Si le peintre Valène est celui qui transmet l’art de capturer un moment d’existence (mimésis), Winckler est l’artisan de génie qui découpe les images du monde en puzzles, peut-être même l’artisan de la pulsion de mort (analyse). C’est à Bartlebooth que reviendra de faire les puzzles, de réunir – par la puissance de sa mémoire, mais aussi de son imagination – les parties du monde qu’il a lui- même peintes et qui, une fois reconstituées, seront toutes promises à l’effacement, sans exception (synthèse). Ainsi, les joueurs permutent leur position dans la transformation d’un média en un autre, en ce que W. est d’abord lecteur des aquarelles de B., avant que B. ne devienne à son tour lecteur des puzzles de W. – tout cela sous la gouverne narrative de Valène qui, situé au milieu, arbitre peut- être le terrain de jeu. Il suffit de se rappeler que la chaîne de production artistique n’est pas purement linéaire, qu’elle comporte des redoublements (ou sont-ce des dédoublements?) intensifs qui dérangent la procédure; la phrase emblématique des escaliers analysée plus haut en témoigne, avec ses parallèles et ses croisements symétriques, elle en vient à dérégler le parcours génératif du sens.
Au 3e chapitre réservé aux escaliers a lieu une rencontre, enfin. Deux personnages se croisent, à
l’intersection des deux axes du dispositif, soit l’espace (1er chapitre) et le temps (2e chapitre), où il
est désormais possible de réaliser une action tangible. Si dans le premier chapitre des escaliers, on se croise « presque sans se voir », au 2e, on n’est pas « sûr d’avoir vraiment identifiés » ceux qu’on
croise, au 3e chapitre, deux des protagonistes principaux, Valène et Bartlebooth, se rencontrent sur
le palier du 5e – le premier montant à ses appartements, le second redescendant de chez Winckler.
Or, cette rencontre sera un « acte manqué » :
…ses yeux étaient devenus presque blancs : c’est cela qui avait le plus frappé Valène : ce regard qui n’était pas arrivé à rencontrer le sien, comme si Bartlebooth avait cherché à regarder derrière sa tête, avait voulu traverser sa tête pour atteindre, au-delà, le refuge neutre de la cage d’escalier avec ses peintures en trompe-l’œil (…) Il y avait dans ce regard qui l’évitait quelque chose de beaucoup plus violent que le vide, quelque chose qui n’était pas seulement de l’orgueil ou de la haine, mais presque de la panique, quelque chose comme un espoir insensé, comme un appel au secours, comme un signal de détresse (Perec, 1978 : 162).
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L’absence au monde de Bartlebooth fait que l’échange entre les deux hommes devient impossible. C’est comme si le chef d’orchestre de la VME n’est plus capable de transiger avec les variables du réel, son regard se réfugiant dans l’espace « neutre de la cage d’escalier », recouvert de « peintures en trompe-l’œil ». Est-ce à dire qu’il préfère désormais les illusions d’optique, voire qu’il considère désormais le réel comme une illusion? À ce jeu de pistes obsessif, qui prend de plus en plus les allures d’un duel avec le poseur d’énigmes, Bartlebooth est prêt à sacrifier l’autre qui lui fait face. Celui-là même qui lui enseigna à « faire comme » la nature, dans un geste mimétique, et non pas à se substituer à elle, en la déconstruisant et en la reconstruisant selon un mode d’emploi donné. Ces derniers gestes évoquent une réingénierie du monde à partir de ses plus petites unités de mesure, comme autant d’interventions risquant de compromettre l’équilibre de l’ensemble.
Dix-sept ans déjà que Bartlebooth s’applique à « recomposer une à une les cinq cents marines que Gaspard Winckler avait découpées en sept cent cinquante morceaux chacune ». Revenu de son long périple, il n’est plus sorti, tout absorbé qu’il est à résoudre les énigmes de l’autre. Dès lors, le jeu ne consiste plus tant à ressusciter de l’oubli les paysages qu’il a peints et les escales de son odyssée, mais à se mesurer à « son ombre » qui, dans son geste analytique de coupe, s’apparente à la pulsion de mort qui fragmente et sépare. Si, dès le départ, le projet consistait à matérialiser les images du monde sous forme de pièces détachées à réunir, pièces de bois qu’il est possible de tenir dans sa main – aussi y voyons-nous une volonté de mainmise sur le monde –, le défi devient de plus en plus physique à mesure que le regard de Bartlebooth s’amenuise. La vision, et le rapport optique au monde, cède la place au rapport tactile entretenu avec les pièces, comme si B. devenant aveugle se mettait à lire le monde en braille, au toucher. Or, sans perspective, les pièces résistent d’autant plus à la recomposition de l’image originelle. Le drame qui se joue au cœur de la Vie mode d’emploi serait- il foncièrement intermédial, en ce qu’il tient à l’incompatibilité de deux régimes d’expression différents? Au final, c’est comme si l’art de Winckler, dans sa coupe artistique de puzzles, en venait à déloger Bartlebooth de son propre parcours, de son histoire et de son projet :
Pour Bartlebooth, ils n’étaient plus que les pions biscornus d’un jeu sans fin dont il avait fini par oublier les règles, ne sachant même plus contre qui il jouait, quelle était la mise, quel était l’enjeu, petits bouts de bois dont les découpes capricieuses devenaient objets de cauchemars, seules matières d’un ressassement solitaire et bougon, composantes inertes, ineptes et sans pitié d’une quête sans objet (Perec, 1978 : 163).
