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La dynamique de l’escalier à l’œuvre dans la langue

« Car tout ce qui se passe passe par l'escalier, tout ce qui arrive arrive par l'escalier ». Dispositif linguistique qui multiplie les trajectoires du sens et les organise de façon synergique, cette phrase performe à elle seule le dispositif architectural de l’escalier et tout ce qu’y investit Perec. En effet, elle reproduit à sa manière la figure de l’escalier comme participant à la fois de la totalité et de l’infini. Sa construction syntaxique, plus complexe qu’il n’y paraît en formant un parallélisme à l’aide de deux chiasmes, est apte à créer des correspondances et des antithèses comme autant de rapports de force qu’on canalise de façon à créer une polysémie efficace. Le chiasme, en tant que figure de style à structure croisée A-B-B-A, place en son centre, soit deux termes contraires dont la proximité syntaxique souligne l’opposition sémantique, soit un même terme répété, mais dont le sens est décalé selon des connotations différentes. Tandis que la surcharge symbolique se trouve au centre, les deux termes en périphérie s’aimantent nécessairement l’un l’autre. Ici le « tout » renvoie à « l’escalier », et ce, à deux reprises, la répétition du chiasme créant un parallélisme qui, à son tour, recrée une sorte de croisement sémantique dans l’antithèse des deux verbes dédoublés « passer » et « arriver ».

Performant la sérialité implacable de l’escalier, le parallélisme martèle d’abord l’énoncé qui veut que le sujet « tout » agit à travers l’objet « escalier ». Le dispositif participerait ainsi à la construction de la totalité en la captant. Or, cette mise en structure accueille en son centre des redoublements verbaux qui la feront « plier » en brouillant le principe de distribution de ses valeurs sémio- syntaxiques. C’est comme si la reprise du même verbe créait une boucle réflexive qui venait déporter la ligne droite de l’écriture; on parle de « réversion » à propos d’un chiasme qui répète le même mot, de sorte à dérégler la procédure de la grammaire générative qui avance de gauche à droite. La phrase, qui semble partir en sens inverse, agit alors comme l’escalier foncièrement réversible. Plus encore, le dédoublement des verbes performe une espèce de pli spatio-temporel, un point de fuite capable d’affranchir le sens de son parcours extensif, qu’importe la direction, au profit d’une « intensivité ». Le noyau de la phrase, c’est-à-dire la fonction verbale qui désigne l’action, se scinde en une parfaite

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symétrie si bien que les fonctions adjacentes du sujet et de l’objet semblent permuter. Le croisement du chiasme rappelle que le langage tel l’escalier est une intersection répétée, et qu’en tant que telle, participe de deux axes en tension – l’un, horizontal, cherchant la succession logique, l’autre, vertical, la substitution analogique – axes que l’auteur semble ici vouloir rabattre l’un sur l’autre. Sachant que la racine du terme « chiasme » est formée de la lettre grecque khi, en forme de « X », nous avons fait la somme des croisements possibles dans la phrase à l’étude : les croix respectives des deux chiasmes qui se suivent, plus la croix sémantique formée, à une échelle supérieure, par l’antinomie des actions « passer » et « arriver », antinomie dédoublée par la répétition des verbes et qu’on figurera par une croix en bas et une en haut. La figure finale s’apparenterait à :

X X X

X

(il s’agirait simplement de prolonger les axes des deux XX successifs dont on devine déjà les points de jonction, pour voir deux nouvelles intersections apparaître, en haut et en bas. Au final, quatre intersections forment un carré/losange - magique?).

