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Que transmet-on à son enfant quand on est migrant haïtien ?

2. La transmission de la culture haïtienne, entre nécessité et obligation

2.6. Que transmet-on à son enfant quand on est migrant haïtien ?

La compréhension classique du rôle des parents dans l’éducation de leurs enfants nous porterait spontanément à affirmer que les parents transmettent à leurs enfants ce qu’ils estiment le mieux pour leur éducation et leur développement. Mais une telle réponse, à notre avis, laisserait dans l’ombre un certain nombre d’éléments qui probablement pourraient éclairer davantage la situation des familles migrantes haïtiennes en France. À partir des extraits de nos entretiens, avançons pas à pas dans la compréhension de cette problématique de transmission. Jean-Bernard apporte un premier élément : « Savoir d’où viennent nos parents, comment sont-ils arrivés aujourd’hui en France, est effectivement un élément fort à partager avec nos enfants ». Avant même d’approfondir le contenu de la transmission tel qu’il nous est donné ici par Jean- Bernard, il nous semble très pertinent de réfléchir sur la manière dont Jean-Bernard construit son discours. Nous nous attachons en priorité à la forme que prend son discours. En effet, l’usage du verbe « partager » qu’il utilise pour nous parler de la transmission nous inscrit dans un nouveau registre de transmission, celle d’un partage, d’une relation fondée non pas sur la contrainte mais sur l’entière liberté d’échange et d’écoute. Cette nouvelle manière de concevoir la transmission nous semble plus appropriée à la réalité des enfants. Car le partage suppose un esprit de liberté et une capacité d’écoute qui n’est pas forcément celle que l’on retrouve dans les guerres de transmission surtout lorsque celle-ci est imposée de force. Une telle perspective éducative a pour but de proposer à l’enfant un ensemble d’éléments susceptibles de lui permettre de forger son avenir. Ce nouveau dispositif éducatif se vit sous la forme d’un transfert d’amour. Ainsi, loin de bousculer l’enfant dans ce qui constitue sa singularité et sa spécificité lui offre des outils pour se réaliser.

Dans cette optique, la définition de l’éducation que nous offre Jacques Delors nous semble très significative : « L’éducation est en quelque sorte tenue à la fois de fournir les cartes d’un monde complexe et perpétuellement agité, et la boussole d’y naviguer158 ». La pertinence de la boussole devient évidente dans la mesure où celui ou celle qui la reçoit en comprend le sens, l’orientation et l’importance. D’où l’insistance de Françoise Dolto sur le dialogue entre parents et enfants. Parlant des exigences du dialogue, Karl Jaspers affirme : « Le dialogue ne trouve élan et signification que par la vertu de la confiance, par la confiance dans l’homme et dans ses possibilités, par la certitude que je ne me réalise vraiment moi-même que lorsque les autres se réalisent aussi vraiment eux-mêmes159 ». Le parent qui accepte d’entrer dans le jeu du dialogue parvient plus facilement à entrainer son enfant sur son terrain d’éducation.

La seconde remarque porte sur le contenu de la recommandation de Jean-Bernard. Pour lui, la connaissance de l’histoire des parents doit être enseignée dans les familles et cet enseignement vise : « À reconnaître et à aimer nos origines haïtiennes ». Cet apprentissage des origines a pour but de permettre aux enfants de se souvenir non seulement de leur origine mais surtout du parcours accompli par leurs parents afin qu’ils soient sensibilisés à cette tranche histoire qui n’est pas anodine. Le but de la transmission de cette mémoire est de promouvoir chez les enfants le sens de l’effort et du courage. En effet, arrivés dans un pays où ils ne parlent pas forcément la langue du pays d’accueil, beaucoup de parents se sentent livrés à eux-mêmes. Faire mémoire de ces évènements, c’est offrir à la jeune génération la possibilité de pouvoir lire et comprendre autrement son histoire. C’est aussi l’aider à trouver les voies et moyens pour forger son propre avenir. L’une des exigences de cette de transmission que nous propose Jean-Bernard se trouve exprimée dans la pensée d’Éléonore : « Je fais très attention afin que je puisse toujours consacrer du temps à mes enfants. Pendant les vacances scolaires, je prends toujours une semaine de congé rien que pour être avec mes enfants ». Les pédagogues en sont bien conscients.

