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Comment l’escalier participe de l’économie sociale?

Voie d’accès aux propriétés, les escaliers sont eux-mêmes, et plus souvent qu’autrement, « sales et sonores ». Ils participent de l’impropre, de la zone grise du langage et des institutions. En ce sens, ils vont à l’encontre du verbe « habiter ». Bachelard, dans sa Poétique de l’espace, explique comment la

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maison correspond à la « topographie de notre être intime21» : rêvé sur 3 étages, l’archétype de la

demeure spatialiserait la psyché (Ça, Moi, Surmoi), et reproduirait notre « être-au-monde » vertical et centré. Chère au verbe « habiter », l’intimité du centre est étrangère aux fuites vertigineuses de l’escalier, d’où la difficulté pour l’écrivain de former un chœur d’appartenance, en butte qu’il est aux portes closes des foyers. Perec écrit, dans Espèces d'espaces : « On devrait apprendre à vivre davantage dans les escaliers. Mais comment ? ». Le projet est radical, la manière encore à inventer, puisque cela suggère un refus de la propriété et de la territorialisation identitaire au sens où l'entendent Deleuze et Guattari – bref, un mode de vie en révolution permanente.

Le parcours de Perec, sans qu’on l’assimile à une révolution permanente, ne comprend pas de véritables lieux d’ancrage. C’est surtout celui de l’écrivain, qui cherche à encrypter des points de repères dans le langage :

J'aimerais qu'il existe des lieux stables, immobiles, intangibles, intouchés et presque intouchables, immuables, enracinés; des lieux qui seraient des références, des points de départ, des sources : Mon pays natal, le berceau de ma famille, la maison où je serais né, l'arbre que j'aurais vu grandir (que mon père aurait planté le jour de ma naissance), le grenier de mon enfance empli de souvenirs intacts…De tels lieux n'existent pas […].

Mes espaces sont fragiles : le temps va les user, va les détruire : rien ne ressemblera plus à ce qui était, mes souvenirs me trahiront, l'oubli s'infiltrera dans ma mémoire (Perec, 1974 : 179-180).

Pour revenir aux façons d’appartenir au monde : sur l’axe horizontal, la refonte commune du verbe « habiter » que propose une véritable copropriété étant jugée plus ou moins impraticable, l'immeuble s’organise autour de son axe vertical, c’est-à-dire qu’il est clivé de haut en bas selon la hiérarchie de classes, avec cette caractéristique que les paliers supérieurs en milieu urbain ne sont pas synonymes d’élévation sociale; en effet, dans La Vie mode d’emploi, les deux étages de combles sont réservés aux domestiques qui ne peuvent emprunter que l’escalier de service. S’il est difficile de faire des escaliers un topos littéraire – en ce qu’il n’est associé à aucun micro-récit typique –, le dispositif présente toutefois un trait invariant dans l’histoire des représentations. En effet, l’aspect axiologique du dispositif fait partie d’un savoir conventionnel et partagé : l’idée d’ascension, qu’elle soit sociale ou spirituelle, a toujours été attachée à l’escalier et appartient même à notre

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anthropologie. D’abord symbolisé comme « drame de la verticalité22» de l’homme, l’escalier signifie

d’abord par ses deux pôles historiquement chargés : le haut et le bas.

À voir comment Cortazar et Perec parodient « l’ascension proprement dite », il s’agit assurément d’un lieu commun, tributaire d’un « fonds d’évaluations collectives » (Rastier : 106). Appartenant à une doxa implicite, le thème de l’ascension appelle les détournements de sens. Cortazar en fait une prouesse physique, en rapprochant l’escalier d’un manège suspendu dans le vide et mettant en péril son usager. La description hypergéométrique qu’il fait du dispositif, caricaturant la technicité du mode d’emploi, génère une sorte de mécanique de la montée, dont la coordination (dé)réglée et répétitive ne saurait souffrir une anomalie sous peine de chute. C’est, soit dit en passant, le principe même de la musique minimaliste qui répète un motif de façon quasi obsessionnelle pour faire de la variation un véritable événement : « Libérer la ligne, libérer la diagonale : il n’y a pas de musiciens ni de peintres qui n’aient cette intention » (Deleuze et Guattari, cités par Decobert, 2005 : 71). Chez Perec, l’ascension devient bizarrement gage de déclin, avec pour effet de renverser la valeur du symbole canonique, entre ses pôles du haut et du bas : «…l'escalier est un lieu vétuste, d'une propreté douteuse, qui d'étage en étage se dégrade selon les conventions de la respectabilité bourgeoise ». Plein d’ironie, cet énoncé est paradoxal en ce qu’il rapproche les notions de dégradation et de respectabilité, quoique son contre-sens répond à une réalité : le recours aux lignes de démarcation plus ou moins arbitraires qui font d’éléments voisins des opposés, de sorte à garantir une échelle de valeurs qui sache distinguer les degrés de supériorité qui séparent les uns des autres. Aussi, arrivé aux combles, le tapis de l’escalier et la distribution du courrier s’arrêtent.

Malgré son antique charge idéologique qui polarise ses extrémités, l’escalier représente toujours la possibilité d’une circulation sociale, voire d’une énonciation chorale. Par exemple, la présence du pronom impersonnel « on » dans l’incipit, qui fonctionne sur le mode neutre et anonyme, représente un sens commun normatif qui opère un peu à la manière des escaliers. C’est « l’être-explicité public » de la quotidienneté, celui du mode d’emploi destiné à tous en général, à l’usager moyen qui y devient une entité foncièrement interchangeable.

22 Dictionnaire des symboles, op.cit.

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Tel l’escalier impropre qui mène à ses propres quartiers, le On est un passage obligé à travers l’être- là collectif du langage pour accéder à sa propre subjectivité, si ce n’est au nom propre. « Oui, cela commencera ainsi : entre le troisième et le quatrième étage, 11 rue Simon-Crubellier. Une femme d’une quarantaine d’années est en train de monter l’escalier...» (Perec, 1978 : 22). La délibération qui ouvre le roman est reprise, cette fois à l’affirmative et avec plus de précision. Comme quoi on avance dans la répétition. L’apparition de l’adresse spécifique à l’immeuble – le nom propre de l’édifice en ce qu’il le géolocalise – déplace la ligne de démarcation entre les espaces public et privé. La mobilité sociale quitte le lieu générique des escaliers pour s’incarner dans un personnage indéfini et venu du dehors. C’est l’agente immobilière qui gravit les escaliers en vue d’inspecter un appartement vacant et de le revendre. Son apparition signale que l’auteur s’engage plus avant dans le récit, lequel s’autonomise en suivant une guide-narratrice qui a en sa possession trois plans de l’immeuble, ainsi que le règlement de copropriété. Le transfert d’autorité auctoriale est en cours.