Par ailleurs, la phrase semble suggérer qu’on puisse replier l’escalier sur lui-même tel un éventail, et de là, tenter de l’ouvrir autrement. Si bien que le tout part dans les deux sens et crée un circuit dynamique qui, en vertu des forces en présence, serait apte à transformer les formes données :

Qu'il soit envisagé comme figure, élément architectural ou concept, [s]a structure spécifique en parallélismes juxtaposés et graduellement déviants [...] fait que celui-ci cristallise à lui seul toutes les directions spatiales imaginables, les lignes de fuite. Si l'escalier s'élance à perte de vue, c'est dans un espace cependant circonscrit, où échappée et repos coexistent, où montée et descente coïncident, menant vers des sens inverses mais pas nécessairement contraires, parfois même inversés, nous le verrons, et où le contresens est porteur de renouvellement (…) Au regard de cette dynamique intense et diversifiée qui lui est spécifique, nous avançons l'idée que l'escalier contient sa propre force de dépassement, invisible de prime abord (Decobert : 19-20).

Le circuit dynamique ainsi créé formerait une spirale, une diagonale qui résulterait principalement d’une négociation entre deux axes, spatial et temporel : en tant que compromis entre la ligne droite du progrès historique et celle courbe du quotidien cyclique. « Car tout ce qui se passe passe par l'escalier, tout ce qui arrive arrive par l'escalier ». D’une part, l’énoncé fait référence à l’évidence du lieu commun qui veut que l’escalier soit un transit qui s’efface sous son usage répété. L’écriture use de ce « tour de passe passe » plus ou moins creux afin de réaliser un effet de surplace. Dit autrement, elle nous montre une machine qui tourne à vide, et qui évoque le sentiment de vacuité venant avec

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l’habitude : « tout finit par passer ». D’autre part, à ce présent qui fuit vient s’ajouter un présent qui dure, sous les traits d’un passé qui habite l’être en continu et qui se renouvelle à chaque fois que cet être investit un quelconque futur : « tout finit par arriver ».

Si le temps se déroulait selon le simple schéma linéaire de l’avant et de l’après, le présent ne serait que cet entre-temps qui échapperait sans cesse à soi-même. Or, le présent doit plutôt se concevoir sous la forme ana-chronique d’un retour ou d’un pli dans le temps (ana-chronos, c’est un temps qui revient) (…) dans chaque présent, s’installe un déphasage entre la sensation étroite du moment qui fuit, n’apparaissant que ce qu’il est, et ce sentiment sans cesse croissant du passé que je reconsidère (…) Voilà pourquoi dans [la présence] cohabitent la contingence de ce qui arrive et l’interprétation qui en fait un événement rattaché à tout mon passé (Méchoulan : 14-15).

La phrase de Perec résume donc à elle seule le « dédoublement chronique » du présent – ainsi que de tout acte de présence –, dédoublement qui articule à la fois un rapport continu au passé et un rapport discontinu à l’avenir. L’escalier, comme le présent, s’articulerait donc entre la mémoire et l’anticipation, entre l’habitude et l’événement. Bien qu’on fasse fonctionner la polysémie des deux verbes « passer » et « arriver » de façon quasi identique – chacun étant exploité pour ses connotations de temps et d’espace – le deuxième verbe se démarque du premier en ce qu’il crée une rupture dans la continuité du passage. « Arriver » suggère l’aboutissement d’une situation, l’atteinte d’une destination ou d’un moment digne d’être fixé dans le temps.

Ainsi, malgré que les escaliers soient un lieu usé, ils sont aussi le canal par lequel transitera un à- venir quelconque. D’où la volonté de Perec de se situer là afin de se brancher sur la fréquence collective et, aux limites du régime représentatif, voir quelles formes il est possible d’en tirer : la métamorphose est le contraire de la métaphore. Il n’y a plus sens propre ni sens figuré, mais distribution d’états dans l’éventail du mot (…) une échelle ou un circuit d’intensités pures qu’on peut parcourir dans un sens ou dans l’autre, de haut en bas ou de bas en haut (…) un circuit d’états qui forme un devenir mutuel, au sein d’un agencement nécessairement multiple ou collectif (Deleuze et Guattari : 40-41).