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L’impasse de la mélancolie

Or, la Melencholia I de Dürer traduit bien cette « brune inquiétante de l’Esprit qui ne peut ni rejeter ses pensées dans l’ombre, ni "les amener à la lumière"40». L’ouvrage de référence en cette matière, Saturne et la Mélancolie, retrace l’histoire iconographique de cet état qu’on a de tout temps lié aux auspices de Saturne, aux versants créateur et destructeur du temps qui soit génère soit dévore ses enfants. D’abord décrite comme une pathologie, un excès de bile noire qui entrainait un déséquilibre humoral, la mélancolie a été déclinée dans ses divers symptômes physiques, mais elle a été aussi décrite comme une posture, dont les caractéristiques se sont maintenues au fil du temps. La persona au centre d’Encore à cet astre réexploite cette topique41, comme l’ange de Dürer qui occupe une « position intermédiaire […], lourde et immobile, entre élection et inféodation » :

Dans la Melencolia I de Dürer, le poing fermé soutient la tête; ce faisant, il avoisine manifestement le siège de la pensée et, cessant d’être un attribut isolé, il se fond avec le visage pensif pour ne faire qu’une aire de puissance concentrée, renfermant non seulement les plus rigoureux contrastes de lumière et d’ombre, mais aussi absorbant tout ce qu’il peut y avoir, en ce personnage d’ailleurs immobile, de vie physique et mentale.

Le geste du poing fermé, jusqu’ici simple symptôme de malaise, symbolise maintenant la concentration fanatique d’un esprit qui a véritablement saisi un problème, mais qui, dans le même temps, se sent incapable de le résoudre ou de s’en débarrasser.

Le poing fermé raconte la même histoire que le regard fixé sur de vides lointains. Quelle différence avec l’œil baissé que l’on attribuait naguère au mélancolique ou à l’enfant de Saturne. Les yeux grands ouverts, la Mélancolie plonge son regard dans le royaume de l’invisible avec la même intensité que met sa main à saisir l’impalpable. Cette attitude contemplative est pleine de mystère et d’expression. Elle le doit au fait que le regard, typique en ceci d’un penser profond, va vers le haut et n’est pas « mis au point »; au fait aussi que le blanc des yeux, particulièrement saillants dans ce genre de regard contemplatif, brille en se détachant sur un visage sombre : ce « visage sombre » qui, nous le savons, fut aussi un trait constant de l’image traditionnelle de la Mélancolie, mais qui, dans le portrait de Dürer, dénote quelque chose d’entièrement nouveau. Ici encore, en représentant le « visage sombre » moins comme foncé de peau que comme obscurci par l’ombre, il a transformé un fait physionomique ou pathologique en une expression, presque en une atmosphère (Klibansky et al. : 495-496).

Cette focalisation sur un problème invisible en vient à faire apparaître, en négatif, une 4e figure dans le dessin Encore à cet astre. Son aura vient ventiler la tension figurative du dessin grâce à la rythmique

40 KLIBANSKY, Raymond, Erwin Panofsky et Fritz Saxl, Saturne et la Mélancolie, Gallimard, 1989 [1964], p.497 41 À ce sujet, voir Maurizio Calvesi, "A noir, Melencolia I" Storia dell'Arte, 1969, n.1-2, p. 37-96 et « Duchamp invisible »,

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de ses traits. Située entre le demi-nu féminin et la tête flottante qui hante les escaliers, la silhouette impulse une nouvelle dynamique à l’ensemble, tout en échappant à sa propre mise en forme. Le champ de forces perceptuel mue donc avec le nouvel intérêt du spectateur pour le devenir mobile des lignes et des trajectoires qui parcourent l’image. Steefel fait remarquer que c’est la diagonale du bas-gauche au haut-droit qui est particulièrement touchée par la figure interstitielle, celle qui constitue une sorte de « "court-circuit" symbolique des tensions psychiques par le jeu formel » (Steefel : 28). Et ce sera désormais un élément récurrent dans l’œuvre duchampienne que d’aménager une issue aux formes conflictuelles de la toile, parfois à l’aide des plus ingénieuses abstractions.

Du reste, « l’escalier se donne comme un espace privilégié de l’apparition », affirme Lydie Decobert : Son déploiement à la verticale, les espaces de retour et/ou d’échappée que sa morphologie implique, l’impossibilité de l’appréhender globalement, les zones d’ombre que sa volumétrie développe font qu’il se prête particulièrement aux surgissements […] Les figures qui y apparaissent, qu’elles soient en mouvement ou arrêtées, sombres ou claires, floues ou découpées, surviennent dans un espace inévitablement partiel, en partie dérobé à notre regard, où la dynamique de l’escalier induit un au- delà de l’image, hors-champ qui nous est interdit mais où l’histoire se continue : l’espace « en suspension », pour exprimer la suspension momentanée du récit, est aussi l’image projetée, extériorisée de notre attente angoissée, ce que l’on appelle le suspense… Cet espace d’apparition ne fonctionne que sous l’action dévorante de l’ombre et de la lumière… » (Decobert : 92-93).

Le poète Laforgue est de ceux qui voient l’inconscient comme un champ intrusif contre lequel la vie est vécue. Étant donné que le principe de réalité est étroitement lié à notre position dans l’espace- temps, l’escalier a le potentiel de troubler ce sentiment par des anamorphoses de l’espace, par des épiphanies qu’on peut envisager comme la résurgence du fond ou du retour du refoulé. Ainsi, la temporalité de l’escalier a partie liée avec la reconnaissance poétique. La silhouette émergente d’Encore à cet astre est peut-être une ligne de fuite qui trans-figure l’ensemble sur le plan formel, mais sur le plan sémantique, il s’agit probablement d’un secret, d’un implicite sécrété par le même ensemble. Plus concrètement, si on considère l’image avec le poème et la pièce de Laforgue à l’esprit, l’homme qui, montant, regarde par la « fenêtre » vers un hors-champ du tableau, et que Steefel taxe de « réalité en éclipse », cet homme pourrait s’être télescopé de l’autre côté du dessin. Par-devers l’escalier et le dilemme de tête, l’ombre apparaît, de dos?, comme l’envers symétrique de l’homme. Et tout indique que cette ombre a emprunté un raccourci, ou procède d’une ellipse.

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