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3. Les concepts fondamentaux de notre recherche au regard de la littérature scientifique

3.9. Théorie historico-culturelle du développement des savoirs selon Lev Vygotski

3.9.1. Piaget, source d’inspiration de Vygotski

La théorie de Vygotski sur le développement de l’enfant s’appuie essentiellement sur deux ouvrages majeurs de Jean Piaget publiés en 1930 : Le Jugement et le raisonnement chez l’enfant et Le Langage et la pensée chez l’enfant101. Dans cette perspective, Vygotski avance : « Les

recherches de Piaget ont marqué toute une époque dans le développement de la théorie sur le langage et la pensée de l’enfant, sa logique et sa conception du monde. Elles ont une importance historique102 ». Dans un article intitulé « Concepts quotidiens/concepts scientifiques : réflexions sur une hypothèse de travail » publié dans la revue Carrefours de l’éducation, Michel Brossard parlant de Vygotski, relate ceci : « Le souci d’élaborer une théorie historico-culturelle du développement de la personnalité est à coup sûr l’une de ses préoccupations majeures103 ». Il serait intéressant de comprendre la raison d’être d’une telle préoccupation. Quelle a été sa nouveauté par rapport aux théories antérieures ? Sur quoi se base t-il pour faire cette affirmation ?

Selon Michel Brossard, pour fonder sa théorie Vygotski prend en compte deux éléments importants : l’environnement culturel et l’individu. D’une part, il soutient que le stade du

100 Ibid, p. 95.

101 Gérard Vergnaud, Lev Vygotski, Pédagogue et penseur de notre temps, Paris, Hachette Éducation, Col. Portraits

d’éducateurs, 2000, p. 3.

102 Lev Vygotski, Pensée et langage, Traduction de Françoise Sève, Paris, La dispute, 1997, p. 65.

103 Michel Brossard, « Concepts quotidiens / concepts scientifiques : réflexions sur une hypothèse de travail »,

développement de l’enfant est marqué par l’usage des outils culturels de son environnement. Ces outils donnent naissance aux fonctions psychiques supérieures. D’autre part, il affirme que « les relations entre les fonctions se transforment au cours du développement et ces transformations ne peuvent se comprendre si l’on ne prend pas en compte l’appropriation par l’individu des œuvres de la culture. Par la médiation de la connaissance et des outils de la culture ce développement devient possible. Grâce au travail de différenciation et de réorganisation accompli par l’enfant, se construit au fur et à mesure une forme de conscience lui octroyant un pouvoir sur le monde extérieur. D’où ce jeu de construction et d’articulation entre le monde intérieur et le monde extérieur. Voilà pourquoi, il sera difficile de comprendre le développement psychique d’un enfant sans le replacer dans le monde humain auquel il appartient104. Contrairement à Piaget qui présentait le développement de l’enfant comme un processus allant de l’individuel au social, Vygotsky, quant à lui, affirme que le développement de l’enfant procède du social vers l’individuel. Son ouvrage majeur Pensée et langage publié en 1934 à Moscou est particulièrement tourné vers cette question fondamentale : Quels sont les rapports entre la pensée et le langage ? Pour fonder ses réflexions sur la manière dont pensée et langage se développent chez l'enfant, Vygotski se sert du concept de langage « égocentrique » de Piaget qui est « le nerf essentiel de tout son système, la pierre angulaire de toute sa construction105 ». Comment Piaget définit-il ce concept ? Vygotski nous répond en ces termes :

Le langage égocentrique nous apparaît dans les descriptions de Piaget comme un sous-produit de l’activité de l’enfant, comme la manifestation du caractère égocentrique de sa pensée. Pour l’enfant à cette période le jeu est la loi suprême ; la forme initiale de sa pensée est, comme dit Piaget, l’imagination quasi hallucinatoire et elle s’exprime dans le langage égocentrique de l’enfant106.

Pour mieux saisir ce que nous livre Vygotski à travers ces quelques lignes, nous allons nous référer à un commentaire de Gérard Vergnaud qui nous paraît très significatif pour entrer dans la compréhension de la pensée de l’auteur :

104 Michel Brossard, « Concepts quotidiens / concepts scientifiques : réflexions sur une hypothèse de travail »,

Carrefours de l’éducation 2008/2, (no 26), p. 67-82 105 Lev Vygotski, Pensée et langage, Op.cit., p. 72. 106 Ibid, p. 94.

