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2. La transmission de la culture haïtienne, entre nécessité et obligation

2.7. Éduquer sans parler la langue de la culture environnante

Pour aborder la question de la langue de la culture environnante, nous allons en tout premier lieu préciser le sens du concept de « culture » que nous employons ici. Faisons un petit voyage dans le temps avec Gilles Verbunt pour mieux saisir les enjeux de ce nouveau titre.

À l’origine du mot culture il y a une amputation, opérée par Cicéron il y a deux mille ans. Avant lui existait le mot agriculture. Cicéron coupe le mot en deux et parle de cultura animi, mettant l’esprit, l’âme à la place des champs. Si à l’époque on avait parlé de culture tout court, les gens n’auraient pas compris. « Culture de quoi ? » auraient-ils demandé. On dirait aujourd’hui : la culture est l’acte de cultiver quelque chose, d’en prendre soin, de la développer, de la faire grandir. Au Moyen Âge, une culture indique un champ semé où poussent des végétaux destinés à arriver à maturation. Une fois la récolte effectuée, il n’y a plus de culture. Ce qui compte dans l’acte de cultiver ce n’est pas le résultat, mais le processus, le déploiement de facultés humaines pour obtenir un résultat qui améliore le sort de l’humanité et permet le vivre-ensemble dans la paix164.

La raison qui nous a poussé à choisir cette citation pour entrer dans nos réflexions est surtout le lien établi entre la culture et l’ensemble des processus qu’elle implique. Étant donné que l’éducation suppose un processus, un cheminement à travers lequel se réalise l’acquisition des savoirs, des connaissances, alors cela nous semble pertinent de comprendre les liens structurant les différentes étapes de l’éducation des enfants. Vygotski l’a bien souligné dans sa théorie du développement historico-culturel de l’enfant. Pour entrer plus profondément dans cette partie, lisons cet extrait de Jean-Bernard : « On ne peut évidemment pas éduquer les enfants comme nous avons été nous mêmes éduqués mais il faut au moins faire une fusion entre la culture française et la culture haïtienne ». En nous appuyant sur cet extrait, nous pouvons avancer que Jean-Bernard a une claire conscience que l’éducation de beaucoup de parents ne répond pas à la réalité des enfants migrants d’aujourd’hui et cela pour raisons diverses. Premièrement, les temps ont changé. Deuxièmement, la conception que les parents se font de l’éducation ne correspond pas à la réalité de la société. En dernier lieu, ils évoluent dans une culture qui n’est pas la leur,

164 Gilles Verbunt, « Comment l'interculturel bouscule les cultures », Les Cahiers Dynamiques 2012/4 (n° 57), p. 22-

une culture pour laquelle ils n’ont pas été préparés. Les limites de certains parents ne favorisent pas la finalité de l’éducation telle que Paulo Freire le conçoit :

L’éducation devrait conduire l’homme à adopter une nouvelle attitude faces aux problèmes de son temps et de son environnement, attitude d’accueil et de recherche au lieu de la simple, dangereuse et fastidieuse répétition de textes et de déclarations sans rapport avec les conditions mêmes de la vie. Il fallait une éducation du " je m’émerveille ", et non seulement du " je fabrique ". Une éducation de la créativité, au lieu de celle qui se limite à la transmission de ce que Whitehead appelle inert ideas165.

Cette perspective éducative de Paulo Freire nous laisse comprendre combien est difficile et délicat le rôle des parents. En effet, « les savoirs peuvent être libérateurs quand on en maîtrise la conception et l’organisation, ou au contraire instruments de domination quand ils consistent à appliquer ce qui a été conçu ailleurs ».166

À présent, réfléchissons un peu à la problématique de la fusion des deux cultures. En fait, cette fusion dont nous parle Jean-Bernard nous pose question dans la mesure où nous nous demandons : est-il possible vraiment d’arriver à une réelle fusion des deux cultures puisque la culture n’est pas seulement un ensemble d’éléments isolés, mais englobe les manières de vivre, de penser, de croire, de concevoir l’homme, etc. N’y aurait-il pas lieu de penser à une sorte de superposition des deux ? En fait, l’enfant qui vit dans les deux cultures les superpose constamment. Dépendamment du contexte dans lequel il se trouve il en fait l’usage qui lui convient. Si nous prenons en compte ces mots de Josiane : « À la maison, je me sens obligée de parler français avec ma fille pour plusieurs raisons. Cela m’aide à avoir une meilleure maîtrise de la langue française ». Il y a lieu de parler de substitution d’une langue à une autre a des fins bien précises. Par exemple, l’usage du français comme moyen de perfectionnement de ses capacités langagières ne peut pas être considéré comme une fusion mais bien comme une superposition des deux langues. Ce phénomène de bilinguisme est assez fréquent chez les migrants.

