figure du droit romain archaïque, à l’homo sacer. Cela permet clairement de comprendre la structure de la « vie nue ». Cependant, nous devons en même temps souligner la singularité de cette lecture d’Agamben de la vie nue. Si Agamben identifie la vie nue à une figure du droit romain archaïque, cela signifie qu’il ignore la thèse benjaminienne de la nature moderne du dogme du caractère sacré de la vie (comme nous l’avons vu, Benjamin pense que ce dogme est la forme moderne de la religion, et qu’il remplace l’autorité perdue de l’Église catholique). Mais malgré cela, il semble que la figure d’homo sacer serve à comprendre la structure de la vie nue. En tout cas, Agamben identifie la vie nue à l’homo sacer comme suit : « Le protagoniste de ce livre est la vie nue, c’est-à-dire la vie tuable et insacrifiable de l’homo sacer, dont nous avons voulu montrer la fonction essentielle dans la politique moderne. »75 En ce qui concerne l’homo sacer, dans l’article Sacer mons de son traité Sur la signification des

mots, Festus le définit ainsi : « L’homme sacré est, toutefois, celui que le peuple a jugé

pour un crime ; il n’est pas permis de le sacrifier, mais celui qui le tue ne sera pas

74 Ibid., p. 241 ; GS 2 : 202, traduction modifiée. 75 Agamben, Homo sacer, t. 1, p. 16.

condamné pour homicide […] »76. Agamben considère ici cette figure tuable et insacrifiable de l’homo sacer comme une double exclusion de l’homme : il est exclu à la fois de l’ordre juridique et de l’ordre divin. Et cette double exclusion de l’homo sacer est caractérisée par la relation d’exception : prise dehors (ex-capere). L’exception n’est pas seulement l’exclusion, mais aussi la capture. L’ordre juridique et l’ordre divin capturent l’homo sacer en l’excluant d’eux-mêmes. Cette structure de la double exception de l’homo sacer correspond à la structure de l’exception souveraine : « La structure topologique que désigne cette double exception est à la fois celle d’une double exclusion et d’une double capture, qui présente plus qu’une simple analogie avec la structure de l’exception souveraine. […] De même que, dans l’exception souveraine, la loi s’applique au cas exceptionnel en se dés-appliquant et en se retirant de lui, de même l’homo sacer appartient au Dieu dans la forme de l’insacrifiable et se trouve inclus dans la communauté dans la forme du meurtre licite. »77 De même que l’exception souveraine, l’homo sacer appartient à la fois à l’ordre divin et à l’ordre juridique dans la forme de la suspension de ces deux ordres. Et, selon Agamben, cette double exception de l’homo sacer constitue l’espace politique de la souveraineté, qui consiste en norme juridique et en état d’exception : « L’espace politique de la souveraineté se serait alors constitué à travers une double exception, telle une excroissance du profane dans le religieux et du religieux dans le profane qui dessine une zone d’indifférence entre le sacrifice et l’homicide. »78 L’homo sacer, en tant qu’une zone d’indifférence entre le religieux et le profane, unifie ainsi l’ordre juridique profane et l’état d’exception en tant que l’ordre religieux.

En unifiant ces deux ordres, l’homo sacer est considéré comme le corps qui survit perpétuellement et qui est analogue au corps mystique du Christ. En identifiant le souverain et l’homo sacer, Agamben se réfère ici aux Deux Corps du Roi de Kantorowicz : « Si la théologie politique évoquée par Schmitt servait essentiellement de cadre à une étude du caractère absolu du pouvoir souverain, Les Deux Corps du Roi traite, en revanche, exclusivement de cet autre aspect plus anodin qui, dans la définition de Bodin, caractérise la souveraineté (puissance absolue et perpétuelle) : à savoir sa nature perpétuelle en vertu de laquelle la dignitas royale survit à la personne physique de son porteur (le roi ne meurt jamais). À travers l’analogie avec le corps mystique du Christ, la “théologie politique chrétienne” ne visait ici qu’à assurer la continuité de ce