Au niveau de l’éducation tout se passe dans les moments partagés entre parents et enfants. En effet, consacrer du temps à son enfant, c’est apprendre à le découvrir, à le connaître. C’est aussi lui donner l’opportunité de pouvoir nous découvrir nous aussi, car l’enfant qui grandit a besoin de

158 Jacques Delors, Op.cit., p. 83.

connaître ses parents. C’est peut-être, l’un des éléments qui n’est pas toujours mis en avant dans l’éducation des enfants. Donner du temps à son enfant, c’est lui permettre de faire l’expérience de la rencontre joyeuse de ce grand amour que les parents lui portent. Il est vrai que la société actuelle ne favorise pas une telle entreprise mais cela demeure un grand défi pour les parents dans l’éducation de leurs enfants. Consacrer du temps à son enfant, c’est lui donner la chance d’entrer dans une profonde relation d’amitié avec notre être le plus profond. Françoise Dolo n’a cessé de le recommander aux parents. C’est sans doute la chose la plus difficile à offrir aux enfants dans le monde de ce temps. Et pourtant c’est un élément vital qu’aucun parent digne de ce nom ne devrait négliger. Avant de vouloir transmettre aux enfants leurs trésors culturels, artistiques, culinaires ou autres, il est important de penser à ces questions cruciales :

Pour quelle raison y a t-il de la transmission ? Quelle est la cause du processus de transmission dans le monde ? Vers quelle fin, quel sens s’oriente la transmission ? Ces questions s’entremêlent, se contredisent parfois, font appel à l’histoire, aux représentations et aux affects individuels, aux idéaux collectifs, aux interrogations profondes des hommes quant au sens à donner à leur vie160.

Prendre le temps de se poser ces questions, permet d’agir avec lucidité et efficacité. Cela donne à ses actions une couleur de créativité qui facilite la nouveauté et la souplesse : deux dimensions essentielles que l’on retrouve dans toute activité de transmission. Ce qui nous autorise à faire cette réflexion est la rigidité que nous retrouvons chez certains dans l’acte de transmission. La dimension de l’expérience dont nous parle John Dewey et qui se trouve au cœur de l’éducation ne doit pas être oubliée. Car celui ou celle qui reçoit une tradition la reçoit toujours dans un terrain qui n’est pas forcément neutre. Parfois, ce terrain est travaillé et même traversé par un ensemble d’expériences qui offrent à la tradition reçue une nouvelle coloration. N’est-ce-pas cette idée que nous retrouvons à travers cet extrait d’Éléonore : « Lorsque je regarde l’éducation que j’ai reçue dans ma famille, il y a de grandes différences dans les relations que je développe au sein de ma famille avec mes enfants ». Effectivement, ce mouvement de transformation semble correspondre bien à la réalité du vivant car l’homme, de par sa nature, est un être dynamique appelé à se transformer. Une identité se construit à travers de multiples expériences en lien avec son milieu de vie : « L’identité est un processus dynamique, une gestion du changement et de la continuité

constamment " négociée " entre le moi et l’environnement social161 ». Parfois, cette articulation entre le milieu social et l’individualité du sujet, c’est-à-dire le « moi », n’est pas pris en compte par les familles et cela constitue de grandes difficultés dans l’éducation des enfants. Armand Abécassis nous dit que cela participe à la cohésion familiale :

La famille ainsi entendue n’est donc pas seulement un ensemble d’individus dont le lien biologique suffit à leur cohésion. La reproduction et la subsistance la rapprochent certes de la société animale, mais son développement social fondé sur sa capacité infinie de la communication par la parole, l’en éloigne. Ses progrès, ses acquisitions, ses transformations sont transmises de génération en génération et conservées sous forme d’une mémoire caractéristique de chaque groupe dont elles constituent la culture162.