Vygotski s’appuie sur les faits exposés par Piaget concernant la pensée enfantine (réalisme intellectuel, syncrétisme, incompréhension des relations, difficulté de la prise de conscience, incapacité à l’introspection, animisme, etc.) et rejette l’interprétation de ces faits par l’égocentrisme, que Piaget considère alors comme la raison principale sinon unique des faits qu’il rapporte. En outre, il s’interroge sur la place du langage égocentrique du point de vue génétique, fonctionnel et structural : à la différence de Piaget qui en fait un phénomène intermédiaire entre la pensée autistique du bébé et la pensée dirigée et socialisée de l’enfant évolué, Vygotski considère que le langage est d’abord social et intersubjectif. Le langage égocentrique est alors intermédiaire entre le langage de la communication avec autrui et le langage intérieur. Il renverse les termes de la relation tout en posant autrement la question. Piaget s’intéressait surtout au point de vue de l’enfant, et l’égocentrisme était pour lui une caractéristique du jugement. Vygotski, lui, s’intéresse à la fonction psychologique du langage égocentrique de l’enfant et cherche à montrer qu’il s’agit là d’une forme d’accompagnement et d’orientation de la pensée, qui prendra chez l’adulte la forme du langage intérieur107.

En nous appuyant sur ce commentaire de Gérard Vergnaud nous pouvons avancer que si dans la pensée de Jean Piaget le langage égocentrique est une étape transitoire vers le langage socialisé et qu’il ne joue aucune fonction particulière et objectivement utile mais qu’il tend à disparaître, en revanche, dans la pensée de Vygotski, le langage égocentrique remplit une fonction fondamentale dans le développement de l’intelligence de l’enfant. En fait, le langage égocentrique s’intensifie et prend de nouvelles formes au fur et à mesure que l’enfant grandit. C’est ce qui, sans doute, a poussé Vygotski à parler de l’intériorisation du langage égocentrique. Ainsi, en plus d’une fonction d’expression, celui-ci constitue un support indispensable à la réalisation des activités de l’enfant. En ce sens, Vygotski avance :

Nous avons pu observer comment dans les propos égocentriques qui accompagnent son activité pratique l’enfant reflète et fixe le résultat final ou les tournants principaux de l’opération concrète qu’il effectue ; comment ce langage, au fur et à mesure que se développe l’activité de l’enfant, se déplace de plus en plus vers le milieu, puis au début de l’opération, acquérant une fonction de planification et de direction de l’activité future108.

107 Gérard Vergnaud, Op.cit., pp. 41-42.

À travers cette citation de Vygotski nous voyons apparaître une nouvelle fonction attribuée au langage égocentrique. Loin d’être provisoire comme l’a si bien compris Piaget, le langage égocentrique, dans la perspective vygotskienne, tend à se transformer en langage intérieur. Autrement dit, le passage de l’enfance à l’adulte est une période de maturation et de transformation du langage égocentrique : « Le langage égocentrique, qui s’est détaché du langage social, se transforme ensuite en langage intérieur, base de la pensée tant autistique que logique de l’enfant. Nous sommes donc, enclin à voir dans l’égocentrisme du langage enfantin décrit par Piaget le moment génétiquement le plus important dans la transition du langage extériorisé au langage intérieur109 ». Le langage en tant que produit de la culture se construit dans le temps. La dimension historico-culturelle joue un rôle extrêmement important dans le processus de développement humain. En effet, la culture comme outil permettant à l’enfant d’entrer en contact avec le monde, est porteuse de sens et de signification, deux notions indispensables à l’appropriation du monde par le jeune enfant :

L’homme est le produit de la culture ; sa pensée est le résultat d’un long processus historique ; l’éducation est un processus de transmission et d’appropriation de la culture. Le langage joue un rôle décisif dans ce processus, ainsi que dans la manière dont les connaissances sont structurées en concepts. En outre, le développement du bébé et de l’enfant se fait dans l’interaction avec autrui, de telle sorte que les processus intersubjectifs constituent la source et le modèle du développement intrasubjectif, notamment sur le plan langagier110.

Effectivement, le langage comme mode d’appropriation du monde puise dans la culture les éléments nécessaires à sa subsistance. L’histoire joue un rôle primordial dans le processus de la constitution et de la production du langage chez l’enfant. Car l’établissement des structures langagières s’intensifie graduellement tout au long de l’histoire de la vie de l’enfant. Par ailleurs, comment Vygotsky conçoit-il l’humanité de l’homme ?