165 Paulo Freire, L’éducation : Pratique de la liberté, Paris, Cerf, 1978, p.97. 166 Françoise Hatchuel, Op.cit., p. 32.

Toujours dans la dynamique de la culture, la question que soulève ici Éléonore nous semble très pertinente : « L’un des obstacles majeurs rencontrés, c’est l’articulation entre l’éducation haïtienne que je veux donner à mes enfants et l’éducation française que mon mari cherche à leur donner. Cela crée parfois de sérieux problèmes ». Abordant la question de la culture, nous avons montré comment celle-ci englobe tout un ensemble de réalité environnant la vie du sujet. La difficulté soulevée par Éléonore découle en partie de la non maîtrise de la culture française avec laquelle elle a du mal à entrer en dialogue. En effet, l’entrée dans ce nouveau monde, dans cette nouvelle culture implique un certain dépassement de soi et une grande connaissance de la rationalité qui y est en jeu. La théorie des approches interculturelles développée par Pierre Dasen nous paraît très significative pour aborder cette réalité. Évidemment, lorsqu’on entre dans une nouvelle culture et qu’on a été pétri antérieurement par une autre, nos réflexes habituels peuvent constituer un obstacle dans l’appropriation de la nouvelle culture. Lorsqu’Éléonore nous dit : « Je ne peux pas éduquer mes enfants sans tenir compte des valeurs culturelles françaises parce que les enfants vivent en France », la difficulté qu’elle soulève va au-delà de la prise en compte de la culture d’accueil. Il s’agit en fait d’une bonne connaissance de celle-ci. Mais comment parvient- on à cette connaissance surtout quand on n’a pas été éduqué à cette culture ?

Une simple présence dans un milieu ne suffit pas pour comprendre le langage du milieu et saisir ses multiples subtilités. Il faudrait encore aller plus loin. La famille migrante est appelée, elle aussi, à entrer dans un grand apprentissage du milieu, de la culture du pays d’accueil afin de pouvoir remplir sa fonction éducative auprès de ses enfants. Ce qui revient à dire que la famille doit envisager un double dispositif d’apprentissage. Le premier vise à se former à la culture ambiante et le second vise à faire entrer les enfants dans la compréhension de leur propre découverte de la culture. En ce sens, l’expérience jouera un rôle extrêmement important pour les parents dans l’éducation de leurs enfants. Il est important de se rappeler les quatre piliers de l’éducation décrits par Jacques Delors, à savoir :

Pour répondre à l’ensemble de ses missions, l’éducation doit s’organiser autour de quatre apprentissages fondamentaux qui, tout au long de la connaissance » : apprendre à connaître, c’est à dire acquérir les instruments de la compréhension; apprendre à faire, pour pouvoir agir sur son environnement; apprendre à vivre ensemble, afin de participer et de coopérer avec les autres à toutes

les activités humaines; enfin, apprendre à être, cheminement essentiel qui participe des trois précédents167.

La description de ces quatre piliers de l’éducation nous rend sensible à fois à la beauté et à la complexité du rôle des parents comme premiers éducateurs des enfants. En fait, l’accomplissement de ces quatre éléments ne va pas de soi. Cela requiert des compétences et des savoirs. Tel n’est pas toujours le cas des familles migrantes. Parfois, arrivées au pays d’accueil, certains parents n’ont même pas eu les formations de base. Certains ne savent ni lire ni écrire. Donc, nous pouvons déjà imaginer tout ce que cela implique pour eux lorsqu’il s’agit de mettre en place les quatre fondements qui nous sont ici proposés. Certes, grâce à l’expérience, les parents acquièrent des savoirs mais dans bien des cas, ils accusent pas mal de déficits et cela constitue pour eux un obstacle dans l’éducation de leurs enfants. En ce sens, certains enfants, découvrant que leurs parents ne connaissent pas la langue française, leur jouent parfois de mauvais tours. On pourrait même avancer que certains enfants ont un grand pouvoir sur leurs parents. Françoise Hatchuel nous rappelle : « Les savoirs sont des outils de distinction sociale : en témoigne le rôle qu’ils jouent dans l’exercice du pouvoir et de l’autorité168 ». Si nous nous référons à Pierre Bourdieu, nous pouvons dire que les enfants détiennent un capital culturel, cela leur octroie un certain pouvoir sur leurs parents. Françoise Hatchuel le réaffirme en ces termes :

Celui ou celle qui met en forme le savoir imprime et diffuse sa vision du monde. Le savoir, en fin de compte, présente quatre caractéristiques : proche du savoir-faire, il n’existe que par l’action qu’il permet; se présentant sous la forme d’un discours, il s’inscrit dans une réalité sociale et culturelle, et devient donc lui-même source de pratiques sociales; réflexif, il implique la conscience de savoir; enfin, il ne s’exerce que dans l’interaction, voire collectivement169.

Ces quatre caractéristiques du savoir peuvent être comprises comme quatre modalités de l’acquisition de connaissance. La première caractéristique basée sur l’action met en évidence la dimension dynamique du savoir, c’est-à-dire sa capacité à nous mettre en mouvement, à aller vers. C’est dans ce jeu de mouvement et de relation que se construit réellement le savoir. Cette

167 Jacques Delors, Op.cit., pp. 83-84. 168 Françoise Hatchuel, Op.cit., p. 29. 169 Ibid, pp. 19-20.

construction du savoir participe à la construction du sujet. La deuxième caractéristique qui est aussi la dimension discursive du savoir nous rend sensible au contexte socioculturel dans lequel se déploie le savoir. La troisième caractéristique qui est la dimension réflexive nous permet de prendre du recul, de revenir sur ce que nous avons produit dans nos discours afin de mieux nous les approprier. Cela trouve un écho dans La pédagogie des opprimés de Paulo Freire. Enfin, la dernière caractéristique qui est la dimension collective nous donne de prendre conscience de la puissance du groupe dans la production du savoir. La mise en commun des idées demeure certes un exercice difficile mais elle est d’une puissance incroyable. À présent, voyons quelques résultats saillants de notre recherche.