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2. La transmission de la culture haïtienne, entre nécessité et obligation

2.2. La transmission des valeurs humaines et sociales

La pratique des notions de savoir-vivre et de savoir-faire constitue pour de nombreux parents haïtiens de précieux outils que les enfants doivent maîtriser dès leur plus tendre enfance afin que ceux-ci leur deviennent des réflexes naturels. C’est ce que nous révèle Josiane : « Le respect de soi, le respect des autres ; les normes de conduite en société : savoir écouter, savoir s’écouter, savoir écouter celui ou celle qui nous parle, savoir se taire au moment opportun ». Ces valeurs humaines et sociales énumérées par Josiane nous font penser à l’environnement familial comme lieu par excellence de leur apprentissage, de leur murissement et de leur croissance. Comme nous le rappelle Jerome Bruner :

La transmission du savoir et du savoir-faire, comme tout échange humain, implique l’existence d’une sous-communauté en interaction […]. C’est pour l’essentiel au travers de l’interaction avec autrui que les enfants découvrent en quoi consiste la culture dans laquelle ils évoluent et comme elle conçoit le monde139.

Les interactions entre l’enfant et son milieu familial lui procurent de nouveaux savoirs, ce que Bernard Charlot appelle des savoirs relationnels. L’insistance mise sur la transmission de ces savoirs relationnels peut être interprétée comme une sorte de manque par rapport à ce qui se vit dans la société. Mais il ne faut jamais oublier que chaque culture à sa rationalité. Ainsi, le sens de l’écoute, par exemple, ne se vit pas de la même manière dans toutes les cultures. Dans certaines cultures, le plus sage est celui qui parle le moins tandis que dans d’autres cultures, celui qui ne parle pas n’existe pas. Donc, il s’agit de différentes rationalités auxquelles il est important de s’y habituer afin de savoir comment se positionner et se comporter au moment opportun. Parler de respect de soi sous-entend la connaissance de soi. Probablement, en évoquant le respect de soi Josiane a voulu montrer l’urgente nécessité d’initier son enfant à ces valeurs. Mais cela ne signifie pas forcément que l’enfant va pouvoir systématique tout mettre en pratique. Cela apparaît comme un idéal à promouvoir afin que l’enfant puisse avoir une boussole dans sa vie. Nous sommes bien conscient que l’acquisition de tous ces savoirs implique un long apprentissage.

Déjà, apprendre à s’écouter est très difficile, écouter l’autre l’est encore davantage. Toutefois, cela demeure toujours possible.

Toujours dans la dynamique de la promotion de ces mêmes valeurs humaines et sociales, Éléonore ajoute de nouveaux éléments qui nous semblent assez pertinents pour appréhender la transmission familiale. Elle nous dit ceci : « Le respect des autres, respect des aînés, respect de soi. En fait, euhhhh… apprendre aux enfants à cultiver l’esprit de sensibilité pour les parents me paraît important ». Éléonore souligne ici un élément d’une extrême importance que nous retrouvons au cœur même de notre étude. Il s’agit de la problématique de la transmission intergénérationnelle. En mettant l’accent particulièrement sur les aînés, Éléonore souligne en fait le lien de solidarité, de partage et de compréhension réciproque qui devrait exister entre les différentes générations d’une même famille. Ainsi, au-delà de toutes les interprétations possibles, il est incontestablement vrai que ce que cherche à promouvoir Éléonore va dans le sens d’une culture familiale fondée sur la coresponsabilité. Le mot culture que nous employons ici doit être compris au sens de Gilles Verbunt :

La culture y est conçue comme un parapluie sous lequel s’abritent, en s’articulant les unes aux autres, toutes les façons de faire et de parler des activités humaines : les croyances, les lois, les langues, les coutumes, les institutions, les structures sociales, les perceptions du corps, du temps et de l’espace, etc. Toutes ces activités sont censées se référer aux mêmes principes et valeurs morales pour constituer un système homogène. Ce système donnerait une physionomie particulière à la communauté, qui en marquant ainsi son originalité, permettrait aux individus qui lui appartiennent d’exhiber une identité et une différence et de parler en termes de « nous » et « eux ». On l’appelle conception essencialiste, parce que la culture aurait la nature d’une essence, une réalité immuable surplombant la réalité sensible140.

Promouvoir l’esprit de sensibilité chez les enfants, c’est les amener à se reconnaître membres d’une même famille, héritiers d’une même tradition. C’est aussi leur apprendre qu’ils ont une certaine responsabilité envers ceux qui leur ont donné la vie. Dans cette forme de relation apparaissent des valeurs affectives pleines d’humanité. Il ne s’agit pas d’une simple obligation

140 Gilles Verbunt, « Comment l’interculturel bouscule les cultures », Les Cahiers Dynamiques 2012/4 (n° 57), p. 22-

que l’on doit s’en acquitter sans tenir compte du reste. L’intention qui guide une telle action est celle du sentiment d’appartenance à une communauté qui lui est chère. Dans cette dynamique de transmission, Josiane estime qu’il n’est pas important de tout transmettre : « Certaines valeurs culturelles haïtiennes sont obligatoires à transmettre à mon enfant. Cependant, on n’est pas obligé de tout apprendre aux enfants. Car pour les enfants, leur pays d’origine, c’est le pays de naissance ». Comment pouvons-nous comprendre une telle affirmation puisque Josiane est la seule de nos interviewés à faire une telle remarque ? Quelle serait la pertinence de son affirmation ? Plusieurs interprétations sont possibles.

En premier lieu, si nous nous situons dans la perspective de la transmission chez Marie-Claude Blais qui considère l’homme comme un être de « représentation symbolique, un être de culture », nous pouvons avancer que certains traits culturels haïtiens seront transmis aux enfants à travers la réalité de la vie courante. Donc, sans même les enseigner, les enfants les apprendront tout seuls. Un tel apprentissage se fera de manière spontanée. C’est ce que Gilles Brougère appelle « les apprentissages de la vie quotidienne ». En grandissant dans cet environnement plongé dans la culture haïtienne l’enfant apprendra tout seul ces valeurs : « apprendre et penser sont des activités toujours situées dans un cadre culturel141 ». En se représentant symboliquement, l’enfant fera appel systématiquement aux repères de la culture haïtienne. En revanche, la difficulté que soulève une telle approche est que dans certaines familles, les parents se réfèrent très peu à leur culture d’origine.

En second lieu, dire que pour les enfants leur pays d’origine est leur pays de naissance cela demeure très discutable. Cela est vrai dans la mesure où l’enfant n’a pas connu d’autres environnements culturels sinon que celui dans lequel il évolue en France. En revanche, si l’on se réfère à la législation française qui permet aux parents migrants de faire la demande de la nationalité française pour leurs enfants à partir de l’âge de treize ans, on peut dire que tant que l’enfant n’aura pas atteint cette tranche d’âge pour que ses parents fassent pour lui le nécessaire pour obtenir la nationalité française, il demeure migrant et étranger. Enfin, que dire de la transmission des valeurs culturelles haïtiennes ?

141 Jerome Bruner, Op.cit., p. 18.