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L’escalier comme vecteur de mémoire collective

« Dans l’escalier, 2 », l’anticipation fait place à la réminiscence. C’est comme si on pratiquait l’escalier en sens inverse par rapport à l’agente du chapitre premier : « Dans les escaliers passent les ombres furtives de tous ceux qui furent là un jour. Il se souvenait de Marguerite, de Paul Hébert, et de Laetizia, et d’Emilio... » (Perec, 1978 : 87). Le fait de décliner les noms propres d’anciens propriétaires n’est pas étranger à l’impression de « descente » ou de « sortie », et alors que l’énumération des disparus se déploie en continu, le lecteur se questionne sur l’identité de ce « il », en train de se souvenir. Il s’agit du narrateur jusqu’ici inconnu et qui donne accès à l’historique des lieux après qu’une agente, avec ses clés, ait donné accès à un lieu privé qui importe dans l’économie de l’immeuble. Ainsi, le lecteur passe de l’ordre de l’extériorité physique, incarné par une agente immobilière venue inspecter l’état des lieux et dont on décrit outrancièrement l’apparence, à l’ordre plus intime de la mémoire d’un vieux locataire et dont le témoignage s’apparente à un voyage immobile dans le temps.

Étant un des plus anciens habitants de la place, l’effort mental de Valène qui consiste à « ressusciter ces détails imperceptibles qui tout au long de ces cinquante-cinq années avaient tissé la vie de cette maison et que les années avaient effacés un à un » est à rapprocher de l’effort physique à fournir pour l’ascension des escaliers qui mènent aux divers paliers. Ainsi se nouent les deux axes de notre dispositif – chacun étant responsable d’une transmission et d’un droit de passage : soit du public au privé, soit de l’avant à l’après. On remarque aussi que le premier appartement et que le premier disparu à être identifiés sont des Winckler, la vengeance de Gaspard – et son probable corollaire : la disparition de Marguerite – étant le ressort de la VME.

C’est encore l’Autre qui semble investir l’énonciation, cette fois du narrateur, avant que celle-ci ne revienne à soi. C’est-à-dire qu’avant de se mettre en scène, le peintre Serge Valène fait parler son élève Bartlebooth en discours direct, fait inusité dans la narration de la VME. C’est ce jeune millionnaire qui, une fois la peinture apprise, conçoit un projet d’une beauté absurde : peindre des marines à partir de ports aux quatre coins du globe, comme autant de fenêtres qu’on ouvre sur le monde, comme toutes les premières fois qu’on se repasse, qu’on démonte puis qu’on remonte sous forme de casse-têtes avant que le tout ne s’efface dans l’oubli. Ainsi, l’homme se fabrique des

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souvenirs pour les soumettre à autant de coupes transversales qu’il y a de regards, pour en comprendre la mécanique secrète. C’est le pari fou de Percival Bartlebooth, dont le prénom évoque la quête du saint Graal. Ce projet qu’on qualifierait aisément de « total » implique nécessairement plusieurs locataires de l’immeuble, transformant en partie ce dernier en fabrique artistique.

Avec le narrateur Valène – croisé plus souvent qu’autrement dans les escaliers – vient l’accès à la mémoire vive de l’édifice et l’ébauche du « triumvirat » qui assure le fil conducteur des roman(s) de la Vie mode d’emploi. Tandis que Bartlebooth et Winckler travaillent sur les images du vaste monde, le peintre, lui, veut surtout sauver de l’oubli les détails qui ont « tissé la vie de cette maison », l’emploi du verbe « tisser » pointant vers une fabrique de l’ordinaire qui, pour peu qu’on s’y arrête, ferait voir un fascinant maillage journalier. De fait, son prénom rappelle une armure de tissage qu’on dit « sergé », c’est-à-dire quand lefil de trame passe sous un, puis sur trois autres fils de chaîne en décalant d'un fil à chaque passage, d'où l'effet d'oblique sur l'endroit. À noter que notre séquençage de la série des escaliers aurait pu suivre le même rythme, soit 3 séquences de 4 chapitres dont les trois premiers s’enchaîneraient avant que le quatrième ne change de tangente. Bref, voici un extrait qui évoque l’étoffe sonore de la vie collective telle que perçue par le narrateur – instance énonciatrice déjà plus incarnée et sensuelle que celle de l’incipit :

Les escaliers pour lui, c’était, à chaque étage, un souvenir, une émotion, quelque chose de suranné et d’impalpable, quelque chose qui palpitait quelque part, à la flamme vacillante de sa mémoire : un geste, un parfum, un bruit, un miroitement, une jeune femme qui chantait des airs d’opéra en s’accompagnant au piano, un cliquettement malhabile de machine à écrire, une odeur tenace de crésyl, une clameur, un cri, un brouhaha, un froufroutement de soies et de fourrures, un miaulement plaintif derrière une porte, des coups frappés contre des cloisons, des tangos ressassés sur des phonographes chuintants ou, au sixième droite, le ronflement obstiné de la scie sauteuse de Gaspard Winckler auquel trois étages plus bas, au troisième gauche, ne continuait à répondre qu’un insupportable silence. (Perec, 1978 : 90)

Chambre d’échos de l’immeuble, les escaliers font jouer ce qui pourrait être la bande sonore et mémorielle de la vie au 11 rue Simon Crubellier, enregistrée par un esprit en veille. Chaque étage émettant un stimuli, la pratique des escaliers fera nécessairement naître un crescendo de signaux libres qui, en raison de la difficulté à identifier leur source, en viennent à créer une synesthésie des sens. Du spectre sonore provenant de l’animation collective – « un cliquettement », « des coups frappés », « des tangos ressassés » – émerge toutefois un dialogue difficile entre le 6e et le 3e étage,

entre « le ronflement obstiné » de la machine de Winckler et « l’insupportable silence » de Bartlebooth. Ainsi se démarque un rapport de forces entre deux volontés devenues adverses et dont

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le dissensus met en péril la fréquence orchestrale de l’immeuble, et celle du roman. En tant qu’agent de liaison et narrateur, c’est Valène qui en témoigne, inquiet pour la suite des choses.