Étant habitée par le souci du lendemain, le souci de la pérennisation des trésors familiaux, la famille se charge de les transmettre à ses progénitures. Mais à quel prix ? Question à laquelle il est très difficile de répondre mais à laquelle il est fort intéressant d’y réfléchir. Lorsque Josiane nous dit : « Un parent haïtien doit nécessairement apprendre à ses enfants son origine ; c’est très important pour moi d’apprendre à mon enfant l’histoire de mon origine », nous voyons exprimer dans son discours à la fois la fierté de son origine et un devoir de transmission de cette fierté. Notre grande difficulté en lisant cet extrait est de comprendre la méthodologie qui sera utilisée dans cette transmission. En nous référant à d’autres extraits, particulièrement ceux dont il est question du mode de relation entre Josiane et sa fille, nous pouvons avancer que c’est à travers les moments d’échange que Josiane souhaite apprendre à sa fille l’histoire de son pays et de sa vie personnelle.

Le discours des parents fait ressortir une forte dimension éthique dans l’éducation de leurs enfants. Cet extrait de Gisèle en témoigne clairement : « La culture de l’honnêteté, la confiance en soi, le bon comportement en société, la découverte de la connaissance de ses enfants sont des atouts majeurs pour assurer l’éducation des enfants ». L’expression « culture de l’honnêteté » à

161 Hanna. Malewska-Peyre, « L’image négative de soi chez les enfants migrants et les stratégies identitaires contre

la dévalorisation », in J. Retschitzky, M. Bosell-Logas, P. Dasen, La recherche interculturelle, Paris, L’Harmattan, Tome 1, 1989, p. 47.

162 Armand Abécassis, « La famille à l'épreuve de la tradition », in Janine Abécassis, L'enfant à l'épreuve de la

laquelle fait référence Gisèle pour parler de l’éducation des enfants dénote la forme que doit prendre cette éducation. En fait, parler de culture, c’est entrer dans une nouvelle logique, une logique qui imprègne toute l’existence de l’individu. Donc, il ne s’agit pas de simples notions à transmettre, il y a aussi la manière de faire qui doit entrer en ligne de compte. La notion de culture englobe non seulement les savoirs à acquérir mais aussi et surtout la mise en pratique de ses savoirs dans des situations concrètes de la vie. En d’autres termes, l’éducation des enfants doit se traduire sous la forme d’un art. C’est art de la vie n’est pas comparable à une quelconque transmission qui ne tient pas compte de la croissance de l’enfant. « L’individu est en grande partie constitué par ses habitudes. Lentement, profondément, les manières de faire se sédimentent, mémorisés dans la conscience, les interactions, les automatismes acquis. Ainsi, se forme peu à peu un capital de savoirs, de techniques, de compétences163 ».

C’est l’appropriation de ce capital de savoirs qui donne aux enfants l’intelligence nécessaire pour s’adapter à chaque situation. N’est-ce-pas cette idée qui est véhiculée à travers cet extrait de Gisèle : « Lorsque les enfants sont invités dans un milieu haïtien, ils s’habillent d’une manière haïtienne et lorsqu’ils sont invités par des amis français, ils s’habillent autrement ». Enfin, pour clore cette partie, Gisèle nous dit : « Le témoignage de vie familiale, c’est-à-dire la bonne conduite des parents constitue un point fort pour les enfants ». Ici, la transmission prend un nouveau visage, celui du témoignage et de l’exemple. Les parents apprennent à leurs enfants non pas uniquement à partir d’un discours, si construit soit-il, mais par l’exemple même de leur vie. Cette nouvelle approche de la transmission exige des parents une sorte de cohérence de vie et laisse peu de place aux antinomies que l’on rencontre généralement dans la vie courante. Les parents sont donc invités à être cohérents afin que leur enseignement soit crédible. Car les enfants accueilleront leurs recommandations selon le degré de confiance qu’inspire leur témoignage de vie. Les savoirs transmis et reçus dans les familles migrantes haïtiennes en France constituent un ensemble de moyens que cherchent à promouvoir les parents en vue de faciliter la vie sociale de l’un et de l’autre. Une des limites de beaucoup de parents est la difficulté de parvenir à bonne appropriation de la culture environnante.