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Une fois montée la structure de l’intrigue, et sa mise en abîme réalisée dans un mouvement réflexif, l’édifice de fiction se met à accueillir de nouveau les personnages du dehors. L’extérieur est réintroduit paradoxalement à partir du centre de l’immeuble, c’est-à-dire à partir du triumvirat dupliqué : comme quoi ce qui est peut-être le plus intime à la maison est aussi ce par quoi revient l’étranger. C’est dire également qu’on place l’art au centre de l’immeuble et du complexe sociohistorique que celui-ci présuppose. Dans « Escaliers 5-6 », le dispositif accueille des visiteurs dont la venue s’accompagne de signes intermédiaux, le chapitre 5 reproduisant la une d’un journal anglais dont une pub de voyage avec hiéroglyphes, et le chapitre 6 une liste de correspondances oniriques et des titres d’articles bibliques. On peut voir dans la figure de l’industriel allemand, visiteur éjecté d’un des appartements, l’envers du fortuné Bartlebooth; voyageur comme l’autre, son travail l’empêche d’exercer sa passion pour l’art culinaire, alors qu’à l’inverse la passion de Bartlebooth est devenue un travail. Au chapitre 6, la rencontre de deux colporteurs de métaphysique, semblables comme des frères, apparaît d’autant plus ludique que la mention de leur écharpe excentrique, seul trait qui les distingue, résonne avec celle que porte l’industriel. La récurrence de ce motif visuel indique-t-elle un même phénomène de dédoublement, par exemple dans une parodie de B. et de W. comme frères jumeaux ?

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Quoi qu’il en soit, l’intermédialité vient ici déranger la linéarité de l’écriture en introduisant des données visibles qui demandent au lecteur de lire autrement. Le contenu des images ainsi que la typographie – hiéroglyphes, anglais, latin, équations – forment une certaine cryptographie qui requiert une méthode interprétative autre que celle employée jusqu’ici. Le tout est en majuscules, soit pour souligner le caractère officiel ou supérieur des missives, soit pour attirer l’attention sur le signifiant qui opère sur un mode visuel. Aussi, la lecture tabulaire que requièrent les images rappelle le damier et les listes des pré-programmes à l’origine des roman(s) de la VME, comme si, à mesure que le récit avançait, on remontait aux rouages de sa production. En effet, si l’alliage d’éléments hétérogènes renvoie à un art architectonique, le caractère cryptique de certains énoncés pointe vers un savoir archéologique, le terme « crypte » désignant des voies souterraines ou antérieures :

…comme si l’architectonique audacieuse et spectaculaire de la symphonie voilait elle aussi la complexité d’une archéologie : c’est un travail de stratification qui m’intéresse ici, parce que c’est de lui que découlent les qualités médiatiques dont je viens d’énoncer l’importance à l’égard du concept d’intermédialité26.

Le mouvement qui cherche à explorer une « sédimentation » du sens est contré par l’aspect criard des effets de surface qui se multiplient. D’abord, toutes les publications en question annoncent du nouveau : « New popstar », « Nouvelle clé des songes », « Témoins de la Nouvelle Bible », nouveauté qui souvent s’avère être du remâché. Étrangement, c’est la publicité assumée comme telle qui propose du passé, avec des voyages en Égypte ancienne – pays généralement associé à l’invention de l’écriture. Les hiéroglyphes qui figurent dans l’encart publicitaire évoquent le premier geste d’écrire, celui de graver, c’est-à-dire de creuser des signes durs et durables, davantage en tout cas que l’encre des caractères refrappés à l’infini sur papier, grâce à l’imprimerie.

Ensuite, le journal, organe publique par excellence, idéalement voix d’expression de la majorité, met en manchette un titre qui ne comporte rien d’intérêt public : « Newborn popstar wins pin ball contest ». Ce titre parodie peut-être l’actuelle société de divertissement, le verbe « divertir » signifiant

26VILLENEUVE, Johanne, « La symphonie-histoire d’Alfred Schnittke : intermédialité, cinéma, musique », Intermédialités : histoire et théorie des arts, des lettres et des techniques, 2003, n.2, p.18

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« détourner de… ». Le journal s’intitule ironiquement The Free Man et se retrouve dans les mains d’un homme enchainé à son travail. À la difficulté de maintenir un vrai espace publique de concertation répondent les ouvrages de spiritualité, qui s’appliquent aussi à créer du lien, de la communauté, ou alors de la croissance personnelle. Sont proposées une nouvelle lecture de la Bible, ainsi qu’une clé des songes qui prétend déverrouiller les secrets des rêves intimes en les connectant à des archétypes universaux. À ce chassé-croisé entre les sphères du public et du privé s’ajoute le vertige du vrai et du faux quand on apprend que ces publications sérieuses sont des contrefaçons. Chacune mise sur la vente, à coups d’incitatifs dissimulés, malgré qu’elles prennent leur autorité de domaines (proches) du sacré.

À la moitié de la série des escaliers, soit au chapitre 6, on pourrait envisager le dédoublement symétrique des colporteurs de métaphysique comme l’effet du pli du milieu, déjà abordé dans la phrase emblématique de l’escalier. Quand on précise que les passants se trouvent au 4e étage (celui

de Rorschach), mais qu’en fait ils en sont au 3e (celui de Bartlebooth), ainsi que le veut la polygraphie

du cavalier, il s’agit bien d’un dérèglement qui appartient à l’oscillation entre les chiffres 3 et 4 qui travaille toute l’œuvre. Aussi, c’est peut-être le blocage au 3e chapitre des escaliers qui suscite le saut

vers la 2e séquence de la série, laquelle débute sur un changement d’échelle à-travers la mise en

abîme artistique qui donne dans l’énigme criminelle et qui se termine sur celui de signes intermédiaux et métaphysiques.