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Quatrième séquence des escaliers ◄

L’œuvre collective étant partiellement démantelée, la dernière séquence des escaliers est d’autant plus romanesque qu’elle poursuit des lignes de fuite imaginaires. Dans « Escaliers, 10 », un enfant assis sur les marches de l’escalier attend son grand-père venu accorder le piano de Mme Beaumont, épisode évoqué dès le début de la VME, au chapitre 2. Le leitmotiv duel entre le blanc et le noir, issu de l’échiquier, reparaît avec le piano et avec l’allusion à la nouvelle de Melville Bartleby, le scribe : une histoire de Wall Street, où un copiste aphasique finit par occuper les escaliers de son bureau de travail, bureau dont les deux fenêtres donnent respectivement sur deux murs – l’un blanc, l’autre noir (sur Wall Street). Peut-être que le déplacement du cavalier est de plus en plus limité, la partie d’échecs tirant à sa fin ?

On a beaucoup glosé sur la formule de Bartleby qui répond « je préférerais ne pas », « j’aimerais mieux pas » à toute nouvelle attribution de travail. Deleuze et Zizek ont entre autres avancé que cette formule atteint un apex de contradiction dans sa façon d’affirmer une négation. C’est « un geste de refus comme tel29», un acte de langage qui pourtant nie tout l’ordre symbolique. Pour Zizek, B. ne s’oppose pas, il se soustrait. Par sa formule et sa position, il ouvre une voie révolutionnaire en ce qu’elle change les coordonnées du système. Il ne s’agit plus de pratiquer un détachement vis- à-vis de ce qu’on fait, dans l’optique que tout n’est que course au profit et que le vrai soi est ailleurs. Il s’agit de cesser de participer à cette fausse activité qui ne crée pas de véritable évolution. « Bartleby, c’est ce point d’arrêt, ce retrait véritablement violent à partir duquel un autre monde pourrait commencer à se développer » (Ego,2011).

La passivité et l’évanescence de ce personnage, qui n’accepte pas sans toutefois refuser, auraient servi à Blanchot de source d’inspiration pour dépasser les apories de la négativité hégélienne, en y opposant progressivement la puissance suspensive du neutre. Ni positif, ni négatif, ce neutre dont Bartleby devient le chantre rend inopérante la pensée dialectique et désactive le travail du concept qui lui est lié30.

29 EGO, Sylvette. « Dire que non… portrait de Bartleby en révolutionnaire », Savoirs et clinique : revue de psychanalyse, 2011,

vol.2, n.14

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Si Bartleby réussit vraiment quelque chose, c’est de confronter son employeur au fait qu’il est inapte à lui « faire faire » quelque chose. Le dédoublement du verbe « faire » est caractéristique, nous l’avons vu, du discours portant sur la « structure modale du savoir-faire » (réf. Greimas) qui scinde déjà le sujet en deux, comme destinateur-programmateur et comme destinateur-exécuteur. Ainsi l’employé buté, en suspendant son geste qui consiste précisément à copier, entrave la reproductibilité du travail, celle qui confère un pouvoir au patron de faire faire selon et à sa volonté. On s’est demandé si le copiste était une figure de désobéissance civile ou celle de l’échec absolu. En tout cas, Bartleby est aux antipodes de Carel Van Loorens, le personnage dont l’enfant lit la biographie romancée, aussi passionnante qu’un roman d’aventures. Or, malgré les multiples péripéties du récit, l’aventurier connaîtra aussi un échec. C’est le chant de la captive d’un harem qui détourne le héros de sa mission historique, à savoir négocier une flotte pour le compte de Napoléon auprès d’un puissant corsaire arabe. Le messager de l’Empereur prépare donc un plan d’évasion pour sauver la princesse prusse, mais il échouera si bien que la femme finira coulée au fond de l’océan, et lui bibliothécaire à Ceuta. C’est comme si plus on avançait dans les romans de la Vie mode d’emploi, plus on remontait le fil de l’histoire littéraire jusqu’à la première forme de récit qu’est l’épopée. La mésaventure de Van Loorens n’est pas sans rappeler l’épisode des sirènes de l’Odyssée tandis que la posture de l’enfant qui lit évoque celle beaucoup plus moderne de Bartleby. « L’action en sens inverse d’une même force entre deux pôles » anime les escaliers, et si « au commencement était l’action » comme dit Freud inspiré par Goethe, cela indique peut-être que, depuis, on ne fait que reproduire les gestes premiers, jusqu’au refus inspiré par le sentiment de l’absurde.

Bref, de façon générale, la série des escaliers de la Vie mode d’emploi explore d’abord la synchronicité des phénomènes plutôt que leur historicité. Peut-être parce que le cavalier, en son départ, n’a pas moins de 8 cases où aller et qu’au gré de ses déplacements, les possibilités s’amenuisent jusqu’à ne faire qu’une sur l’échiquier. Jusqu’à ce que l’extrême mobilité d’un Percival rejoigne l’immobilité d’un Bartleby. Par ailleurs, Van Loorens s’engage à libérer sa belle avec un geste qui n’appelle pas tant l’action que la mémoire de l’alliance :

À demi suspendu dans le vide, Carel Van Loorens avait écouté, les yeux pleins de larmes, Ursula Von Littau et quand elle eut fini son histoire, il lui fit le serment de la libérer dès le lendemain. Et pour gage de sa promesse, il lui passa au doigt sa chevalière, une bague au chaton ovoïdal dans lequel était serti un corindon opalin portant gravé en

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intaille un 8 couché. « Chez les Anciens, lui dit-il, « cette pierre était le symbole de la mémoire et une légende veut que celui qui a vu une fois cette bague plus jamais ne pourra oublier (Perec, 1978 : 445).

Symbole de l’infini, le 8 couché a partie liée avec le B de Bartlebooth et son projet d’esprit bouddhiste. Un 8 qui aurait été coupé en deux, avec d’une part un tour du monde qui file les continents dans sa traversée, d’autre part une odyssée en pièces à reconstituer.