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L’escalier comme vertige de la liste

On renoue avec les algorithmes de base de la Vie mode d’emploi au chapitre 9 des escaliers, plus particulièrement avec les listes pré-programmées. « Tentative d’inventaire de quelques-unes des choses qui ont été trouvées dans les escaliers au fil des ans » est à vrai dire une tentative d’épuisement du réel. L’énumération s’y déploie comme une suite sans logique, celle d’objets introduits au fond commun à coups de déterminants indéfinis. Archiver de manière compulsive traduit bien l’obsession contemporaine pour le geste de collectionner, une activité bien présente dans l’univers de Perec. La volonté d’être exhaustif se frotte pourtant au défectif qui caractérise un monde

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incomplet. Perec multiplie les disparitions, mais aussi le retour des objets perdus grâce aux efforts de la mémoire qui s’apparentent à une pêche. « Au fil des ans » évoque le geste de jeter sa ligne dans les eaux du passé qui mélangent les temps et d’en extirper tout ce qui fut laissé derrière.

Sans lien chronologique ou thématique, une liste accumule sans mettre en forme une pensée quelconque, elle nous ramène ainsi à l’échelle de la phrase comme un tout. Celle-ci gravite en son centre autour de l’objet à consigner et s’affranchit de sa fuite en avant ainsi que de la forte polarisation entre son début et sa fin. De la même manière que l’escalier se réécrit, chez Perec et Cortazar, en dehors de la tension convenue entre ses deux pôles (haut-bas), la liste semble se défaire aussi de son organisation hiérarchique en palmarès. Et si l’échiquier orchestre en une seule journée l’occupation d’une vingtaine d’appartements, les escaliers sont quant à eux un instrument mnémotechnique qui – procédant par intervalles réguliers, par déclinaison des objets retrouvés –, déplierait l’éventail des temps superposés. C’est dans Vertige de la liste qu’Umberto Eco écrit : L’infini de l’esthétique est un sentiment qui découle de la plénitude finie et parfaite de la chose que l’on admire, tandis que l’autre forme de représentation dont nous parlons suggère presque physiquement l’infini, car, de fait, il ne finit pas, il ne se conclut pas dans une forme. Nous appellerons cette modalité de représentation liste, ou énumération, ou catalogue28.

Si le trop-plein référentiel ne peut être totalement intégré dans un système donné, on cherchera du moins à le rythmer, à l’appréhender dans une scansion plus ou moins régulière. On pense à la litanie comme vertige sonore de l’énumération, fil ininterrompu de l’accumulation qui nous dépasse vers un point de fuite – cette mise en forme disons primitive, qui tient de la prière, est à même de créer une transe ou un état second chez qui la pratique. Et ce n’est pas un hasard si le livre d’Eco intitulé Vertige de la liste a pour couverture le tableau L’Escalier d’or d’Edward Burne-Jones, véritable poème visuel qui détaille son escalier à mesure qu’une troupe de jeunes filles le descend en jouant de la musique.

Si, dès le départ, on envisage l’échiquier de l’immeuble comme un tableau d’équivalences – « ils se partagent les mêmes gestes en même temps » – et où l’emplacement de chaque élément est traduit par un index, on a une figure de la totalité en ce que les dimensions de ce tableau 10 x 10 sont

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connues et restent fixes. Par contraste, la liste chaînée – et double dans le cas où elle pointerait à la fois vers une antériorité et une postérité – renverrait quant à elle au point de fuite dont le terme est ouvert et travaille l’ensemble. Surtout si la fin de liste renvoie à son début, annulant ainsi leur raison d’être (un escalier impossible à la manière de Penrose). Le tableau et la liste sont les deux méthodes privilégiées en informatique pour organiser un flux incommensurable d’information.

À ce titre, Gaspard Winckler a cherché des méthodes de classification autres qu’alphabétique ou chronologique, selon le principe d’une opposition plutôt que d’une ressemblance, par exemple. Jadis, avant qu’on ait une définition par essence pour chaque chose, on définissait le réel par propriétés, nous dit Eco, et cette technique cognitive fait retour dans une société postmoderne où est remis en question notre catalogage du réel. On touche ici à l’épistémologie, ou à la théorie des connaissances, qui interroge notre façon de penser le monde. Au regard du dispositif de l’escalier, la dichotomie entre analogie et catalogue est intéressante, car elle désigne deux types d’organisation progressive : « kata » signifiant « de haut en bas », la pensée par catégories évolue par division analytique vers des sous-ensembles toujours plus précis, avec pour résultat un arbre ordonné et hiérarchique de la connaissance. À l’opposé, le raisonnement par analogie, « ana » signifiant « de bas en haut », opère par association d’idées, par synthèse et élargit le champ d’application d’un principe logique à d’autres cas semblables, créant ainsi un réseau.

Bref, les travaux mathématiques de l’Oulipo, qui abordent entre autres la théorie des probabilités, préparaient déjà la venue de l’ère dite cybernétique :

Enfin, voici pour finir la « Mère suprême de toutes les listes », infinie par définition car en continuelle évolution, le World Wide Web, toile d’araignée et labyrinthe, et non pas arbre ordonné, qui, de tous les vertiges, nous promet le plus mystique, le plus totalement virtuel, et nous offre un catalogue d’informations qui nous fait nous sentir riches et tout-puissants, au prix de ne plus savoir lequel de ses éléments se réfère à des données du monde réel et lequel non, sans aucune distinction désormais entre vérité et erreur (Eco : 360).

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