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Valène pressent le déclin de l’immeuble dans la détresse de Bartlebooth, personnage garant, en quelque sorte, de l’union chorale et auquel plusieurs locataires s’identifient. Il appert qu’à présent le héros ayant perdu de vue l’objet de sa quête, la procédure narrative du récit ne pourra pas produire de dénouement (« jeu sans fin »). La re-connaissance finale – moment si cher à la Poétique d’Aristote parce qu’il fait du tragique, ou du drame, une investigation universelle de la vérité à propos de la nature humaine – n’aura pas lieu… La « transformation du regard par le travail mimétique d’épuration de la forme » envisagée dans la Poétique devient au final aveuglement pour Bartlebooth.
Il semble que le mode d’emploi de la vie s’est perdu en cours de traduction : « c’était seulement sept cent cinquante imperceptibles variations sur le gris, bribes incompréhensibles d’une énigme sans fond, seules images d’un vide qu’aucune mémoire, aucune attente ne viendraient jamais combler, seuls supports de ses illusions piégées » (Perec, 1978 : 163). La disparition programmée des marines comme ultime phase du projet semble advenir avant son heure, dans le regard même de B., désormais délavé et hagard. Le passé démonté de l’homme compromet son avenir si bien que le « courant alternatif » entre les temps ne peut plus produire de signaux qui vaillent.
Les pièces du puzzle à géométrie variable qui, réunies, sont censées rétribuer le passé à Bartlebooth, deviennent des pièges optiques – projections où se confondent, sur un mode bicéphale, les consciences jumelles de B. et de W. Le jeu en devient un de fascination dangereuse et touche à l’impropre de l’identité. Pour mieux contrer la mémoire de B., Winckler déconstruit tout signe figuratif qui pourrait subsister afin de recréer d’autres formes, à une échelle différente, qui n’ont plus rien à voir avec la représentativité du passé de l’autre. Bartlebooth n’a sans doute pas anticipé la volonté du destinateur-réalisateur de devenir lui-même programmateur…Sur ce point, la dualité des permutations est vertigineuse, leur densification menace la polarité nécessaire au jeu et s’apparente au nœud qu’il est désormais impossible de résoudre.
C’est dire que les pièces du puzzle deviennent des pièces à conviction d’un crime qui ne porte pas encore de nom. L’intrigue principale tient du thriller psychologique, probablement d’une parodie du genre. Par ailleurs, la pulsion de mort qui rôde semble provoquer, en réaction, une logorrhée narrative qui suit toutes les trajectoires possibles depuis les escaliers : « C’est pourquoi j’ai mis
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« romans », au pluriel. C’est un roman qui raconte des romans, des romans potentiels, qui ne seront pas tous forcément développés. Un seul l’est vraiment, c’est l’histoire de Bartlebooth et de son jumeau Winckler23»
Mais le fil directeur étant bloqué au 3e temps de la série, celui du crochet du cavalier, le lecteur a
l’impression que l’escalier se met à fonctionner de manière alternative, en se dépliant dans un autre sens, celui de l’éventail distributeur de micro-récits. La démultiplication d’histoires – qui contrecarre et retarde indéfiniment la tension dramatique du récit central – devient intensive quand on a recours aux récits enchâssés, souvent introduits grâce aux tableaux qui ornent les murs des appartements. Capables d’ouvrir de nouvelles perspectives à l’intérieur de chaque case-chapitre, ces tableaux sont autant de fenêtres à mettre en parallèle avec les nouvelles formes que Winckler veut faire apparaître dans les marines qu’il découpe en puzzles.
Pour traduire cette pratique intensive du geste de raconter, Roland Barthes envisageait de considérer l’œuvre comme une polygraphie :
J’imagine une critique antistructurale; elle ne rechercherait pas l’ordre, mais le désordre de l’œuvre; il lui suffirait pour cela de considérer toute œuvre comme une encyclopédie (…) comme encyclopédie, l’œuvre exténue une liste d’objets hétéroclites, et cette liste est l’antistructure de l’œuvre, son obscure et folle polygraphie24.
À ce titre, on peut avancer que la Vie mode d’emploi s’inspire de deux procédés artistiques bien connus, notamment en arts visuels, et rivaux par nature : la mise en structure ou la composition qui trouve une place pour chaque chose et qui s’organise autour d’une perspective. Et la mise en abîme, sorte de pli spatiotemporel qui reproduit le même motif à l’infini et qui pourrait être le point de fuite de la dite structure.
23 BERTELLI, Dominique et Mireille Ribière, Georges Perec : en dialogue avec l’époque et autres entretiens (1965-1981), Joseph K., Nantes, 2011, p. 82
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