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La critique de Sorel sur la dictature du prolétariat

Dans le document Walter Benjamin et la sécularisation (Page 67-70)

3. Dialectique du droit et violence divine

3.6. La critique de Sorel sur la dictature du prolétariat

Ce que cherche Marx, c’est la réalisation de la société sans classes, c’est-à-dire de la fin de l’Histoire. Et selon Marx, il faut la dictature du prolétariat comme une phase de transition pour la fin de l’Histoire. Pourtant, Schmitt considère la dictature du prolétariat comme une phase immanente de l’histoire. Et à ce propos, de même que Schmitt, Sorel a des soupçons sur l’idée marxienne de dictature du prolétariat : « on admet aussi que la dictature du prolétariat devra s’atténuer à la longue et disparaître pour faire place finalement à une société anarchique, mais on oublie de nous expliquer

104 Ibid., p. 18.

comment cela pourra se produire. »105 Sorel pense que Marx n’explique pas comment la phase de dictature du prolétariat passe à la société sans classes, c’est-à-dire pourquoi la dictature du prolétariat est indispensable pour la réalisation de la société sans classes.

Sorel ne pense pas que la dictature du prolétariat n’atteingne une société sans classes. Selon le lexique de Carl Schmitt, la dictature du prolétariat serait une dictature souveraine, qui crée un état d’exception en vue d’instaurer un nouvel ordre juridique : la dictature du prolétariat suspend l’ordre juridique de la bourgeoisie en vue d’instaurer son nouvel ordre juridique. Elle serait donc, selon le lexique de Benjamin, une violence fondatrice de droit. S’il en est ainsi, elle ne pourrait pas être la phase de transition de la société capitaliste à la société sans classes, parce que, comme la violence fondatrice de droit, elle ne pourrait que servir au va-et-vient dialectique du droit et de la violence. Autrement dit, elle ne pourrait pas terminer l’histoire de luttes de classes. Elle ne fait que substituer de nouvelles classes à celles d’autrefois, aussi longtemps qu’elle est une dictature, qui n’abolit jamais le droit (c’est pour produire le droit que la dictature de commissaire ou la dictature souveraine suspend le droit). Elle n’est qu’une des phases de l’histoire de la lutte des classes dans laquelle une lutte de classes produirait ultérieurement une autre lutte de classes. C’est aussi ce que pense Sorel.

Pour comprendre sa critique de dictature du prolétariat, il faut tout d’abord comprendre son idée sur la grève générale. Sorel étudie la grève générale en tant que moyen de révolution, et selon lui, ce qui sera réalisé après la révolution distingue deux espèces de grève générale : grève générale prolétarienne et grève générale politique. Alors que celle-là vise à détruire le corps politique même, celle-ci ne vise qu’à changer de droit ou de maître dans le corps politique. Et Sorel critique la grève générale politique ainsi : « La grève générale politique concentre toute cette conception dans un tableau d’une intelligence facile ; elle nous montre comment l’État ne perdrait rien de sa force, comment la transmission se ferait de privilégiés à privilégiés, comment le peuple des producteurs arriverait à changer de maîtres. Ces maîtres seraient très probablement moins habiles que ceux d’aujourd’hui ; ils feraient de plus beaux discours que les capitalistes ; mais tout porte à croire qu’ils seraient beaucoup plus durs et plus insolents que leurs prédécesseurs. »106 En changeant de maître, la grève générale politique laisse intacte la division de la société en maîtres et en esclaves. Elle n’apporte donc aucunement la société sans classes ni la fin de l’histoire des luttes de classes. Quand

105 Sorel, Georges, Réflexions sur la violence, préf. de Claude Polin, Paris : M. Rivière et Cie, 1972, p. 114-115.

Sorel exprime l’idée de la grève générale politique, pour lui il s’agit de l’idée de réformisme marxiste comme celle d’Eduard Bernstein ou de Jean Jaurès, qui ne vise pas à supprimer l’État mais ne vise qu’à « corriger les fautes de la société »107, c’est-à-dire qu’à améliorer des structures sociales existantes par des modifications légales progressives. Le réformisme marxiste compte sur la loi pour porter une transformation sociale dans le cadre de l’État. Pour lui, la grève générale n’est donc pas un moyen de révolution qui abolit la loi, mais elle n’est qu’un des moyens légaux d’amélioration des structures sociales actuelles dans le cadre de l’État. Sorel pense qu’une telle idée de réforme ou d’amélioration sociale n’apporte aucunement la société sans classe. C’est parce que, si l’origine du droit est la lutte de classes, la loi en général, sur laquelle compte le réformisme marxiste, est précisément, quoi qu’elle soit, l’ordre qu’une classe force une autre classe à obéir. Si on accepte l’idée marxienne de société sans classes, la loi n’est censée être que la structure qui produit une division de la société en maîtres et en esclaves. Autrement dit, le réformisme marxiste abandonne l’idée apocalyptique et messianique de la fin de l’histoire des luttes de classes, justement parce qu’il ne vise pas à détruire le droit en général. La grève générale politique du réformisme marxiste correspond donc à la dictature du prolétariat, qui suspend le droit pour conserver le droit ou pour changer de droit, mais non pour supprimer le droit en général, par conséquent qui ne mène qu’à une division de la société en maîtres et en asservis : « Ce que Bernstein a bien reconnu, c’est que la dictature du prolétariat correspond à une division de la société en maîtres et en asservis ; mais il est curieux qu’il n’ait pas aperçu que l’idée de grève politique (qu’il accepte aujourd’hui dans une certaine mesure) se rattache, de la manière la plus étroite, à cette dictature des politiciens qu’il redoute. Les hommes qui auraient pu organiser le prolétariat sous la forme d’une armée, toujours prête à obéir à leurs ordres, seraient des généraux qui établiraient l’état de siège dans la société conquise ; nous aurions donc au lendemain d’une révolution la dictature exercée par l’ensemble des politiciens qui ont déjà formé un groupe compact dans le monde actuel. »108 Ce qui se passe lors de la grève générale politique est la domination du prolétariat par les communistes. C’est pourquoi la grève générale politique n’apporte qu’une nouvelle domination. Sorel pense ainsi que l’idée marxienne de dictature du prolétariat ne correspond pas à l’idéal marxienne de la société sans classe, et que, de même que la dictature du prolétariat, l’idée réformiste de grève générale politique ne correspond qu’à une division de société en maîtres et en esclaves. En un mot, ni la

107 Ibid., p. 110.

dictature du prolétariat ni la grève générale politique ne menace aucunement le régime de la société divisée en maîtres et en asservis.

Dans le document Walter Benjamin et la sécularisation (Page 67-70)