76 Ibid., p. 81.

77 Ibid., p. 92. 78 Ibid., p. 93.

corpus morale et politicum de l’État, sans lequel aucune organisation politique stable ne

peut être pensée »79. Selon Kantorowicz, le souverain a deux natures distinctes : sa nature physique en tant que mortel ordinaire et sa nature spirituelle en tant qu’immortel. Après la mort du souverain, la nature spirituelle de celui-ci est considérée comme immortelle et capable d’assurer la continuité perpétuelle du corps politique de l’État. Et quand cette nature spirituelle est transmise au successeur de ce souverain mort, elle termine sa tâche d’assurer la continuité du corps politique. Le corps du souverain est ainsi le lieu de transition entre ses natures physique et spirituelle. Ce corps contient à la fois la tête de ce corps en tant qu’intemporel et les membres en tant que temporel, ainsi que le corps mystique du Christ unifie la tête de ce corps, qui est le Christ en tant qu’intemporel, et les membres de ce corps en tant que temporel. Kantorowicz écrit : « il est clair que la doctrine de la théologie et du droit canon, qui enseigne que l’Église et la société chrétienne sont un corpus mysticum dont la tête est le Christ, a été transposée par les juristes à celle de l’État dont la tête est le Roi. »80 À travers l’analogie avec le Christ, qui est à la fois Dieu et homme, le corps du souverain est considéré comme le corps qui a à la fois ses natures spirituelle et physique. Et ce qu’assure la nature spirituelle du souverain lors de la mort de celui-ci, c’est la continuité de son corps mystique, qui unifie le spirituel et le profane. Par là, son corps mystique peut substituer, en tant que l’entité physique de ce corps, son successeur à lui. Agamben considère ce corps mystique du souverain comme la « vie nue », qui est dans la double exception du spirituel et du profane. Ce qui est assuré, c’est la continuité perpétuelle de la « vie nue » : « Tout se passe comme si l’empereur avait non pas deux corps, mais deux vies en un seul corps ; une vie naturelle et une vie sacrée qui, malgré l’accomplissement du rite funéraire, survit à la première et ne peut être reçue au ciel et divinisée qu’après le

funus imaginarium. Ce qui unit [...] l’homo sacer et le souverain en un même paradigme,

c’est chaque fois cette vie nue qui a été séparée de son contexte et qui, ayant pour ainsi dire survécu à la mort, est devenu incompatible avec le monde humain. La vie sacrée ne peut en aucun cas habiter dans la cité des hommes […]. »81 Séparée du monde humain profane, la « vie nue », ou la vie sacrée, survit à la mort du souverain. Par la survie de la « vie nue », la mort physique du souverain n’apparaît pas en tant que discontinuité de la vie de celui-ci, mais en tant que transition, du profane au spirituel. Et la présence du successeur est considérée comme la transition du spirituel au profane dans la « vie nue »

79 Agamben, Homo sacer, p. 102.

80 Kantorowicz, Ernst, Oeuvres, Les Deux Corps du Roi, éd. Gallimard, coll. Quarto, 2000, p. 663. 81 Agamben, Homo sacer, p. 110.

du souverain. Ce que voit Agamben dans Les Deux Corps du Roi de Kantorowicz, c’est la continuité perpétuelle de la « vie nue » qui rend possible la transition entre le profane et le divin. La suspension de l’ordre juridique ne brise aucunement la « vie nue » qui unifie l’ordre divin et l’ordre juridique, de même que la mort physique du souverain ne brise aucunement le corps mystique de celui-ci qui unifie le spirituel et le profane. La « vie nue », en tant que corps mystique du souverain, est toujours préservée en état de survie, quoi qu’il arrive à l’ordre juridique.

Dans le document Walter Benjamin et la sécularisation (Page 50-53)